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Le Chardon
Lancé treize siècles auparavant selon sa propre ligne de temps, le Chardon était sans nul doute la plus belle réalisation individuelle de la race humaine, rendue encore plus grande par la création de la Voie. Il abritait les deux plus belles et plus vastes cités de toute l’humanité, qui n’avaient cependant jamais été entièrement peuplées. Il recelait les armes les plus puissantes jamais conçues, et avait donné naissance à la civilisation la plus universelle et la plus accomplie, porteuse de philosophies englobant toutes les religions humaines symbolisées, pour la plupart, dans le mythe du Bonhomme, qui représentait l’expression imparfaite mais glorieuse du désir universel de justice et de progrès par l’intermédiaire des Étoiles, de la Destinée et de Pneuma. Il y avait là tout l’univers, toute l’histoire et tout l’esprit humains. Et le Chardon n’était que la forme humble et transitoire de ces aspirations.
Farren Siliom contemplait tout cela de son appartement. Il n’avait pas même le temps de s’habituer à son nouveau corps. D’une certaine manière, il regrettait ce gaspillage de ressources, mais préférait finir ses jours sous une forme physique.
S’il fallait que le Chardon meure, il mourrait avec lui plutôt que d’avoir à expliquer à ses concitoyens ce qu’il avait fait, et pourquoi.
Malgré un curieux sentiment de mélancolie qui n’était pas sans lui rappeler l’expression qu’il avait vue sur le visage de Korzenowski, il ne se sentait pas du tout l’âme d’un traître. Sans aucun doute, sur la balance cosmique de la justice, il devait être un héros ; mais il n’éprouvait pas non plus ce sentiment de justification. Il était devenu quelque chose d’à peine plus important qu’un minuscule capteur dans les circuits de l’histoire. C’est le sort le plus douloureux que puissent connaître les politiciens qui croient ou espèrent se trouver encore aux commandes.
Il savait quelle était sa vraie place dans l’histoire du Chardon. Il n’était pas du tout sûr que ce fût la place d’honneur. Sans y être autorisé, profitant du pouvoir que lui donnait l’exercice de son mandat à une époque antérieure, il avait ordonné – ou tout au moins approuvé – la destruction du vaisseau-astéroïde. Il l’avait fait pour des raisons valables et incontournables, mais qui ne lui étaient cependant pas tout à fait claires.
Je me suis laissé persuader par des dieux. Les historiens sont rarement indulgents envers les dirigeants comme moi.
Sa famille se trouvait actuellement sur la Terre, dans un camp situé en Asie du Sud-Est. Ses deux enfants avaient été conçus et mis au monde de manière naturelle, en accord avec ses principes nadéristes, mais bénéficiaient tout de même de quelques améliorations apportées par la technologie de l’Hexamone, car il n’était pas orthodoxe. Ils grandiraient, prophétisait-il, sous l’influence de la Terre plus que sous celle des cylindres en orbite. Il était à prévoir que ceux-ci évolueraient en une société fermée, prête à apporter toute l’aide nécessaire à la Terre, mais repliée sur elle-même. En tant que telle, au bout d’un siècle ou deux, cette société cesserait d’être viable et entrerait dans un long processus de décadence, comme un agneau – pour emprunter à l’expérience de la Terre telle que Garry Lanier avait pu la vivre – dont on serre la queue avec une ficelle pour qu’elle se détache du corps au bout d’un certain temps. Qui aurait pu prévoir une telle éventualité à l’époque enthousiaste de la Séparation ?
La Terre évoluerait de son côté après avoir reçu cette formidable impulsion. Qui était capable de prédire jusqu’où elle irait après avoir subi l’influence puissante de l’Hexamone et de la Reconstruction ?
Il avait placé des capteurs et des partiels en plusieurs endroits tout autour du Chardon. Ils étaient tous reliés à ses organes sensoriels, pour lui permettre de ne rien perdre du moment quand il serait venu – s’il venait. Il gardait toujours en réserve une petite part – probablement ridicule – de scepticisme.
Le Chardon a toujours existé.
Dans sa vie à lui, tout au moins.
Il ressentit une vague de regret pour l’ancienne époque de la Voie, et en conçut un sentiment de honte. Mais ces temps-là étaient tellement plus faciles à comprendre, bien qu’ils eussent été tout aussi complexes. Il n’aurait jamais cru éprouver un jour ce genre de nostalgie pour les affreux méandres de la création de l’Ingénieur.
Depuis la Séparation, il lui semblait que l’Hexamone n’avait jamais vraiment su où il était. Il n’avait jamais pu trouver le chemin de la maison.