13

Le Chardon

Le puits central du Chardon était un trou minuscule et noir au milieu de la vaste dépression qui marquait l’emplacement du pôle méridional de l’astéroïde. Le pôle opposé – appelé « nord » uniquement pour donner une direction, l’astéroïde ne possédant pas de champ magnétique naturel – formait un cratère au bord déchiqueté, la septième chambre s’ouvrant directement sur le vide. Avec ses vaisseaux de service équipés de champs de traction, l’Hexamone avait depuis longtemps balayé les débris qui encombraient la septième chambre depuis la Séparation, et elle servait maintenant d’astroport. Un jour, les cylindres en orbite auraient besoin de réparations, et le dock de la septième chambre serait l’endroit idéal pour cela.

Pour les petits vaisseaux du genre de la navette où se trouvaient le Russe et Lanier, l’entrée du pôle sud était plus pratique.

Lanier prêtait à peine attention aux ténèbres qui entouraient l’appareil. Son esprit était resté ailleurs. Il ressentait un écœurement encore plus fort, accompagné d’un élan de colère envers son mécontentement éternel. Il ferma les yeux, serrant très fort les paupières, puis les rouvrit brusquement tandis que la navette s’amarrait au dock tournant intérieur.

— Nous y sommes, lui dit le Russe.

 

La première chambre avait peu changé. Même l’interruption puis la reprise de la rotation du Chardon l’avaient laissée relativement intacte. Il est vrai que la base de la chambre n’était occupée, à peu de chose près, à l’origine, que par un désert de sable et de cailloux. Comme ils quittaient l’ascenseur, une brise glacée souffla sur eux de la tête sud, la haute paroi grise et vertigineuse qui s’élevait derrière eux. Aux abords de l’axe, à vingt mille mètres au-dessus de la « vallée » où ils se trouvaient maintenant, la lumière diffuse et miroitante du tube au plasma formait une brume laiteuse.

Sur une douzaine de kilomètres de part et d’autre, la base de la chambre s’étendait aussi plate et normale qu’il était possible de l’imaginer. Puis elle commençait à s’incurver lentement vers le haut, formant une arche impossible qui redescendait quelque part derrière le tube au plasma, telle une passerelle destinée aux dieux. Après toutes les années qui s’étaient écoulées – combien, au juste, depuis sa dernière visite ? Dix ? Douze ? –, les dimensions intérieures du Chardon frappaient de nouveau Lanier par leur caractère formidable. Il se souvenait de ce qu’il avait ressenti durant les horribles mois qui avaient précédé la Mort, lorsqu’il était submergé par l’accumulation des tâches administratives et des intrigues de la Terre aussi bien que celles du Caillou. Il y avait eu, surtout, le poids des mystères et de la connaissance anticipée des événements. Ils appelaient cela le coup de Caillou.

Cet afflux de souvenirs, loin de le réconforter, le renforçait dans son étonnement que les hommes aient pu se diminuer de cette manière en se livrant à une telle création. Car c’était comme cela qu’il se considérait lui-même : diminué, et dépassé. Le coup de Caillou, encore une fois.

Ils furent accueillis par un homme de haute taille, maigre comme un squelette et chauve comme un œuf. L’assistant de Korzenowski.

— Je m’appelle Svard, leur dit-il. Ser Korzenowski regrette de ne pouvoir vous accueillir en personne.

Il jeta au Russe un coup d’œil évaluateur, puis les précéda en direction d’un véhicule de traction qui attendait.

— L’Ingénieur a son centre de recherches au milieu de la vallée, ajouta-t-il. Il vous invite à le rejoindre là-bas.

Ils montèrent à bord du véhicule à huit places, sans roues ni chenilles, qui se déplaçait au-dessus du sable grâce à un champ de traction. Fabriqué sur le Chardon, il possédait une ligne sobre et élégante, une carrosserie d’un blanc nacré et un espace intérieur dont le décor gris pouvait être adapté à volonté par commande vocale ou pictée.

Svard avait un picteur dissimulé dans son col bas. Lanier n’avait jamais appris tout à fait à picter.

