18
Gaïa, Alexandreia,
Le promontoire de Lokhias
Kleopatra XXI accueillit chaleureusement la jeune fille dans le petit salon de ses appartements privés. Les cheveux de la reine étaient grisonnants et son regard terne. La cicatrice qui lui barrait la joue, un certificat de courage bien connu à travers l’Oikoumenë, avait un aspect gonflé et vermeil. Elle semblait au bord de l’épuisement.
Le Celte n’avait pas été admis à l’intérieur des appartements royaux. Rhita en concevait du chagrin pour cet homme toujours condamné à battre la semelle quelque part loin de son devoir principal, qui était de protéger.
— Ils ne t’ont pas bien traitée au Mouseion, lui dit Kleopatra en s’asseyant face à elle devant une table au plateau de quartz transparent finement veiné de rose. Je fais appel à ta compréhension et à ton pardon.
Rhita hocha la tête, ne sachant que dire et jugeant préférable de laisser parler la reine, qui semblait agitée et mal à l’aise.
— Ta demande d’audience, attendue, a été la bienvenue, continua Kleopatra. Je crains que ta grand-mère n’ait cru, sur la fin de ses jours, que j’avais perdu foi en elle. Ce fut peut-être le cas, reprit-elle avec un sourire, car il est facile de perdre foi dans un monde de désillusions, mais je n’ai jamais douté de sa parole, crois-moi. Pour la simple raison que j’avais besoin de croire à ce qu’elle disait. Est-ce que tu as du mal à comprendre cela ?
Rhita se rendit compte que son silence pourrait être interprété comme une inhibition due à la présence royale. Curieusement, elle ne se sentait absolument pas impressionnée.
— Non, dit-elle. Je comprends très bien.
— D’après ce que j’en sais, tu n’as pas été proche de ta grand-mère toute ta vie.
— Non, ma reine.
Kleopatra fit un geste signifiant qu’elle pouvait abandonner ce genre de convenances, et fixa ses yeux las sur Rhita en murmurant :
— Elle t’a choisie pour quelque chose de spécial ?
— Oui.
— Quoi ? fit la reine avec un geste d’impatience, comme si elle voulait qu’elle se rapproche d’elle pour lui parler à l’oreille.
— Elle m’a confié la charge des Objets, répondit Rhita.
— La clavicule ?
— Oui, ma reine.
— Et elle s’apprête à nous décevoir encore ?
— Elle indique l’existence d’une nouvelle porte, votre Hypsëlotës Impériale. Elle n’a pas changé de place depuis trois ans.
— Où cela ?
— Dans les steppes du Rhus nordique, à l’ouest de la mer Kaspienne.
La reine médita quelques instants cette information, les sourcils froncés. Sa cicatrice était devenue moins sombre.
— Ce n’est pas facile d’y aller, dit-elle. Est-ce que quelqu’un d’autre est au courant de son existence ?
— Pas que je sache, ma reine.
— Sais-tu où elle conduit ?
Rhita secoua négativement la tête.
— Et tu ne sais rien de plus… convaincant sur cette porte ? reprit la reine.
— Convaincant, de quelle manière, ma reine ?
Malgré tous ses efforts, Rhita ne parvenait pas à s’adresser de manière moins protocolaire à la reine. Cela ressemblait presque à un sacrilège que de parler à cette femme sans respecter certaines formes.
— Je suppose que je t’ai posé cette question par acquit de conscience, fit Kleopatra. Si je monte une expédition, si je brave toutes les difficultés diplomatiques qu’il y aurait à l’envoyer en Rhus nordique – c’est-à-dire si nous nous faisons prendre, bien sûr, car il n’est pas question de leur demander une quelconque permission –, et si nous faisons tout cela pour rien, pour déboucher au travers d’un trou sur nulle part…
— Je ne peux rien garantir, ma reine.
Kleopatra secoua tristement la tête, puis sourit de nouveau.
