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TASIA TAMBLYN
Lorsque Tasia s’était engagée dans les Forces Terriennes de Défense, elle ne s’était pas imaginé que cela tournerait de la sorte pour elle. Après la mort de Ross, elle avait fui les puits de Plumas où résidait sa famille, dans l’intention d’aller combattre les hydrogues – les hydrogues et seulement eux. Elle souhaitait alors être au cœur des événements. Isolée sur Mars à surveiller une poignée de recrues, elle se retrouvait aussi éloignée que possible de la guerre.
On avait tiré Tasia du commandement de sa Manta pour l’envoyer entraîner des kloubes. Quel gaspillage ! L’amiral Willis avait insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une rétrogradation. Mais à l’évidence, cette affectation avait pour but de la tenir à l’écart pendant que les Terreux, en choisissant la voie de la répression contre les Vagabonds, tiraient sur des moulins à vent…
Seule sur un affleurement rocheux rougeâtre, Tasia lâcha un gémissement de dégoût dans son casque, après avoir vérifié que sa radio était éteinte. Le général Lanyan devait avoir un Guide Lumineux pareil à un trou noir… ou un amas de trous noirs, qui le tiraient dans une dizaine de directions – toutes mauvaises ! Mauvais ennemi, mauvaise priorité, mauvaise guerre.
Il n’avait pas été facile pour Tasia de quitter son clan, ses compagnons et son mode de vie. Elle avait agi de la sorte pour combattre les monstrueuses créatures qui attaquaient sans cesse les stations d’écopage des Vagabonds… dont celle de Ross. Elle ne ressemblait en rien à ces élèves officiers issus de la Terre, qui s’engageaient pour le prestige, ou parce que l’uniforme les aidait à draguer les filles ! La jeune femme avait mis ses talents au service des FTD parce qu’elle voulait blesser ces satanés hydreux.
Les Vagabonds n’étaient pas peureux – après tout, ils vivaient dans des endroits dont l’évocation suffisait à faire mouiller leur combinaison à la plupart des colons de la Hanse ! –, mais la liberté qui prévalait au sein de cette confédération de familles ne permettait pas d’entretenir une armée. Si Tasia désirait combattre les hydreux, elle devait le faire avec les FTD. Leurs buts coïncidaient… en principe. Bien qu’elle ait servi avec loyauté, personne n’avait oublié d’où elle venait. Depuis que l’on considérait les Vagabonds comme des ennemis, elle était sur la touche. Elle organisait des simulacres de batailles au sol, entraînait les bleusailles aux sauts en haute atmosphère et leur enseignait la stratégie en salle de classe.
Engoncée dans une combinaison militaire inconfortable, Tasia se tenait face à la zone d’entraînement au combat. Elle avait choisi un point élevé, d’où il était possible d’observer les équipes. Elle s’apprêtait à les lâcher dans les canyons ramifiés de Labyrinthus Noctis, le « labyrinthe de la nuit ». Les troupes devaient progresser selon un plan précis, telles deux équipes de sport s’affrontant en championnat.
Au côté de la jeune femme, EA regardait dans la même direction. Tasia n’aurait su dire si son comper observait et analysait la scène, ou s’il se contentait d’imiter sa maîtresse.
Des avions à statoréacteurs fendirent l’atmosphère martienne ; un escadron de parachutistes se déversa de leurs soutes. Pendant leur chute en gravité réduite, les soldats déployèrent leurs ailes de chauve-souris, suffisamment vastes pour offrir une résistance à l’air ténu. Ils atterrirent tout près de l’objectif.
— Voilà une astuce originale de l’équipe Jade, dit Tasia.
— Cela va sans doute leur permettre de remporter le défi d’aujourd’hui, renchérit le Confident.
Cette observation fit espérer à Tasia que son comper était au moins capable de réflexion autonome. Elle sourit à travers la vitre de son casque.
— Il me faudra féliciter ces soldats pour leur ingéniosité. Des actions impossibles et imprévisibles : voilà le seul moyen qu’auront les FTD pour prendre l’avantage sur les hydreux.