— J’espère que vous avez fait un voyage intéressant, leur dit l’assistant de Korzenowski.

Lanier hocha distraitement la tête tandis que le véhicule de traction filait sans heurt et sans bruit au-dessus du sable et de la végétation rabougrie.

— À quoi s’occupe ser Korzenowski en ce moment ? demanda Lanier. Il y a assez longtemps que nous n’avons pas communiqué.

— Il fait des recherches.

— Pour le compte de l’Hexamone ?

— En partie. Mais principalement pour satisfaire sa propre curiosité.

— Qui paie la facture ?

Svard lui sourit par-dessus son épaule.

— Vraiment, Mr. Lanier, vous devriez savoir que ser Korzenowski a, comme on disait dans le temps, je crois, carte blanche pour engager toutes les dépenses qu’il juge raisonnables, soit en ressources humaines, soit en crédits. C’est un privilège qui lui a été accordé avant sa mort, et les circonstances n’ont pas changé avec sa résurrection.

— Je vois, fit Lanier.

Un peu plus loin devant eux s’étalait un ensemble de bâtiments bas dont les murs s’évasaient légèrement à la base, enfouie dans le sable. L’espace au-dessus miroitait avec un effet de mirage. Lanier se demandait si c’était de l’air chaud qui montait ou s’il y avait une autre raison. Il plissa les paupières pour essayer de distinguer quelque chose à travers le nez transparent du véhicule de traction.

L’engin s’arrêta à quelques dizaines de mètres du bâtiment situé le plus au sud, et descendit sur le sable avec un sifflement sourd. La porte s’ouvrit. Mirsky descendit le premier, suivi de Lanier, qui observait attentivement ses réactions. Le Russe commença par jeter un regard circulaire à la vallée, puis leva les yeux vers le tube au plasma.

Il connaît le Caillou, se disait Lanier. Il est déjà venu ici. Cela ne lui rappelle rien de très agréable.

Svard dut se plier en deux pour sortir du véhicule. Puis il se redressa avec grâce, de toute sa hauteur, en clignant des yeux.

— Par ici, je vous prie, dit-il. Ser Korzenowski vous attend dans ses appartements privés.

Lanier savourait l’élasticité nouvelle de sa démarche. La rotation du Caillou conférait à la base de chaque chambre une force d’attraction égale aux six dixièmes de la gravité terrestre. C’était l’une des caractéristiques qu’il avait appréciées le plus ici. Il se souvenait de l’époque, éloignée de plusieurs décennies – c’était avant la Mort –, où il s’exerçait vigoureusement aux barres parallèles dans la première chambre. Il s’était toujours maintenu en excellente condition physique. Déjà, à l’université, c’était un gymnaste accompli.

À une centaine de mètres à l’est du complexe principal, un dôme blanc plus discret s’élevait du sable à une hauteur de quelques mètres. Svard les précéda dans une allée de gravier qui y menait, et s’arrêta pour picter quelque chose à la hauteur d’un capteur. Une icône verte représentant une main ouverte apparut devant chacun d’eux.

— Il désire que nous entrions tout de suite, expliqua Svard.

Une porte se dessina dans la façade, et s’écarta. Konrad Korzenowski apparut, vêtu d’un simple cafetan bleu foncé.

Lanier ne l’avait pas revu en personne depuis plus de trente ans, mais il avait peu changé. De stature moyenne, plutôt sec, il avait une figure ronde surmontée d’une courte brosse de cheveux poivre et sel. Le nez était long et le regard pénétrant. C’étaient surtout ses grands yeux noirs envoûtés – et envoûtants – qui étaient différents par rapport à leur dernière rencontre. Ils avaient absorbé une partie du « mystère » de Patricia Vasquez, cet élément de la personnalité humaine impossible à synthétiser. Korzenowski semblait porter en lui un aspect ineffable de la mathématicienne. Rien qu’à le voir, Lanier était épouvanté. Patricia était encore discernable à travers lui. Peut-être même plus qu’avant.

Quel effet cela lui fait-il, d’avoir une partie d’elle au centre de lui ?

Sur la Terre, avant la Mort, les transplantations cardiaques se faisaient couramment jusqu’au jour où les prothèses avaient été perfectionnées.

