22
Gaïa, Alexandreia
Dans la caverne du palais qui servait de garage, Rhita se tenait au centre du cercle formé par les membres de l’expédition royale. Tenant la clavicule à deux mains, les paupières closes, elle se concentrait sur le globe en rotation. Les continents défilaient devant ses yeux désincarnés, leur relief illuminé. Il y avait beaucoup d’indications que Rhita ne comprenait pas. Certains points clignotaient comme pour attirer son attention. Certaines zones étaient hachurées, d’autres en pointillés. Il y avait des territoires ou des océans entourés de rouge ou de jaune. La clavicule ne donnait aucune indication sur ces marques. Elle se contenta de faire tourner le globe jusqu’à l’embouchure Kanöpique du Nilos, puis de nouveau, dans tous les sens, jusqu’à l’emplacement de la porte, marqué d’une croix. Le point de vue « redescendit » alors à la surface, et elle traversa des paysages vivement colorés jusqu’à ce qu’elle rencontre des prairies qui brûlaient d’un grand feu vert. C’était là que se trouvait la porte, indiquée seulement par une drôle de croix à la traverse évasée aux deux bouts.
Elle ouvrit les yeux.
— Elle est toujours au même endroit, dit-elle.
Oresias se trouvait à côté d’elle. Hésitant légèrement, elle lui prit la main et la posa sur la sienne à l’endroit où elle tenait le guidon de la clavicule.
— Fermez les yeux, dit-elle.
Il obéit, et elle sentit la projection glisser à travers elle jusqu’à lui. Il se raidit, comme il avait fait la première fois qu’ils avaient partagé la vision. Il se força à se décontracter. Au bout de quelques secondes, il rouvrit les yeux.
— Je confirme ce qu’elle a dit, fit-il. Nous connaissons notre objectif.
Kleopatra siégeait sur un trône mobile posé sur une plate-forme de pierre. Tous les regards se tournèrent vers la reine. Elle se leva et tendit la main dans leur direction.
— Le sang des gardiens d’Alexandros l’Unificateur, le Conquérant, coule dans mes veines, bien que dilué quelque peu par les Perses et les Nordiques, dit-elle en souriant d’une manière qui n’appartenait qu’à elle et que Rhita commençait à bien connaître. Pour certains d’entre vous, ajouta-t-elle, cela peut paraître comme un caprice royal, la vague fantaisie d’une reine affaiblie. Mais ne sentez-vous pas l’importance de ce moment ? Ce que vous découvrirez, ce que vous apprendrez et rapporterez avec vous signifiera peut-être la renaissance de l’Oikoumenë et l’avènement d’un nouveau siècle d’ordre et de prospérité au lieu des conflits et du déclin qui nous menacent. Nous pourrions partir à la recherche d’un talisman comme le pénis d’Aser ou la magie perdue de Neit ; nous pourrions nous conduire comme des imbéciles. Mais ce que nous cherchons, au contraire, est réel, et je regrette seulement de ne pas pouvoir partager les dangers avec vous.
Sa voix avait les accents de la sincérité, et personne, c’était évident, ne doutait des paroles de l’Hypsëlotës Impériale.
— Que les dieux et les esprits de vos morts bien-aimés vous accompagnent dans votre voyage, et qu’Apollon brille sur vous, poursuivit la reine. Je vous aime comme mes propres enfants et je vous envie.
Les yeux de l’austère Jamal Atta se remplirent de larmes. Oresias salua la reine en levant la main, les doigts écartés. C’était le signe d’amitié et de coopération d’Alexandros.
— Nous reviendrons, ma reine, s’écria-t-il.
— Nous reviendrons, s’écrièrent les autres à l’unisson.
Kleopatra inclina la tête et se mit à genoux devant eux.
Rhita sentit sur son bras le contact de la main d’Oresias.
Il la guida jusqu’à la cabine d’un chariot à vapeur couvert. Il y en avait sept qui attendaient de les transporter avec leur matériel de la zone de rassemblement du garage à l’aérodromos situé dans le désert occidental, derrière la vieille nékropolis.
