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Le Chardon
Que représente Pavel Mirsky ?
Olmy interrompit ses exercices sur le sol nu de la chambre et dressa immédiatement une deuxième rangée de barrières. La question était venue d’elle-même, sans l’intermédiaire de son partiel ni de la liaison normalement établie. Ce n’était pas une pensée parasite, ni un écho errant.
Durant quelques minutes, il demeura figé au milieu de la chambre, le visage dépourvu de toute expression, essayant de toutes ses forces de localiser la source. Mais la demande ne fut pas répétée. En vérifiant une à une les connexions entre ses implants et son cerveau naturel, il se rendit compte qu’une répétition n’était pas nécessaire. L’information avait été extraite en douceur, en laissant très peu de traces, de sa mémoire naturelle originale. Les barrières avaient été forcées, et pourtant elles lui paraissaient intactes.
La chambre où il se trouvait était sinistre comme un caveau. Il envisagea un instant de se faire exploser le cœur avec ses implants, mais il se rendit compte qu’il ne le pouvait plus. Les connexions volontaires avaient été supprimées. Il ne mourrait plus, maintenant, que si les détecteurs dissimulés dans les implants étaient activés. Où était son partiel ? Est-ce que tout avait été englouti, y compris les secrets concernant ses barrières de protection ?
Pavel Mirsky est-il un humain comme vous ou un commandant d’une autre subdivision ?
Olmy verrouilla ses pensées, espérant, contre toute probabilité, que tout n’était pas perdu. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui avait pu se passer ni de l’importance de la brèche.
Je trouve beaucoup d’informations cachées qui fournissent des formes et des couleurs manquantes.
La voix était tout à fait semblable à sa propre voix intérieure. Olmy en conclut que ses personnalités secondaires naturelles, celles que les psychologues de l’Hexamone appelaient des « agents fonctionnels », avaient été corrompues.
Il se trouvait un peu dans la situation d’un commandant de vaisseau dont l’équipage aurait été subitement et inexplicablement possédé par des démons. La « passerelle » demeurait pour l’instant paisible ; mais dès que l’on jetait un regard dans l’entrepont, c’était une autre histoire.
Vous n’êtes ni un commandant ni un expéditeur du devoir. Êtes-vous un coordinateur de commandement sous forme physique temporaire ? Non. Nous voyons que vous êtes un simple expéditeur doté de privilèges extraordinaires. Ou plutôt non. C’est encore plus étonnant. Vous vous êtes attribué vous-même ces privilèges.
Olmy se rendait compte qu’il avait commis une terrible erreur. Toutes ses sécurités, jusqu’à présent, avaient été contournées. Il avait gravement sous-estimé le Jarte.
Ce Pavel Mirsky. Il n’y a rien qui lui ressemble vraiment dans votre mémoire disponible. Rien non plus dans votre mémoire associée ni dans la partie dont l’accès nous a été autorisé. Pavel Mirsky est quelque chose d’unique et de surprenant. Quel est son message ?
Rapidement, Olmy se tint le raisonnement qu’en permettant au Jarte d’avoir accès aux causes de cette contradiction apparente, il pourrait se donner une chance de regagner momentanément le contrôle et de se suicider. Il prépara donc un résumé de l’histoire de Mirsky et le transmit.
Il était impossible de reprendre le contrôle au Jarte. À mesure que le sentiment d’horreur et d’impuissance grandissait dans l’esprit d’Olmy, la fascination froide et spéculative qu’il éprouvait à l’égard de Mirsky augmentait aussi.
Mirsky ne fait plus partie de votre hiérarchie. Il n’est pas humain, bien qu’il l’ait été jadis. Il revient vers vous porteur d’un message, mais vous ignorez comment il a fait pour revenir. Mirsky était attendu par nous, mais c’est devant vous qu’il s’est présenté. Peut-être s’est-il présenté également devant notre espèce, sans que vous ayez été mis au courant. Mirsky est le messager/expéditeur du commandement descendant.