Que ressent-on lorsqu’on a subi la transplantation partielle de l’âme de quelqu’un d’autre ?

— Heureux de vous revoir, ser Lanier, lui dit Korzenowski en lui serrant la main.

C’est à peine s’il avait jeté un coup d’œil à Mirsky. Il le traitait moins, peut-être, en invité qu’en curiosité à élucider plus tard. Il leur fit signe d’entrer. Le décor intérieur, de style forme libre, était encombré de cylindres blancs et gris de toutes tailles, autour desquels étaient drapés des pans d’une substance qui ressemblait à de la pâte à pain. Il en écarta quelques-uns. Quand il les soulevait, ils se déformaient entre ses mains avec un léger chuintement. Il commanda au sol de former des sièges, qui prirent rapidement consistance. Le Russe s’assit, les bras croisés. Il paraissait à l’aise. Les traces de l’appréhension qu’il avait semblé manifester à l’extérieur avaient maintenant disparu.

Svard prit congé en pictant rapidement quelque chose à l’adresse de l’Ingénieur. Korzenowski croisa les bras de la même manière que Mirsky, puis se tourna vers les deux hommes.

— Nous avons là un problème, semble-t-il, ser Lanier, dit-il en regardant le Russe. Est-ce le véritable Pavel Mirsky ou une habile imitation ? Avez-vous une idée précise sur la question ?

— Pas la moindre.

— Que vous dicte votre intuition ?

Lanier, pris au dépourvu, mit quelques instants à répondre.

— Je suis incapable de vous le dire. Mon intuition, à supposer que j’en aie une, est noyée dans les brumes de toutes ces impossibilités.

— Nous savons de manière certaine que Pavel Mirsky a descendu la Voie avec toute une moitié de la Cité de l’Axe, et qu’elle s’est refermée sur eux après leur passage. Nous savons aussi qu’aucune porte n’a été ouverte depuis sur cette Terre. Si c’est bien Pavel Mirsky qui se trouve devant nous, c’est qu’il est revenu par un chemin dont nous ignorons tout.

Le Russe changea légèrement de position sur son siège. Posant les mains sur ses genoux, il se contenta de hocher la tête, laissant les deux autres parler de lui comme s’il n’était pas là.

— Il n’a pas l’air mécontent de lui, reprit Korzenowski en se frottant le menton d’un air songeur. Il me fait penser à un chat qui a trouvé une plume de canari. J’espère qu’il nous pardonne ces spéculations sur son compte. Nos instruments indiquent qu’il est matériel et humain, jusque dans sa structure moléculaire. Ce n’est pas un fantôme, ni dans le nouveau sens ni dans l’ancien. Ce n’est pas une projection d’un genre qui nous soit familier.

Korzenowski énumérait ces observations comme s’il suivait un chemin logique d’évidences qu’il écartait au fur et à mesure.

— Sa structure génétique est bien celle de Pavel Mirsky telle qu’elle est enregistrée dans les archives médicales de la cité de la troisième chambre, reprit-il. Êtes-vous bien le général Pavel Mirsky ? fit-il en se tournant vers le Russe.

Celui-ci répliqua en fixant un point situé entre les deux hommes :

— La réponse la plus simple et la plus proche de la vérité, je crois, est : oui.

— Venez-vous ici de votre plein gré ?

— Avec les mêmes réserves, oui.

— Par quel moyen êtes-vous arrivé ici ?

— Là, c’est un peu plus compliqué.

— Avons-nous le temps d’écouter sa réponse, ser Lanier ?

— J’ai tout mon temps, fit ce dernier.

— J’aurais voulu qu’Olmy soit présent, dit Mirsky.

— Malheureusement, ser Olmy ne répond à aucun message en ce moment. Je pense qu’il se trouve sur le Chardon, mais j’ignore où exactement. J’ai envoyé un partiel à sa recherche, pour le mettre au courant. Il est possible qu’il vienne nous rejoindre, mais je ne peux rien affirmer. J’aimerais que vous nous racontiez votre histoire le plus tôt possible.

