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L’Axe Euclide
L’écran de Ram Kikura lui montrait le Chardon en train de tournoyer comme une quenouille de géant garnie de laine dévidée à toute vitesse. Le tiers nord de l’astéroïde avait fondu et explosé ; il formait un éventail de brume rougeoyante autour de la masse restante.
Judith Hoffman venait d’apprendre que sa navette n’avait subi aucun dommage. Toutes les communications avaient été interrompues pour laisser la priorité aux transmissions officielles de l’Hexamone. La destruction du Chardon n’affecterait pas la Terre ni les cylindres en orbite, à l’exception de quelques autochtones aveuglés par la première explosion.
Elle se leva et fit les cent pas dans sa chambre, incapable de détacher son regard de l’écran.
Que va-t-il se passer maintenant ? Combien de temps reste-t-il jusqu’à ce que…
Un entonnoir semblable au pavillon d’une énorme trompette se matérialisa dans les ténèbres devant le Chardon. Ondulant comme une méduse, il ne semblait posséder aucune des caractéristiques de la Voie. Quelque chose de beaucoup plus menaçant s’était formé. Un trou noir limité, aux contours façonnés, qui ne ressemblait à rien de connu dans cet univers. Le vaisseau-astéroïde se mit à se déplacer à vue d’œil vers le cornet béant. Cela signifiait qu’il était soumis à d’incroyables accélérations. Avec une précision chirurgicale, ses parois furent incisées suivant leurs lignes de moindre résistance. Des forces irrésistibles le scindèrent en segments transversaux, comme un gâteau géant découpé en portions inégales, chacune correspondant approximativement à une chambre du Chardon.
L’air, l’eau, la roche – cette dernière en fusion à l’extrémité nord – jaillirent du Chardon comme autant de coulées de peinture étalées par un énorme pouce et accompagnées de débris poussiéreux qui ne pouvaient être que les fragments des montagnes, forêts et cités intérieures.
Les ruines du Chardon disparurent, englouties par le pavillon de l’entonnoir. Elles ne devaient ressortir nulle part. Elles laissaient derrière elles, dans cet univers, un déficit de plusieurs billions de tonnes, qui devait être compensé d’une manière ou d’une autre.
Depuis le domaine complexe du super-espace jusqu’aux lointains confins de cet univers-ci, des fuites spontanées et compensatrices d’énergie pure allaient se produire pour remplacer exactement la masse perdue du Chardon. Ainsi, les comptes seraient équilibrés. Normalement, ces fuites devaient être suffisamment étalées pour que pas une seule – il y en aurait des milliards – ne se produise à proximité d’une étoile, et encore moins d’une planète. Mais durant des milliers et peut-être des millions d’années, de petites explosions de rayonnement gamma mystifieraient les astronomes humains et non humains. Et qui devinerait leur origine ?
Personne, peut-être.
Ram Kikura continua de regarder l’écran plusieurs minutes après la disparition du Chardon. L’entonnoir n’était plus qu’un anneau de poussières et de débris spiralant vers l’intérieur, plus sombre que le fond d’étoiles environnant.
Puis il se referma comme une fleur qui se prépare à affronter une longue nuit.
Le long et douloureux suicide de la Voie était amorcé.