Olmy s’efforça de maîtriser sa panique et de se détendre un peu. La situation avait évolué si rapidement, de manière si imprévisible, qu’il lui avait fallu du temps pour accepter pleinement l’idée que les positions s’étaient inversées. C’était lui, maintenant, qui était devenu le prisonnier du Jarte. Sa personnalité fragmentée était totalement sous la domination de la volonté étrangère. La toute petite partie de son esprit dont il gardait l’usage – un bref examen de ses mémoires naturelles actuellement disponibles lui apprit qu’elles étaient presque toutes bloquées par des inhibiteurs jartes – comprenait à peine le dernier concept clairement formulé par le Jarte.
Il était évident, cependant, que celui-ci donnait une grande signification à la présence de Mirsky.
Vos efforts pour lutter sont extrêmement révélateurs. Je progresse beaucoup plus vite avec chaque recherche de statut que vous lancez.
— Je reconnais que vous avez le dessus, déclara Olmy.
C’est très bien. Vous avez peur de ce que je pourrais faire à votre espèce. Il est vrai que mes instructions premières comprenaient des actes d’hostilité envers les vôtres, mais elles sont dépassées à présent. La nouvelle de l’apparition d’un messager du commandement descendant est beaucoup plus importante que tous nos conflits.
— Comment avez-vous fait pour franchir mes barrières ?
Curiosité impropre. N’êtes-vous pas fasciné par le messager Mirsky ?
Olmy écarta un fragment de lui-même qui aurait soudain voulu se mettre à hurler.
— Fasciné et intrigué, dit-il. Mais comment avez-vous franchi mes défenses ?
Votre compréhension de certains algorithmes est incomplète. Il s’agit peut-être d’une imperfection dans l’évolution de votre espèce. Je vous domine depuis un nombre de périodes indéfini mais assez significatif.
— Vous avez joué avec moi comme…
Un « amateur » déchu mérite-t-il plus grande considération ? Vous n’appartenez pas à un grade auquel nous devions le respect. Néanmoins, je vous accorderai celui que vous m’avez témoigné.
Si les éléments de sa personnalité n’avaient pas été dispersés, Olmy se serait considéré, il le savait, comme étant au point le plus bas de sa très longue existence. En l’état actuel des choses, il n’éprouvait rien d’autre qu’une sensation de déchéance lointaine, en chute libre, comme s’il n’était plus qu’une âme désincarnée dans les limbes atroces d’une quelconque après-vie où il ne pouvait plus se mouvoir ni évoluer.
Il va être bientôt possible, déclara le Jarte, de communiquer cette information importante à la coordination de commandement. Si vous coopérez, l’intégration de vos personnalités fragmentées sera autorisée et vous pourrez assister à cet événement important en pleine possession de vos facultés.
— Je refuse de coopérer si vous cherchez à faire du mal à ceux de mon espèce.
Aucun mal ne sera fait aux hôtes du messager. Vous avez été reconnus. Notre loi vous exempte d’être recueillis et archivés. Vous avez maintenant le statut d’expéditeurs du commandement descendant.
Olmy s’efforça de donner un sens à tout cela. Le risque était trop grand pour qu’il accepte un seul instant l’idée que les Jartes ne voulaient aucun mal à l’Hexamone. Le Jarte avait d’ailleurs avoué lui-même que sa mission primaire était de nuire aux humains.
— Que voudriez-vous faire ? demanda-t-il.
Nous devons retourner sur la Voie. La coordination de commandement doit être informée.
Olmy savait qu’il n’avait pas réellement le choix. Il avait affaire à beaucoup plus fort que lui. Et il ne pouvait s’empêcher de se demander si, avec le temps, les Jartes ne les auraient pas tous écrasés avec autant de facilité. Mais ce n’était peut-être pour lui qu’une manière de justifier, en le sous-estimant, un échec avant tout purement individuel.