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Le Chardon
Olmy avait décidé de disparaître lorsqu’il était devenu clair qu’ils allaient lui proposer ce commandement. Il ne voulait pas prendre le risque d’abriter un Jarte en occupant un poste crucial dans la défense de l’Hexamone.
Après sa conversation avec Korzenowski, il avait regagné son logement situé sous les Chambres du Nexus, puis son ancien appartement d’Alexandrie. Dans les deux cas, il avait effacé toute trace de son passage. Puis il s’était préparé à déconnecter son terminal de bibliothèque, mais avait hésité. Avant de couper ce dernier lien, il lui restait un devoir à accomplir. Il appela son pisteur favori et demanda des nouvelles de son fils.
— Sur le Chardon, répondit aussitôt le pisteur.
— Incarné ?
— La naissance s’est bien passée. Il reçoit actuellement son endoctrinement corporel.
Ni Ram Kikura ni lui n’avaient pu aller le voir. La culpabilité et le remords ne faisaient pas partie des émotions que les implants étaient censés contrôler.
— Est-ce que je pourrais lui parler en dehors des canaux publics ? demanda Olmy.
Le pisteur ne répondit pas durant plusieurs secondes.
— Pas directement, fit-il enfin. Mais il a ouvert un compte de données clandestin auquel vous êtes le seul à pouvoir accéder.
— Qu’attendez-vous pour me le passer ? demanda Olmy avec un sourire.
Le compte de données ne contenait qu’un seul message : « Accepté au service de défense. Première affectation dans quelques jours. À notre succès, père. »
Olmy relut plusieurs fois le message, qui était accompagné d’un pictogramme signifiant amour, respect et admiration. Instinctivement, il tendit la main pour le toucher. Elle passa au travers.
— J’ai un message pour mon fils, dit-il. Ainsi qu’une requête.
Lorsque le message fut enregistré sur le compte de Tapi, Olmy retira son pisteur et referma le terminal.
Le moment était venu de se cacher dans un endroit où il serait certain de ne pas être découvert. Rassemblant les quelques affaires dont il avait besoin, il les transporta dans un abri provisoire situé dans une galerie d’entretien du troisième quartier de la tête nord.
Il n’était pas encore prêt à présenter ses informations à l’Hexamone. Il restait beaucoup de travail à accomplir. Jusqu’à présent, il n’avait rien qui pût être particulièrement utile au niveau stratégique. Il avait beaucoup appris sur la société jarte, mais ne possédait encore aucun renseignement significatif concernant leur science et leur technologie. Il y avait peu de chances pour que ce Jarte détienne des informations détaillées dans ces domaines. C’eût été extrêmement imprudent, compte tenu de sa mission. Cependant, Olmy avait le sentiment qu’il lui faudrait encore plusieurs semaines pour achever ses recherches.
En réalité, il était en train de se perdre dans cette étude. Il voyait parfaitement le piège – le sien et non celui du Jarte – et l’évitait soigneusement. Il pouvait s’enfouir profondément dans sa propre tête et se contenter de traiter les informations transmises par son partiel, plusieurs mois d’affilée, ne retournant dans le monde extérieur que pour prendre ses rations nutritives complémentaires et peut-être pour se tenir informé de l’évolution de la réouverture.
Jamais il n’avait eu l’occasion d’étudier un ennemi d’aussi près, de manière aussi intime. Étudier son ennemi, c’était se regarder dans un miroir déformant. Avec le temps, en jouant contre les forces et les faiblesses de son adversaire, on pouvait devenir en quelque sorte son négatif, son moulage. Et lui inversement.
Olmy ne méprisait plus le Jarte. Il arrivait même qu’il s’estime près de le comprendre.
