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Le commencement de la Voie
Korzenowski faisait son voyage sentimental. Il voulait toucher une dernière fois la surface de la Voie avant d’amorcer sa destruction. Elle était plus pour lui qu’un enfant unique. Elle représentait une si grande partie de lui que mettre fin à son existence était une sorte de suicide.
Il prit l’ascenseur qui conduisait à la surface de la septième chambre, prépara son champ de protection et attendit que la porte massive s’ouvre sur une perspective splendide qui semblait appartenir à un rêve sans borne.
Si l’on considérait le temps qu’il avait passé sous la forme d’un groupe de partiels inactifs, il n’avait vraiment vécu que les cent premières années et les quarante dernières. Selon les critères de l’Hexamone, il était encore jeune, certainement plus jeune que sa propre création, quelle que fût la manière dont on mesurât le temps sur la Voie.
Les pompes finirent d’aspirer l’atmosphère de la cabine d’ascenseur. La porte s’ouvrit. Son regard plongea dans la gueule du monstre qui l’avait déjà englouti une fois ainsi que l’Hexamone, les Jartes et des douzaines d’autres races, permettant l’établissement de relations commerciales entre des planètes, des temps et même des univers distincts.
La roche lisse et nue ainsi que le sol métallique de la septième chambre s’étendaient, gris, froids et morts, sur une dizaine de kilomètres au moins. Au-delà c’était la surface de la Voie elle-même, de couleur bronze, pas du tout morte. Korzenowski savait que s’il examinait cette surface de très près, il y verrait tout un bouillonnement d’activité en rouge et en noir, la vie de l’espace-temps lui-même, la réaction du vide agacé, torturé, poussé à rejeter cette surface perverse.
Le tuyau de bronze, de cinquante kilomètres de diamètres, s’étirait devant lui jusqu’à l’infini. Une réplique du tube au plasma qui éclairait les chambres du Chardon courait en son centre comme un pâle ruban fluorescent. L’Ingénieur se sentit soudain pris de malaise, comme s’il faisait brusquement partie des points géodésiques torturés qui décrivaient l’existence improbable de la Voie.
Une petite navette individuelle l’attendait. Il y prit place, et elle s’éleva à plusieurs mètres au-dessus de la surface plate avant de s’éloigner pour franchir la limite de la septième chambre. Puis elle se mit en vol stationnaire à une trentaine de kilomètres de la tête sud.
Korzenowski descendit par la trappe de la navette et se tint à quelques centimètres de la surface nue de la Voie. Il annula l’aire du champ de protection qui se trouvait sous ses pieds. Il se tenait maintenant à proprement parler sur la surface même de la Voie. Il ôta alors une chaussure et toucha de son pied nu quelque chose qui n’était ni chaud ni froid, quelque chose qui ne possédait pour lors qu’une seule qualité, c’était d’être à l’état solide. La surface de la Voie n’était pas concernée par les lois de la thermodynamique.
L’Ingénieur se baissa pour frôler la surface de la paume de sa main.
Il se releva. Il sentait maintenant son principe fondateur – le Mystère de Patricia – avec une très grande force, comme si quelqu’un se penchait par-dessus son épaule pour regarder avec lui.
C’est sa création, également, d’une certaine manière, pensa-t-il. Elle et moi, nous avons donné naissance à un monstre prodigieux.
— La pureté n’existe pas en dehors de toi, dit-il en s’adressant tout haut à la Voie. Tu as été mise au monde par des enfants trop précoces, qui ne savaient pas ce que tu signifierais plus tard pour eux. Tu nous as fait faire de beaux rêves. Mais aujourd’hui, je suis obligé de te tuer.
Il demeura plusieurs minutes en silence sur la surface neutre et irréelle, puis remonta dans la navette et retourna au puits central de la septième chambre.