— J’espère que le déplacement en vaudra la peine, murmura-t-il à son oreille sur un ton de camaraderie plus que d’accusation.
Jamal Atta s’approcha en compagnie d’un homme de haute taille, aux cheveux noirs et au teint vermeil. Ils grimpèrent ensemble dans le chariot de Rhita et occupèrent les sièges qui leur étaient réservés. Quand tout le monde fut installé et que les chariots commencèrent à sortir du garage, le conseiller militaire présenta l’inconnu à Rhita :
— Voici votre didaskalos longtemps introuvable, si mes souvenirs sont exacts, dit-il. Il vient de rentrer de l’exil où l’avait envoyé Kallimakhos. Demetrios, je vous présente votre patiente et dérangeante élève, Rhita Berenikë Vaskayza. C’est elle qui a demandé que vous fassiez partie de cette expédition.
Demetrios tourna vers Rhita son visage sympathique et lui sourit avec un mélange d’assurance et de timidité qu’elle trouva déconcertant.
— J’en suis honoré, dit-il.
— De même que moi. J’espère que vous n’avez pas été trop… perturbé par votre voyage forcé. Il semble que j’en aie été la raison principale.
— Irrité, sans plus, lui répondit Demetrios. Mais je ne sais pas encore très bien ce que je fais ici. Il semble que nous soyons partis pour un long voyage, et la reine m’a assuré personnellement que ma présence était nécessaire. J’avoue que je ne comprends pas très bien en quoi…
— C’est parce que vous êtes le mekhanikos dont les idées sont les plus avancées, expliqua Oresias. Son Hypsëlotës Impériale s’attend à ce que nous découvrions de vraies merveilles, et elle espère que vous serez en mesure de nous les expliquer si notre maîtresse Vaskayza ne peut pas le faire.
— Elle n’a pas parlé de merveilles. Mais je reconnais que je n’ai pas très bien compris tout ce qu’elle m’a dit… Sommes-nous à la recherche de la porte qui s’est jadis ouverte pour laisser pénétrer la sophë dans notre monde ?
— Peut-être bien, lui répondit Rhita.
— Ce serait en effet un véritable prodige.
Il secoua la tête en signe d’émerveillement, puis porta son regard sur le coffret qui contenait la clavicule.
— C’est l’un des Objets ?
Rhita hocha affirmativement la tête. Demetrios avait les traits d’un indigène de Nea Karkhëdön, mais avec un teint plus clair et un peu plus bistre. Il y avait peut-être en lui du sang latine ou aigyptien.
— Pardonnez ma respectueuse curiosité, dit-il, mais les mekhanikoi de mon studio étudient les Objets de la sophë depuis leur plus tendre enfance. En voir un devant moi et…
Il semblait sur le point de demander la permission de le toucher, mais Oresias secoua discrètement la tête.
— Je suis ravi de faire partie de cette expédition, conclut Demetrios avec un nouveau sourire.
Rhita regarda à la dérobée les autres hommes qui voyageaient dans le chariot. Elle était la seule femme dans celui-ci, et il n’y en avait que deux autres dans toute l’expédition. Elle avait espéré en prendre plus avec elle, mais même sous le règne de Kleopatra les gens d’Alexandreia n’avaient pas la même attitude que ceux de Rhodos.
Les chariots à vapeur passèrent le Brukheion et Neapolis aux premières lueurs de l’aube, croisant quelques marchands et pêcheurs qui se rendaient à pied ou sur des ânes à leurs étals. L’air était vif, plus pur que les jours précédents, ce qui semblait de bon augure. Alexandreia était réputée, jadis, pour la pureté de son air, mais les usines du delta avaient changé cela.
Passé le quartier aigyptien, où la chaussée dominait les taudis sur ses dédaigneux piliers de béton, et celui de Neapolis, la nékropolis s’étalait devant eux, à la lisière ouest de la cité, avec son fouillis de tombes de travertin, de marbre ou de granité rouge. Ils ne furent pas arrêtés aux portes de la cité. L’influence de la reine sur la police était encore forte.