Korzenowski s’assit en prenant l’un des morceaux de pâte blanche qu’il se mit à pétrir sur ses genoux. Mirsky demeura quelques instants silencieux, le regard baissé vers le sol immaculé, puis soupira.

— Soit. Mais plutôt qu’un récit, qui risquerait d’être long et fastidieux, je préfère vous faire une projection. Puis-je emprunter l’un de vos appareils ?

— Certainement, dit Korzenowski.

Il commanda à un champ de traction d’abaisser le projecteur le plus proche.

— Aurez-vous besoin d’une interface ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas, dit Mirsky. Je ne suis pas seulement ce à quoi je ressemble. (Il toucha, d’un seul doigt, l’objet en forme de goutte d’eau.) Pardonnez-moi si je ne me dévoile pas entièrement à votre appareil.

— Je comprends, fit Korzenowski avec une absurde cordialité tandis que Lanier sentait de nouveau se hérisser les poils de sa nuque. Commencez, je vous prie.

Le décor disparut, remplacé par quelque chose que Lanier eut tout d’abord un certain mal à comprendre. C’était une représentation condensée de la Voie, de la Cité de l’Axe, des premiers jours que Mirsky avait passés dans le Wald forestier de la Cité Centrale, et du début de son voyage dans la Voie, lorsqu’il avait commencé à accélérer le long de la faille.

Les informations projetées se succédaient sur un rythme rapide et tourbillonnant. Toute notion du temps présent avait cessé d’exister. Mirsky racontait son histoire à sa manière tandis que Korzenowski et Lanier la vivaient.

 

Appelez cela, comme vous voudrez, une évasion ou la plus grande désertion de tous les temps. La fuite devant un horrible passé, devant ma propre mort, devant la mort de mon pays et celle, presque totale, de ma planète. Si l’on peut appeler « fuite » le départ de la moitié d’une cité peuplée de plusieurs dizaines de millions d’âmes et d’une douzaine de millions d’êtres humains corporels dans un tunnel infini de l’espace-temps, à travers la furie déchaînée d’un cœur d’étoile, sur le rail d’un « nœud » étiré, d’un cordon ombilical impossible.

Le tunnel proprement dit est un immense ténia agrippé aux entrailles de l’univers réel, avec des pores qui s’ouvrent sur d’autres univers également réels mais différents, sur d’autres temps réels et identiques au nôtre. Ces pores sont cautérisés par notre passage. Le tunnel change ou a changé à cause de notre présence. Il se déforme et entre en expansion, à partir du moment de sa création, connaissant par avance notre fuite. Comment explique-t-on cela à un être humain non amélioré ?

On ne l’explique pas.

Il a fallu que je change pour savoir tout cela, et j’ai changé à plusieurs reprises au cours des décennies et des siècles de fuite en avant. Je suis devenu plusieurs personnes à la fois, et il y a eu des moments où l’un de moi avait du mal à en reconnaître un autre jusqu’au moment où ils pouvaient fusionner pour échanger des impressions personnelles. Je n’étais plus le Russe Mirsky – j’avais cessé de l’être, sans doute, lors de mon assassinat dans la bibliothèque du Chardon –, mais un simple habitant des quartiers geshels de l’Axe Nader et de la Cité Centrale, un citoyen d’un monde nouveau essayant de s’adapter à son impossible environnement. Nous n’étions plus les maîtres des territoires que nous reconnaissions, comme c’était plus ou moins le cas, précédemment, pour la Cité de l’Axe.

Je regardais les humains venus de la Terre avec moi évoluer, comme je le faisais, ou s’étioler progressivement pour mourir de la seule manière laissée aux immortels, en oubliant leur propre existence et en étant oubliés par les autres. Le reste d’entre nous survécut, et fusionna.

Le voyage dura, de notre point de vue, des siècles. Vous savez que le temps est une chose variable, beaucoup moins importante que notre jeunesse et notre vulnérabilité ne nous l’avaient laissé croire. C’est une dimension flexible mais omniprésente, déformée et tordue en quelque chose d’à peine reconnaissable.