Elle savait que la construction de la flotte de béliers serait bientôt achevée : des vaisseaux kamikazes hypercuirassés, dotés d’un équipage de compers Soldats. Chacun d’eux prendrait pour cible un orbe de guerre. Un moyen de défense extrêmement onéreux, mais qui ne coûterait aucune vie humaine. Jusqu’à présent, rien d’autre n’avait fonctionné. Dès que les béliers seraient prêts, ils attendraient la meilleure occasion d’agir. S’ils répondaient aux attentes, les Terreux disposeraient enfin d’une arme véritable contre les hydrogues. Peut-être que s’ils commençaient à remporter des victoires ils cesseraient de prendre les Vagabonds comme boucs émissaires…
Ces temps-ci, les Forces Terriennes avaient du mal à recruter, et chaque fournée de kloubes semblait pire que la précédente. Cela expliquait également pourquoi l’armée dépendait de plus en plus des compers Soldats pour remplir les équipages.
Tasia, quant à elle, formait le reste. Quelle perte de temps ! Pourquoi se voyait-elle forcée d’instruire des soldats qui combattraient peut-être un jour les siens ?
Une fois que les troupes aéroportées eurent atterri, elles se dépouillèrent de leurs ailes géantes puis se postèrent afin d’accueillir la seconde équipe. Tasia concentra son attention sur eux, non par intérêt mais parce qu’elle avait un rapport à rendre sur les activités de la journée.
De son poste d’observation, elle vérifia la progression des recrues. La plupart d’entre elles se traînaient désespérément ; il faudrait beaucoup de temps avant que leurs réactions, maladroites et trop théoriques, se transforment en réflexes. Elles avaient joui d’une vie trop facile, et leurs erreurs n’avaient jamais eu de conséquences. C’est pourquoi elles n’avaient pas conscience qu’une manœuvre bâclée pouvait entraîner une catastrophe.
Parce qu’elle avait toujours pris son rôle au sérieux, Tasia avait rapidement gravi les échelons. Au lieu de convoiter médailles et promotions ou de se livrer à des manœuvres politiques, elle travaillait dur et ses compétences atteignaient l’excellence. Malgré son absence d’ambitions politiques ou carriéristes, elle voyait dans le fait d’être gradé l’occasion d’agir à un niveau plus élevé. Du moins, en principe, car voilà qu’ils l’avaient mise à l’écart sur Mars pendant qu’ils perdaient leur temps avec les Vagabonds. N’auraient-ils pas pu au moins lui donner une tâche utile à remplir ?
Elle alluma son transmetteur.
« Équipe Saphir, qu’est-ce que vous fichez ? On dirait que vous essayez d’allumer un feu de camp ! »
Malgré le manque d’oxygène et de combustible, cela ne l’aurait pas étonnée outre mesure qu’ils le fassent…
« Le réservoir d’air de Hadden fuit, commandant, indiqua l’un des kloubes. Il s’est reçu sur le dos lors de la dernière descente de falaise. On essaie de lui installer un réservoir de rechange.
— La pression chute à toute allure ! lança une autre voix, proche de la panique.
— À la vitesse où vous allez, vous pouvez d’ores et déjà préparer le service funéraire de Hadden. Et moi, remplir le formulaire pour son cercueil, pendant que j’attends que vous ayez fini de faire les imbéciles.
— On apporte un réservoir de secours, commandant, mais j’ignore si on pourra remonter le canyon à temps avec. On l’a placé dans une cachette, quand on a sécurisé ce quadrant.
— Commandant, il faut interrompre l’exercice ! Demandez un enlèvement d’urgence !
— Au lieu de tirer le signal d’alarme – qui ne fonctionnera pas en conditions réelles, bon sang ! – utilisez votre imagination, maugréa Tasia. Trouvez un moyen. Si le réservoir fuit, colmatez-le !
— Avec quoi ? Dans le médikit, il n’y a qu’un emplâtre à blessures, et on ne peut l’utiliser dans le froid.
— Étalez-le quand même dessus ! Il a été conçu pour contenir le sang artériel ; on peut parier qu’il obstruera un trou de la taille d’une piqûre dans un réservoir. Et le froid le rendra aussi dur qu’une soudure. Ça devrait au moins tenir jusqu’à ce qu’arrive le réservoir de rechange. Si ça ne marche pas, essayez autre chose. Résolvez le problème. (Elle secoua la tête, grinçant des dents pour se calmer.) Une fois la fuite stoppée, la poche de secours de sa combinaison suffira à le garder en vie quinze minutes, même si son réservoir est vide.