Le soleil était déjà haut quand ils franchirent la cité des morts. Les pauvres avaient envahi la nékropolis depuis des siècles, s’installant dans les caveaux des familles oubliées, instaurant une structure sociale unique et corrosive qui était devenue un mode de vie en soi. Tout ce que la police pouvait faire, c’était empêcher la nékropolis de déborder sur le quartier de Neapolis. Le quartier aigyptien faisait office de tampon. Toutefois, la caravane passa sans être inquiétée sur la chaussée défoncée de nids-de-poule qui sinuait à travers les tombes.
La reine avait, ici aussi, ses contacts et ses partisans.
Après les dernières et sinistres sépultures anciennes, une route militaire surgissait au milieu des sables et des herbes sèches comme un mirage d’encre miroitante. La caravane la suivit jusqu’à l’aérodromos, dix schènes de plus en direction de l’ouest. La matinée était déjà bien avancée quand ils arrivèrent. Rhita sentit l’odeur de kérosène et de pétrole que le vent apportait. On entendait déjà le vrombissement incessant des chasseurs et autres mouettes qui décollaient pour aller patrouiller à la frontière libyenne. Rhita voyait très peu de chose à travers les fenêtres de plastique de la bâche qui couvrait le chariot. De plus, son siège tournait le dos à l’aérodromos.
— Nous y sommes, dit Oresias en se levant pour dégourdir ses articulations.
Demetrios l’imita, ne sachant toujours pas très bien quelle était sa place hiérarchique.
La caravane stationnait sur une aire asphaltée à proximité d’une piste de béton. En descendant, Rhita aperçut sur sa gauche des rangées de mouettes au long fuselage argenté, des chasseurs aux ailes démesurées par rapport à la carlingue étroite, et des bombardiers plus massifs, effilés, qui portaient les marques des provinces de Ioudaia et d’Antiokheia, en Syrie. Au-delà, c’était le désert de l’ouest, dont le ruban étroit et clair se détachait sur le fond de béton blanc et d’asphalte noir.
Un chasseur se posa, dans le sifflement perçant de ses réacteurs, sur la piste toute proche, passant à moins de cent bras des chariots. Rhita lâcha d’une main le coffre qui contenait la clavicule pour se boucher l’oreille gauche en faisant la grimace.
Lorsqu’ils eurent contourné les chariots, elle aperçut les deux abeilles qui attendaient au bord de la piste, discrètes avec leur corps brun parsemé de taches blanches et jaunes. Elles semblaient lourdes et laides comparées aux chasseurs. Elles évoquaient plutôt des maisons volantes. Leurs larges pales horizontales penchaient vers le bas aux extrémités, supportant des nacelles de la taille d’un homme qui arrivaient à trois bras du sol. Un groupe d’hommes en combinaison rouge et blanc se tenait à côté des appareils, engagé dans une conversation, tandis que les passagers des chariots débarquaient.
Descendant du véhicule situé juste derrière le sien, elle vit le Celte, accompagné d’un petit groupe de gardes du palais. Et ils étaient tous là pour la protéger, se dit-elle.
Elle réprima une soudaine envie de laisser choir la clavicule et de s’enfuir dans le désert.
Un petit vent sifflant poussait des rides de sable sur l’asphalte, éparpillant les grains jusqu’à ses pieds. Elle leva les yeux vers le soleil, une main en visière pour se protéger de son éclat.
C’était une journée parfaite pour prendre l’avion. La pureté de l’air la faisait penser au sanctuaire d’Athënë Lindia, avec ses marches de pierre brûlantes au soleil et les eaux bleu foncé au-dessous.
— C’est l’heure d’embarquer, ordonna Oresias. Didaskalos, voulez-vous aider votre élève à monter à bord, je vous prie ?
Demetrios offrit sa main, mais Rhita refusa. Elle les précéda à petits pas rapides pour montrer sa détermination.
— Notre appareil est celui de droite, précisa Jamal Atta.