J’ai vécu des durées extrêmement variées. Celle de la cité voyageant à travers la Voie à des vitesses relativistes, la mienne, au niveau très rapide de la mémoire civique, et celle des moments passés à communiquer directement avec mes compagnons de voyage, comme je communique en ce moment avec vous. Le temps se contracte et se compresse comme un ressort. Si toutes les durées que j’ai traversées devaient être alignées bout à bout, j’aurais vécu, peut-être, dix mille ans, à votre échelle.

Nous avions depuis longtemps dépassé le point de la Voie où les derniers moments de cet univers auraient pu nous être accessibles. Si nous avions ouvert une porte à cet endroit, chose qui nous était en réalité impossible, nous aurions pu assister à la mort de tout ce que nous avons connu, tout ce qui – même de manière très lointaine – était relié à nous. Mais nous avons poursuivi notre route. J’avais déserté mon propre univers.

Chose curieuse, cet instant n’eut rien de particulièrement spectaculaire. Nous nous étions déjà repliés sur nous-mêmes d’une manière extraordinaire, comme un insecte en train de se métamorphoser en chrysalide. Nous nous étions coupés de notre environnement tout en continuant de l’étudier.

La Voie s’ouvrait sur un immense tunnel torsadé. Notre passage dans ce tunnel ne suivait plus aucune géodésique rationnelle. Il n’y avait plus ni faille ni singularité au milieu. La cité ne pouvait plus tirer son énergie des générateurs de faille. Elle dut la puiser dans la fine atmosphère de particules et d’atomes épars au-dessus de la Voie. Ce qui eut pour conséquence de nous faire ralentir… rapidement. En moins de dix ans de notre temps de base, la vitesse de la cité était tombée en dessous des valeurs relativistes.

La Voie s’était élargie autour de nous. Étudiant la nouvelle configuration, nous commençâmes à prévoir ce qui nous attendait… Une vaste poche d’espace-temps qui couronnait la Voie, mais sans la terminer pour autant. Un espace fini, mais sans borne…

Nous étions entrés dans l’œuf d’un nouvel univers. Nous ne pouvions pas survivre, en tant que créatures matérielles, à l’intérieur de cet œuf. Nous aurions été dissous par le plasma naissant de cette masse et de cette énergie potentielles comme le sel fond dans l’eau. Mais nous avons appris à surmonter ce problème.

La cité entière, avec tous ses habitants, s’occupa activement à se transformer. Nous nous attendions à mourir d’un instant à l’autre, à simplement cesser d’exister, car nous n’étions que des enfants face à une fournaise enragée. Mais il y avait une autre possibilité, très lointaine.

Cette possibilité était que nous puissions nous adapter à l’œuf-fournaise, que nous puissions l’habiter et, finalement, le façonner pour qu’il grandisse en un univers adulte. Cela impliquait qu’il soit coupé de toute attache avec la Voie et qu’il parte librement à la dérive dans le super-espace tandis qu’à l’intérieur de l’œuf-fournaise, nos personnalités transformées renaîtraient, déployant leurs ailes dorées.

Est-il présomptueux de dire que nous avons voulu nous transformer en dieux ? Nous n’avions pas le choix. Nous avions atteint le bout de la Voie, dans la mesure où elle en avait un, et nous ne pouvions plus retourner en arrière. Nous n’avions que la solution de créer notre propre univers.

Pour ce faire, nous dûmes nous défaire de toutes nos connexions matérielles. Il nous fallait nous imposer aux fondements de l’espace et du temps, transcendant l’énergie et la matière, hors du contact du plasma amniotique.

Je vis mes compagnons s’entourer de murs de lumière, formant de grandes rosaces de personnalité qui s’étalaient, floues aux extrémités, se peignaient sur les murs de la cité, utilisant sa masse comme un appui temporaire pour ne pas se dissoudre. La lumière de chacun de nous touchait la lumière de tous. Nous étions ivres d’unicité. Ce fut une orgie aux proportions fantastiques. Le résidu de notre humanité fut distillé en une vaste sexualité de fusion. Nous en perdîmes presque notre objectif de vue. Nous aurions pu nous étourdir dans ce déchaînement narcissique de plaisir, de reconnaissance et d’amour, et plonger, tel un papillon éperdu d’amour, dans la fournaise… mais nous réussîmes à nous reprendre et à franchir le pas suivant.