— On va essayer, commandant ! »
Comme ils discutaillaient en se bousculant pour réparer la fuite, Tasia poursuivit :
« Sur le champ de bataille, vos ressources seront limitées. Vous devez tout savoir de votre équipement et de ses capacités précises. Le fait que tous les problèmes ne soient pas répertoriés ne signifie pas que vous ne pouvez pas improviser. »
Comme prévu, ils n’eurent aucune peine à sauver le kloube avec une marge de dix minutes. Tasia ne les autorisa pas à abandonner l’exercice, même s’ils voulaient retourner à la base afin de panser leurs plaies. Leur équipe avait perdu beaucoup de terrain et arriverait probablement bonne dernière au classement. Mais ils avaient appris quelque chose… pour changer.
Coupée de tout sur Mars, Tasia glanait un maximum d’informations à propos des frappes continuelles contre les avant-postes claniques. Rendez-Vous n’était plus, de même que le Dépôt du Cyclone… Tasia ne s’y était rendue qu’une seule fois, à l’âge de douze ans, en compagnie de Ross. Son frère devait y convoyer un cargo d’eau de Plumas, et il avait pris Tasia avec lui pour lui montrer la galaxie. Il l’avait même laissé un peu conduire – à douze ans, elle savait déjà utiliser la plupart des vaisseaux qui transitaient par les puits –, mais c’était lui qui avait piloté à travers la route semée d’obstacles jusqu’à l’île spatiale située au point stable entre deux rochers en orbite.
Le Dépôt était un remarquable exemple d’ingénierie des Vagabonds, ainsi qu’un véritable bazar, et un point de rencontre pour tous les clans. Là-bas, Tasia avait mangé des plats exotiques, écouté les contes à dormir debout des négociants de passage, vu des gens, des costumes et des traditions à s’en faire éclater les yeux… Elle avait toujours souhaité y retourner.
Et voilà qu’après l’avoir pillé les Terreux avaient expulsé le Dépôt du Cyclone de son emplacement puis l’avaient écrasé comme un cafard. Une démonstration de force. Ou plutôt, une démonstration de la sottise et de l’insensibilité du général Lanyan…
Après ces agressions, la Hanse n’avait pas accepté que l’Oratrice ne se soit pas soumise. Tasia n’arrivait pas à comprendre la façon d’agir du président – un éléphant dans un magasin de porcelaine. Les histoires qu’elle entendait quand elle était petite décrivaient l’armée terrienne comme une bande de brutes et de voyous. Apparemment, elles étaient justes.
À bord de sa Manta, et au cours des permissions dans les bases militaires, elle avait écouté la campagne de diffamation contre ces « traîtres de gitans de l’espace ». On y insinuait que ces derniers étaient complices des hydrogues parce qu’ils avaient cessé leurs livraisons d’ekti « dans la seule intention d’amoindrir l’efficacité des Forces Terriennes de Défense »… ce qui était d’un ridicule insondable.
Il n’y avait pas eu de déclaration de guerre officielle contre les clans, mais la plupart des soldats connaissaient – et glorifiaient – les récentes provocations des FTD. Néanmoins, malgré ses égarements répétés et les dégâts qu’elle persistait à commettre, l’armée de la Hanse constituait la seule force que l’humanité pouvait opposer aux hydrogues.
Et elle haïssait davantage les hydrogues que les crimes des FTD… jusqu’à présent.
Subitement, alors qu’elle regardait ses équipes achever l’exercice, un message contenant une nouvelle brève et une demande apparut sur l’écran texte de sa combinaison.
« Avant-poste de Vagabonds conquis dans le système de Hhrenni. Nombreux prisonniers capturés dans leurs astéroïdes-serres. Demande la réaffectation du commandant Tamblyn afin d’assurer la collaboration des détenus et les escorter sur Llaro. Ses origines peuvent être utiles. »
En dessous se trouvait une note de l’amiral Willis, son chef de quadrant : « Demande approuvée. Mais seulement si Tamblyn accepte. »
Le souffle manqua à Tasia. Une autre installation vagabonde saccagée ? Elle tenta de se souvenir quelle sorte de colonie se trouvait sur Hhrenni et quel clan la dirigeait, mais il y avait trop longtemps qu’elle avait quitté les siens. Même si sa dernière bataille s’était révélée une débâcle – sur Osquivel, où elle avait perdu son amant et ami Robb Brindle –, Tasia espérait retourner combattre l’ennemi. À défaut, s’assurer que les Vagabonds prisonniers n’étaient pas malmenés était ce qu’elle avait de mieux à faire.
« Tamblyn accepte, soyez-en assurée, amiral », tapa-t-elle sur l’écran.
Sur Mars, ses talents s’étiolaient. Elle s’ennuyait, contrainte de rester là où il ne se passait absolument rien. N’importe où, plutôt qu’ici.