Oresias mit sa main en visière sur son front et scruta le terrain en direction des petits bâtiments bas nichés au creux des dunes, au sud.
— Est-ce que nous attendons un comité de réception ? demanda-t-il.
Rhita suivit la direction de son doigt et aperçut une colonne lointaine de véhicules à environ un demi-parasang de l’aire asphaltée.
— Non, lui répondit Atta, l’air soudain tendu et préoccupé. Toute cette partie du terrain nous est réservée.
— Dans ce cas, nous ferions mieux de nous dépêcher.
Demetrios se plaça derrière Rhita comme pour la protéger. Les gardes du palais et le Celte rejoignirent le groupe devant la porte de l’appareil et se mirent en file au commandement d’Atta. Le conseiller militaire jura à plusieurs reprises dans sa barbe, son regard ne cessant d’aller des passagers au matériel en cours de chargement puis aux engins qui approchaient rapidement.
Oresias donna quelques coups brefs contre l’habitacle de plastique, et le kybernëtës ouvrit une petite fenêtre.
— Décollez le premier, en cas de nécessité, dit-il. Vous devez être loin s’ils arrivent sur nous avant que nous ne soyons prêts.
— J’ai une demande de renseignements sur notre plan de vol à la radio, annonça le kybernëtës.
— Aucune demande de ce genre n’était prévue, répliqua vivement Oresias.
— Dans ce cas, je suppose qu’ils n’attendent pas de réponse, fit tranquillement le kybernëtës. Tout le monde doit être à bord deux minutes avant le décollage. J’ai besoin de quelque temps pour faire tourner mes pales au régime de départ.
Il referma la petite fenêtre.
Rhita occupa son siège dans l’étroit fuselage. Il consistait en un carré de toile à peine rembourrée, tendue entre deux barreaux de fer parallèles. Demetrios lui passa l’étui contenant sa tablette et l’aida à ranger le coffret de la clavicule dans un compartiment muni d’un filet au-dessus de leurs têtes. Le bruit des réacteurs, au-dessus du fuselage, était horriblement déchirant. Un homme d’équipage leur tendit des protège-oreilles, et leur fit signe d’attacher leurs ceintures de sécurité.
À l’extérieur, les dernières caisses étaient chargées en hâte dans le second appareil. Les chauffeurs des chariots regagnèrent en courant leurs véhicules et les éloignèrent en direction de la route. Rhita se demanda ce qu’on leur ferait s’ils se faisaient prendre. Pourquoi les choses avaient-elles mal tourné ? Mais avaient-elles vraiment mal tourné ?
Elle mit ses protège-oreilles en place et ferma les yeux. C’était la première fois qu’elle volait.
Quelqu’un tapa sur son épaule, et elle ouvrit les yeux. C’était Oresias.
Nous partons, firent muettement ses lèvres.
Elle regarda par la petite fenêtre carrée située entre le siège de l’explorateur et le sien. Elle vit les lourdes nacelles des réacteurs qui devenaient floues tandis que le rotor tournait de plus en plus vite. Le bruit et les vibrations semblaient transformer tout son corps en liquide. Elle n’avait pas uriné depuis des heures. Le besoin était pressant. Elle serra les mâchoires.
Les deux grosses abeilles se soulevèrent du sol et commencèrent à accélérer en direction du nord. Rhita ne pouvait plus voir ce que faisaient les soldats des véhicules qui les poursuivaient. Elle espérait qu’ils ne tireraient pas.
Demetrios, assis à côté du Celte de l’autre côté du passage central, souriait malgré son air tendu et son teint terreux. Rhita ferma de nouveau les yeux.
Elle savait qu’elle ne reverrait plus jamais Rhodos ni Rhamön ni le sanctuaire d’Athënë Lindia. Ce n’était pas un simple pressentiment, c’était une certitude qui ne laissait subsister aucun doute.