Nous n’étions plus, dans notre unicité, qu’un frêle et délicat tissu de pensées enveloppant et habitant les restes de la cité. Nous avions étalé ce tissu au vent des particules de la Voie, qui soufflait maintenant beaucoup plus fort et beaucoup plus chaud en raison de la proximité de l’œuf-fournaise. Nous étions condensés, durcis, finalement réduits à un niveau inférieur à celui de la lumière et de l’énergie.

Fleurissant dans la fournaise, nous avons pu lui imposer notre volonté et lui donner l’impulsion nécessaire pour entrer en expansion, en convertissant la masse restante de notre cité en énergie de manière à faire pencher la balance. L’œuf sans borne commença à grossir et à se refroidir. Son plasma amniotique se condensa et prit forme.

Nous étions devenus des bâtisseurs de mondes. Tout d’abord, nous envisagions simplement de reproduire notre univers natal en créant des galaxies et des étoiles et en repartant de zéro. Mais nous avons vite appris que c’était impossible. Ce nouvel univers était beaucoup plus restreint que l’autre. Ses racines étaient plus humbles, car elles provenaient non pas de la texture du super-espace mais de l’extension tortueuse de la Voie. Il serait nécessairement plus limité, moins complexe et beaucoup moins ambitieux. Nous pouvions cependant en faire un endroit fascinant, quelque chose qui absorberait toutes nos facultés créatrices… si toutefois nous savions nous montrer prudents.

Il est bien plus difficile d’être un dieu que nous ne pouvions l’imaginer. Nous avions assumé, depuis le début, je suppose, qu’une volonté consciente ou une combinaison de volontés conscientes suffiraient à façonner et à contrôler un univers. Nous avions dirigé notre mince faisceau de volonté sur cette tâche, créant et modelant, guidant et affinant d’une manière que je suis incapable, bien entendu, de vous décrire, car je ne m’en souviens pas dans ce corps, et même si je m’en souvenais, il me serait impossible de lui trouver une place dans mes pensées présentes.

Pendant un certain temps, tout sembla aller très bien. Nous nous réjouissions de notre réussite. Nous étions comme un enfant dans une vaste cour de récréation. L’univers était devenu merveilleux. Nous commençâmes à modeler l’équivalent d’êtres vivants et pensants qui pourraient nous servir de compagnons, ou peut-être de réceptacles, en temps voulu, pour nos personnalités. Car nous rêvions toujours d’une forme matérielle. Nous étions encore sous l’influence de nos origines.

C’est alors que les choses ont commencé à tourner mal. L’univers s’est mis à se fracturer, à se décomposer ; ses limites se sont rétrécies, engloutissant ou bouleversant le peu d’ordre que nous avions réussi à mettre dans le chaos ardent. Nous nous étions trompés dans nos calculs. Une volonté unique ne pouvait pas créer un univers stable. Il y manquait le contraste et le conflit.

Nous essayâmes, avec l’énergie du désespoir, de nous diviser en forces opposées pour réparer les dégâts. Mais il était beaucoup trop tard.

Le dieu que nous étions devenus avait échoué.

Nous aurions tous cessé d’exister, noyés dans les débris de notre échec, si nous n’avions pas entendu une autre voix. Elle était moins extatique, moins exaltée que la nôtre. Et elle semblait extrêmement lointaine. Elle était aussi plus pragmatique, plus expérimentée et beaucoup plus diverse. Nous crûmes un instant entendre la voix d’un autre dieu, ou d’autres dieux, mais c’était encore notre ignorance qui nous faisait réagir ainsi. Car malgré les progrès que nous avions faits, nous demeurions incroyablement ignorants et naïfs.

La voix que nous avions entendue était celle de nos descendants, qui s’adressaient à nous depuis l’autre bout de notre univers. Tous les êtres intelligents qui avaient grandi et vieilli avec le cosmos où nous étions nés s’étaient rendu compte de notre échec et nous sentaient pris au piège. Ce n’étaient plus des êtres matériels. Ils n’étaient pas plus discernables en tant qu’individus que nous ne l’étions nous-mêmes, mais leur intelligence était d’une sorte plus hardie, plus pratique. Ils étaient devenus la Mentalité Finale, à la fois unique et cohérente mais également constituée d’un grand nombre de communautés d’esprits individuelles.

