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Le retour à la maison
Rhita traversa le bosquet où Berenikë lui avait dit qu’elle trouverait son père. Elle vit Rhamön assis, l’air triste et découragé, parmi les oliviers, adossé à un tronc noueux, la tête dans les mains, les traits crispés d’angoisse. Il avait encore affronté le conseil des professeurs, de plus en plus frondeur, de l’Akademeia, et il avait besoin d’encouragements.
— Père…, dit-elle en s’approchant.
Elle fit aussitôt un pas en arrière, comme si elle avait été giflée. Quelque chose venait de tomber sur elle, en elle, quelque chose qui lui était à la fois très familier et tout à fait inconnu. Elle se vit, étrangère et épuisée, dégringolant de nulle part, comme si elle glissait au fond d’une large coupe… Des souvenirs d’invasion, de destruction et d’autre chose encore, qui évoquait la mort, l’emplissaient. Elle ferma les yeux et se prit la tête à deux mains. Elle avait envie de crier. Elle ouvrit la bouche, haletant comme un poisson sous le choc de toutes ces sensations à assimiler. Un instant, elle crut avoir perdu la raison.
Elle trébucha sur une racine et faillit perdre l’équilibre.
Quand elle recouvra ses esprits, les souvenirs étaient profondément enfouis, soigneusement isolés pour le moment.
— Rhita ? lui demanda Rhamön en sortant de sa rêverie. Tu te sens bien ?
Elle inventa une excuse pour expliquer l’état de confusion où elle se trouvait.
— J’ai dû attraper une maladie… à Alexandreia.
Elle était revenue à la maison passer quelques jours de vacances. C’était vraiment chez elle. Ce n’était ni une illusion ni un mauvais rêve. Elle croisa les bras, crispant les doigts sur sa propre chair, bien réelle, aussi réelle que son père ou que les arbres qui l’entouraient. Tous les autres souvenirs qui étaient remontés en elle étaient des hallucinations, des visions, des visages de cauchemar.
— Ce n’était qu’une faiblesse passagère, dit-elle. Je vais bien, maintenant. C’était peut-être grand-mère qui communiquait avec moi.
— Nous aurions bien besoin de son aide, en ce moment, fit Rhamön en secouant la tête.
— Raconte-moi ce qui s’est passé, lui demanda Rhita.
Elle s’assit face à son père, triturant la terre sèche et craquelée entre ses doigts, recueillant quelques cailloux et de la poussière.
Je finirai par mettre de l’ordre dans tout cela. Je me promets de le faire, avec le temps. Toutes ces visions, tous ces rêves. Il y a de quoi occuper une douzaine de vies.
L’héritage de la sophë. Qui se trouvait, en ce moment même… où donc ? Et qui faisait quoi ?
La Voie se désagrégeait. La station de faille était maintenant hors de vue, battant en retraite devant la destruction accélérée programmée par l’Ingénieur. Ry Oyu abandonna, à ce moment-là, sa forme humaine. Il flottait comme une virgule de lumière structurée au-dessus de la double porte, cherchant une Terre différente, une Terre où la Mort n’avait pas eu lieu. À travers les empilements géométriques, il remontait le temps de plusieurs décennies, en quête d’un moment bien particulier.
Même sous cette forme immatérielle, les contraintes exercées sur la Voie commencèrent à le dissoudre. Il changea de nouveau de structure, s’effaçant derrière la géométrie de la porte, mais celle-ci se dissolvait aussi. Il luttait de toutes ses forces afin de conserver assez longtemps son intégrité pour achever cette tâche qui était la dernière, mais non la moins importante qui lui fût dévolue…
Patricia Luisa Vasquez descendit de la voiture de son fiancé, Paul, avec un gros carton de provisions dans les bras. L’air était aussi vif que peut l’être un hiver californien, et les dernières lueurs du jour marquaient de leurs doigts gris et jaunes les nuages épars, haut dans le ciel. Elle s’avança dans l’allée dallée qui menait à la maison de ses parents…
Et laissa tomber le carton sur la pelouse, battant l’air de ses bras, la tête renversée en arrière, les paupières vibrantes, les yeux presque exorbités.
— Patricia ! s’écria Paul, resté dans la voiture.
Elle se laissa rouler à terre puis se redressa en donnant des coups de pied dans l’herbe, grognant et gémissant de manière incohérente.
Puis elle retomba mollement, épuisée.
— Bon Dieu de bon Dieu ! fit Paul, penché sur elle, une main sur son front, l’autre battant l’air inutilement, ne sachant que faire.
— Il ne faudrait pas que maman t’entende, chuchota Patricia d’une voix rauque, la gorge à vif.
— Je ne savais pas que tu étais épileptique.
— Je ne le suis pas. Aide-moi à me relever.
Elle se mit à ramasser les provisions éparpillées.
— Quel gâchis ! dit-elle.
— Qu’est-il arrivé ?
Elle eut tout à coup un sourire féroce, radieux et triomphant, aussitôt remplacé par une expression de désarroi.
— Ne me demande rien, dit-elle, et je ne serai pas obligée de te mentir.
Si je sais où je suis, était-elle en train de penser, je sais qui je suis.
Mais rien n’était très clair. Elle n’avait que le souvenir vague et dispersé d’un groupe de gens qui essayaient vaillamment de l’aider, et qui y parvenaient fort bien. Mais elle était chez elle, dans l’allée qui conduisait à la petite maison de Long Beach, et cela signifiait qu’elle était Patricia Luisa Vasquez et que le jeune homme penché sur elle avec sollicitude était Paul, dont elle avait pleuré la perte, pour une raison quelconque, de la même manière qu’elle avait pleuré la perte de…
Elle regarda, autour d’elle, les rues, les maisons intactes, le ciel sans fumée ni flammes ni apocalypse.
— Maman va être si heureuse, dit-elle dans un souffle rauque. Je crois que je viens d’avoir une révélation.
Elle leva les bras pour les passer autour du cou de Paul. Elle le serra si fort qu’il fit la grimace.
Par-dessus la tête de Paul, ses yeux de chat scrutaient les étoiles qui commençaient à s’allumer dans le ciel.
Un firmament sans Caillou, se dit-elle, sans comprendre exactement ce que ces mots signifiaient.