Pour la première fois, elle comprenait vraiment le parallèle qui existait entre le voyage de sa grand-mère et le sien. Sa grand-mère était jeune aussi, à peine âgée de deux ou trois années de plus que Rhita ne l’était aujourd’hui. Mais elle n’avait pas seulement fait le voyage dans une machine volante, elle avait également quitté la Terre – sa Gaïa – dans une fusée qui lui avait fait traverser l’espace.
Qui était responsable ? Qu’aurait-elle pu faire pour éviter tous ces malheurs ?
Elle se mit à prier, se souvenant de la paix qui régnait dans le sanctuaire d’Athënë, et elle se crut là-bas, l’espace d’un instant, l’ombre de la déesse se profilant au-dessus d’elle dans le grand bâtiment de bois plongé dans l’obscurité.
Puis l’abeille fit une violente embardée, et Rhita aperçut, à travers la fenêtre, à des centaines – peut-être à des milliers – de bras sous eux, la surface miroitante et aveuglante de l’océan, pailletée de grains d’étain.
— Nous virons vers l’est, cria Oresias à son oreille. Je pense que nous nous en tirons sans dommages. En tout cas, ils ne nous suivent pas.
— Que trouverons-nous à notre retour ? cria Atta en portant ses mains à ses tempes, qu’il frotta du bout des doigts. Qu’est-ce qui a pu se passer ?
Bien qu’il fût obligé de hurler, sa voix exprimait le découragement le plus profond.
La question demeura sans réponse. Comme convenu, ils observaient un silence total à la radio et demeuraient à une distance de cinq ou six parasangs de la côte.
La pression de sa vessie devenait insupportable à Rhita. Elle se pencha en avant pour faire signe à Oresias de soulever son protège-oreilles et lui dit à voix basse quelque chose qu’il n’entendit pas.
— Il faut que je fasse pipi ! cria-t-elle.
L’explorateur haussa un sourcil et indiqua du pouce l’arrière de l’appareil, où un membre de l’équipage était en train d’uriner dans un récipient de métal.
— Il y a un rideau, dit-il.
Rhita hocha la tête. Ce n’était pas trop demander à un exgynandros – ce que Patrikia appelait un « garçon manqué ». Lorsqu’elle se fut soulagée, elle versa le contenu, comme l’indiquait un petit dessin sur la boîte, dans un trou évasé du plancher. Elle supposait que cela tombait simplement sur la mer en fines gouttelettes, sa rosée personnelle.
S’habituant peu à peu au bruit, elle mangea quelques fruits secs dans un sachet et but un verre de vin largement coupé d’eau. L’un des trois membres de l’équipage fit passer des berlingots de plastique contenant de l’huile d’olive.
— C’est bon pour la santé, dit-il. Aspirez lentement.
Rhita leva les yeux vers le filet au-dessus de sa tête pour s’assurer que la clavicule était toujours à sa place. Elle essayait de se persuader que l’expédition était maintenant bien partie et qu’il ne servait à rien de regretter quoi que ce fût, mais elle ne pouvait s’empêcher d’être tourmentée par des doutes.
Une heure plus tard, son attitude commença à changer. Elle s’était presque habituée aux vibrations et aux tressautements de son estomac. À travers le hublot, la vue du ciel clair, de la ligne côtière dégagée et, plus loin vers le sud-ouest, de la brume qui s’agglutinait au-dessus du delta lui inspirait des sensations nouvelles qui n’étaient pas désagréables. Elle entendit Oresias et Jamal Atta discuter du cap avec le kybernëtës, qui avait confié le pilotage de l’abeille à son copilote. Derrière eux, sur la droite, le second appareil les suivait sagement.
Le Celte et les gardes du palais prenaient les choses avec calme et stoïcisme. Rhita se disait qu’il devait y avoir entre eux une sorte de concours tacite. Le premier qui manifestait le moindre signe de nervosité avait perdu.
Demetrios avait perdu son teint terreux, mais il n’était visiblement pas à l’aise. Rhita se pencha vers l’allée centrale puis délit sa ceinture de sécurité pour pouvoir se rapprocher de lui. Elle tapa sur son protège-oreilles. Il en souleva un côté.