Ils nous ont sauvés. Ils nous ont tirés en arrière le long du cordon de la Voie, toujours ouvert, qui n’avait jamais été complètement séparé de l’œuf-fournaise.

Ce sauvetage n’était pas entièrement altruiste. Nous avions une certaine utilité pour eux.

Est-il possible de décrire de manière adéquate les émotions d’un dieu déchu ? Nous étions peinés, profondément gênés. Nous mesurant à l’aune d’une autre matrice de pensée, nous constations que nous n’étions que des enfants. Jeune vin aspirant à acquérir de la bouteille, nous avions engendré du vinaigre.

Mais nous fûmes pardonnés et soignés. Ils nous redonnèrent l’équivalent d’une santé. Nous fûmes accueillis dans leur communauté de penseurs, à la fois unie et diverse, qui occupait l’extrémité du vieil univers. Et là, de nombreuses choses nous furent révélées.

Je fus reconstitué à partir de ma matrice intégrale, et isolé. Je peux vous assurer que c’est une expérience pire que la mort, pire que la perte de sa famille, de sa cité, de sa patrie ou de sa planète. Je pleurai sur mon sort, je devins fou, et ils me reconstituèrent à nouveau, avec des raffinements supplémentaires. Finalement, au bout de plusieurs tentatives, ils obtinrent la stabilité désirée et m’envoyèrent ici.

Je suis porteur d’un message et d’une requête, si toutefois la chose peut être appelée ainsi. Ils ont leurs limitations, ces descendants de toutes les créatures intelligentes actuellement vivantes. Et ils ont aussi leurs obligations. Ils se doivent d’amener l’univers à une fin honorable et complète, à une conclusion esthétique. Mais ils ne disposent pas, pour ce faire, de ressources infinies.

Je suis plus que je ne le parais, mais je suis beaucoup moins que ceux qui m’ont envoyé ici. Et mon devoir est d’essayer de vous persuader d’une chose.

J’ai décrit la Voie comme un immense ténia agrippé aux entrailles de l’univers. Elle se prolonge, en fait, comme vous le savez, au-delà de notre monde. L’univers ne peut pas mourir avec ce jeune corps artificiel dans son ventre. Ou plutôt, il ne peut pas mourir dans de bonnes conditions. Il ne peut que se terminer d’une manière peu satisfaisante, en empêchant nos descendants d’accomplir tout ce qu’ils espèrent.

 

Lanier sortit, étourdi, de la projection, et accommoda sur Mirsky. Une image, en particulier, continuait à lui hanter l’esprit au niveau subconscient. Elle le terrifiait. Il faisait tous ses efforts pour se la rappeler clairement, mais ne conservait qu’une vague impression de galaxies choisies, à travers le temps, comme victimes offertes en sacrifice.

Des galaxies en train d’agoniser pour fournir l’énergie nécessaire à ce que la Mentalité Finale avait l’intention d’accomplir.

Il ressentait de douloureuses pulsations dans sa tête, accompagnées d’une légère sensation de nausée, comme s’il avait l’estomac lourd après avoir trop mangé. Il pencha la tête en avant, vers ses genoux, en gémissant.

Korzenowski posa la main sur son épaule.

— Je partage votre détresse, dit-il d’une voix calme en s’adressant à Mirsky.

Lanier releva la tête vers ce dernier, qui était en train de ranger le projecteur.

— Mais qu’êtes-vous donc ? demanda-t-il d’une voix sourde.

Mirsky ne répondit pas à sa question.

— Vous devez rouvrir la Voie pour la détruire de ce côté-ci, dit-il. Si vous ne le faites pas, nous aurons trahi nos descendants à l’autre bout du temps. Pour eux, la Voie n’est rien d’autre qu’une splendide boule de poils, une obstruction interne. Et c’est nous qui sommes responsables de tout cela.

Éternité
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