Ensemble, ils avaient mis au point une espèce de jargon psychologique qui leur permettait de penser chacun à la manière de l’autre, dans les limites du langage. Ils avaient commencé à échanger des informations personnelles sans aucun doute soigneusement épurées et émondées, mais qui leur donnaient néanmoins un aperçu de leurs réflexions réciproques. Olmy avait parlé au Jarte de ses antécédents, de sa naissance naturelle, de son éducation conformiste et de l’exode des nadéristes orthodoxes de la cité de la deuxième chambre. Il n’avait rien dit, par contre, des partiels retrouvés de Korzenowski ni de sa conspiration étalée sur des siècles.
Du Jarte, Olmy avait appris ceci :
Une planète civilisée est une planète noire. Pas de gaspillage, pas de risque de détection. Nous nous y cachons pour nous préparer au service de la Voie. Il existe de nombreuses planètes de ce type, où les expéditeurs en partance ou sur le retour attendent leur nouvelle affectation. [Je] suis entré dans le service sur un tel monde, d’un noir admirable sur fond d’étoiles. [Je] ne sais pas du tout ce que c’est qu’une naissance naturelle. [Nous] sommes tous entrés dans le service par l’intermédiaire d’expéditeurs, aussi loin que [ma] mémoire est informée. Au moment de la création, [nous] recevons toutes les connaissances nécessaires à l’accomplissement de [notre] devoir immédiat. Chaque réaffectation apporte des connaissances supplémentaires. [Nous] n’oublions pas nos affectations passées, mais nous les mettons en réserve, afin qu’elles puissent [nous] renseigner plus tard en cas d’urgence.
Olmy parla au Jarte de l’enfance humaine, de l’éducation, des jeux, du choix et de l’attribution des premiers implants, et aussi des bibliothèques. Il ne mentionna pas le Chardon ni l’usage qui en était fait, et il filtra soigneusement les informations visuelles qu’il laissait passer afin de cacher au Jarte les différentes chambres aux contours courbes du vaisseau-astéroïde. Il s’efforça de donner l’impression qu’il avait été, lui aussi, mis au monde et élevé sur une planète.
En temps voulu, il espérait pouvoir percer les mensonges correspondants du Jarte. Après tout, c’était lui le prisonnier, et Olmy avait l’avantage. Plus tard, peut-être, quand il serait tout à fait sûr de sa domination, il ne dirait que la vérité, toute la vérité au Jarte.
Pour le moment, ils se contentaient tous les deux de décrire des cercles autour de cette vérité.
Au-dehors, l’Hexamone avançait peu à peu vers son objectif. De temps à autre, Olmy se branchait sur un terminal public, loin de sa cachette, et utilisait son pisteur pour percer la propagande de l’Hexamone, devenue particulièrement oppressante. L’Hexamone donnait l’impression de se cacher la tête dans le sable et de se sentir coupable de ses actions. Il avait besoin de se convaincre sans cesse de leur bien-fondé.
Olmy ne trouvait pas ce subterfuge encourageant. Il ne pouvait conduire qu’à des erreurs et à des jugements fautifs. Ses pires suspicions, ses pires craintes à propos de la politique actuelle de l’Hexamone étaient en train de se réaliser.
Après le mandat donné par la mens publica, la réouverture était imminente. Le dispositif de défense était presque totalement en place. La Voie pouvait être raccordée dans un délai d’un mois, peut-être moins. Les citoyens des corps en orbite étaient enthousiastes, mais inquiets.
Sur la Terre, le Sénat était en vacances forcées. Les repcorps et les sénateurs étaient assignés à résidence, de même qu’un grand nombre de gouverneurs territoriaux.
Ram Kikura se trouvait toujours en résidence surveillée, privée de toute communication avec l’Axe Euclide.
Olmy prit connaissance de ces informations avec une résignation morose. Ces choses-là avaient toujours existé potentiellement. Aujourd’hui, elles se réalisaient. La réouverture était devenue une obsession, rien ne pourrait plus se mettre en travers de sa route, pas même dix siècles d’honneur et de tradition.
Le moment venu, il finirait peut-être par respecter les Jartes, avec leur idéal de pureté univoque, plus qu’il ne respectait ses semblables embourbés dans l’hypocrisie et la confusion.
Il se replongea dans son travail.