— Faisons un concours, dit-elle, un peu étourdie.
— Quel concours ? cria Demetrios.
— Le premier qui prend l’air apeuré, angoissé ou malade a perdu. D’accord ?
Elle hocha la tête, avec un sourire complice, en direction des gardes et du Celte, puis sourit.
— D’accord, fit Demetrios en lui rendant son sourire. Mais j’ai déjà perdu, ajouta-t-il d’un air malheureux.
— On commence maintenant. Attention !
Atta était en train de les observer d’un air de désapprobation très net.
— Où sommes-nous ? lui demanda Rhita en se levant.
Elle s’avança vers le groupe en titubant et en se tenant aux râteliers à bagages. Son courage semblait à présent sans limite.
— À l’ouest de Gaza, lui dit Oresias. Nous avons bien marché, jusqu’à présent. Nous suivons la route d’Alexandros, pour ainsi dire. Nous ferons escale à Damaskë pour refaire le plein, puis à Bagdadë et ensuite à Raki, au-dessous de la mer Kaspienne, où nous serons rejoints par une citerne volante. Nous serons ravitaillés en vol au-dessus de la République de Hunnos, d’où nous gagnerons, en moins de deux heures, les steppes où se trouve votre site. J’espère seulement que les provinces qui nous sont alliées resteront fidèles à la reine.
Le bruit des réacteurs de l’abeille était devenu pour Rhita synonyme de sécurité. Elle fit un somme d’une heure, au cours duquel elle rêva de vastes étendues sablonneuses, et s’aperçut en se réveillant qu’ils avaient traversé la Ioudaia et commençaient leur approche de Damaskë. Tels d’énormes pâtés à peine sortis du four, les roches, le sable et les montagnes défilaient sous eux. Elle songea aux caravanes qui mettaient des jours à traverser le désert, qui mouraient de soif et se disputaient quelques gouttes d’eau au fond de vieux puits taris. C’était un passé romantique révolu.
Derrière le désert de pâtés bien cuits se dessinait au loin une traînée verte qui faisait penser à une tache de peinture au milieu des sables. Rhita sentit le parfum de Damaskë avant même d’apercevoir la cité. C’était un parfum de vie, de verdure et d’eau qui lui fit relever la tête et froncer les narines pour mieux le capter. Demetrios et Oresias étaient plongés dans les plans de l’expédition. Le mekhanikos se faisait expliquer les détails qu’il ignorait encore. Rhita se demanda ce qu’elle ressentirait si elle avait été enrôlée de force, comme Demetrios. Mais j’ai été enrôlée de force, moi aussi, se dit-elle. Par ma grand-mère. Elle se pencha pour mieux regarder par le hublot.
Damaskë se glorifiait d’être la plus vieille cité du monde. Les fouilles de Jéricho, au siècle dernier, démentaient cette affirmation, mais Jéricho était une toute petite communauté, guère plus qu’un village, alors que Damaskë avait des millénaires d’existence en tant que véritable cité et plaque tournante du commerce de la Syrie.
La ville était entourée de vergers et de champs cultivés. Des ziggourats massives de pierre, de verre et d’acier s’élevaient du quartier juif et du secteur horien tandis que de gigantesques forteresses perses dominaient toute la partie sud de leurs vieilles pierres. Encore plus au sud, on apercevait l’aérodromos civil international d’El Zarra.
Sortant de la cabine du kybernëtës, Atta lui annonça qu’ils allaient se poser à la lisière d’El Zarra pour faire le plein.
— J’espère que nous aurons quelques nouvelles, si quelqu’un consent à parler, ajouta-t-il en secouant la tête d’un air lugubre.
L’abeille perdit de l’altitude et s’approcha de l’aérodromos en volant au ras des arbres. Rhita sentit l’odeur des dates et de la fumée des foyers alimentés à la crotte de chameau. Elle sourit malgré la gravité du moment. Elle n’avait jamais visité tous ces endroits. Si elle survivait, elle pourrait dire qu’elle avait vu du pays pour son âge.