— Ta grand-mère ne garantissait rien non plus, dit-elle après avoir pris une inspiration profonde. Elle a eu de la chance, et toi aussi, de m’avoir pour reine. Quelqu’un de plus intelligent et de plus pragmatique que moi ne vous aurait écoutées ni l’une ni l’autre.
Rhita hocha gravement la tête, prête à essuyer un refus.
— Et tu n’as pas idée de ce qui se trouve de l’autre côté de cette porte ? insista la reine. Pas la moindre intuition ?
— Elle nous ramènera peut-être sur la Voie.
— Le monde de Patrikia en forme de canalisation d’eau.
— Oui, ma reine.
Kleopatra se leva, portant un doigt à sa tempe, là où naissait la cicatrice, crispant et relâchant les mâchoires.
— De quoi aurais-tu besoin pour cette expédition ? Plus que ce que m’avait demandé Patrikia ?
— Je ne pense pas, Hypsëlotës.
— Ce n’est pas une très grande dépense. Les Objets fonctionnent correctement ? Les mekhanikoi de Rhodos les ont bien entretenus ?
— Ils n’ont pas demandé d’entretien, ma reine, à part le remplacement des piles. Ils fonctionnent parfaitement.
— Tu saurais guider l’expédition ?
— Je pense que c’est ce que ma grand-mère voulait.
— Tu es bien jeune.
Rhita n’essaya pas de dire le contraire.
— Tu te sens capable de le faire ?
— Je crois.
— Il te manque l’enthousiasme de ta grand-mère. Elle n’aurait pas hésité à dire oui, même si elle avait eu un doute.
Rhita n’essaya pas, là non plus, de la contredire.
Kleopatra secoua lentement la tête. Elle fit le tour de la table. Puis elle s’arrêta derrière Rhita, les mains sur le dossier de sa chaise.
— Politiquement, c’est une vraie folie, dit-elle. Nous risquons un affrontement avec les Rhus, et une véritable tempête à la Boulë si le secret venait à être percé. Ma position n’est déjà pas très enviable à l’heure actuelle, jeune fille. Il y a une partie de moi qui est irritée – et pas seulement irritée, mais furieuse – à l’idée de ta simple présence ici, et de la requête tacite que tu me fais. Et une autre partie – celle dont ta grand-mère a profité…
Rhita déglutit, crispant les muscles de sa nuque pour s’empêcher d’incliner sans cesse la tête en signe d’assentiment.
— J’ai déjà distribué quelques menues récompenses pour les traitements qu’ils t’ont fait subir au Mouseion, dit la reine. Tu vois, j’ai toujours soutenu ta cause, d’une certaine manière. Mais il ne m’est pas toujours facile de faire ce que je veux. Et ce que je veux, maintenant, c’est que tu découvres réellement quelque chose. Quelque chose de merveilleux, peut-être même de dangereux, de merveilleusement et dangereusement nouveau. Quelque chose qui soit loin au-dessus de l’incroyable fouillis de menaces voilées, de haine ouverte et d’intrigues dont je suis actuellement entourée.
Elle se pencha sur Rhita, amenant son visage à hauteur des yeux de la jeune fille, plissant les paupières pour mieux la scruter.
— Et qu’offres-tu comme nantissement ?
— Nantissement, ma reine ?
— Comme garantie personnelle.
— Rien, répondit Rhita, dont le cœur manqua un battement.
— Rien du tout ? Vraiment ?
Lentement, se détestant pour cela, effrayée par elle-même et par ses propres incertitudes, Rhita murmura :
— Rien d’autre que ma vie, Hypsëlotës.
Kleopatra se mit à rire. Elle se redressa, prenant les mains de Rhita dans les siennes, et la tira de son fauteuil comme pour la faire danser.
— Tu as quelque chose de l’autre, finalement, dit-elle. Et maintenant, est-ce que tu peux me montrer ?
Rhita dénoua les muscles de sa nuque juste assez pour faire signe que oui.
— Alors, va chercher cette clavicule et refais devant moi ce que ta grand-mère avait fait. Je n’ai jamais oublié l’expérience.