L’abeille se posa sur une dalle de béton à proximité de quelques vieux chariots-citernes à moitié délabrés. Un groupe d’hommes aux vêtements poussiéreux et à la démarche fatiguée s’approcha en traînant de longs tuyaux plats couleur de sable. Ils attendirent que les pales cessent de tourner complètement pour poser les embouts à quelques pas des portes des deux appareils. Oresias ouvrit alors la porte et sauta le premier à terre, suivi d’Atta, des gardes et de Demetrios. Le Celte prit une profonde inspiration et s’ébroua comme pour s’éclaircir les idées.
Atta adressa quelques mots au Syrien le plus proche, qui semblait éprouver de la réticence à lui répondre. Il faisait mine de se concentrer sur la mise en place du tuyau et le pompage du carburant. Atta alla parler au chauffeur d’un chariot, et sembla avoir plus de chance avec lui. Mais quand il rebroussa chemin vers l’abeille, son visage était encore plus allongé et plus lugubre que précédemment, ce qui semblait pourtant difficile.
Rhita se rapprocha du mekhanikos pour écouter les nouvelles que lui rapportait Atta.
— Les communications en provenance d’Alexandreia sont coupées, dit-il. Ils nous ravitaillent en carburant, mais les cartes aériennes des steppes que devait nous fournir l’Office Cartographique Syrien ne sont pas arrivées.
Qu’entendent-ils par communications coupées ? demanda Oresias.
— Pas de radio, pas de téléphone, d’après le chauffeur. C’est un officier, il a parlé à des pilotes récemment arrivés à l’aérodromos. Ils disent que tous les vols en provenance d’Alexandreia ont été annulés. Nos appareils sont les seuls qui se soient posés ici aujourd’hui.
Oresias entoura son poignet gauche du pouce et de l’index de la main droite, et fit le geste de le tordre.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, dit-il.
Demetrios plissa les yeux d’un air intrigué.
— Qu’est-ce que…
— Nous ne sommes pas traités comme il convient, expliqua Atta. Ils veulent bien nous donner du carburant, mais les autorités de Damaskë nous rationnent leurs faveurs. Ce qui signifie sans doute que l’influence de la reine a baissé à leurs yeux.
Oresias se frotta le poignet jusqu’à ce que la peau semble sur le point de se déchirer.
— Une attaque contre le palais ? demanda-t-il.
Atta secoua la tête, peu désireux de se livrer à des spéculations.
— Notre mission est toujours valable, dit-il. Mais il se passe des choses anormales. Cela a dû commencer juste avant notre départ. Nous ne pouvons pas utiliser la radio. Il nous faudrait une heure ou plus pour nous rendre en ville ou convaincre l’administration de l’aérodromos de nous laisser envoyer un câble. Nous n’avons pas le choix, conclut-il en haussant les épaules. Nous devons continuer.
Rhita contemplait, au loin, les hautes tours et les ziggourats trapues de Damaskë. Elle constatait qu’elle n’était pas du tout effrayée, alors qu’elle aurait dû l’être. Le mélange d’excitation et de monotonie du vol exerçait sur elle le même effet qu’une drogue.
— Vérifiez avec votre clavicule, s’il vous plaît, lui dit Oresias à voix basse tandis qu’ils reprenaient place à bord de l’abeille. Je veux savoir si notre objectif est toujours là.
Elle descendit le coffret du filet à bagages et l’ouvrit. Elle se contenta de toucher le guidon du doigt. La mappemonde multicolore tourna de nouveau devant elle. La croix s’alluma à la même place. Rien n’était changé.
— Toujours au même endroit, dit-elle.
Oresias boucla sa ceinture, pencha la tête en arrière contre le dossier de son siège et ferma les yeux.
Quelques minutes plus tard, ses réservoirs pleins, l’abeille était de nouveau prête à décoller. Atta monta à bord au tout dernier moment, en faisant claquer la porte sous l’effet de la colère.
— Et notre citerne volante ? grommela-t-il. Et comment ferons-nous pour le retour ?