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Le Chardon
La septième chambre était dans l’ombre, face aux étoiles, tournant le dos au Soleil, à la Terre et à la Lune. Ses bords nets et sa vaste cavité circulaire ébarbée formaient un noir moins dense et moins soutenu que celui de l’espace. Quatre zones éclairées seulement brillaient à son pourtour, ainsi que les lumières intermittentes des équipes de techniciens en train de procéder aux derniers alignements.
Le dôme qui couronnait le puits central abritait à présent une foule de personnalités et d’invités. Il y avait parmi eux les historiens officiels de l’Hexamone, que Korzenowski connaissait pour la plupart, ainsi que les savants et techniciens chargés d’assurer les fonctions de maintenance lorsque la Voie serait raccordée et rouverte. Le Président et le Ministre-Président étaient en compagnie de l’administrateur du Chardon et de Judith Hoffman.
Olmy était là également, l’air beaucoup plus normal que lors de sa dernière rencontre avec Korzenowski.
Tous flottaient au milieu des lignes floues de leurs champs de traction comme la proie d’une araignée tranquillement résignée à son sort.
Ils font autant de cérémonie que s’il s’agissait de la véritable réouverture, se disait Korzenowski en se dirigeant vers le centre du dôme avec sa clavicule améliorée.
Il avait fait à peu près les mêmes gestes, des siècles auparavant, quand il avait ouvert la Voie pour la première fois après sa création et qu’il avait orienté l’Hexamone dans une direction dont personne ne soupçonnait, à l’époque, les difficultés et les embûches.
Il n’avait pas encore véritablement pris sa décision à propos du message qu’Olmy voulait lui faire transmettre. Ni l’amitié ni même le fait d’avoir une dette personnelle envers lui ne pouvaient être mis dans la balance en des circonstances aussi graves. Les considérations individuelles devaient céder le pas à des responsabilités plus vastes.
Et pourtant, Olmy n’avait jamais rien fait dans sa vie qui fût contraire aux intérêts de l’Hexamone. Il était impossible de trouver quelqu’un de plus héroïque et dévoué que lui.
Korzenowski s’enferma dans le champ de traction qui se trouvait au centre du dôme et mit lentement en place la clavicule de commande. Les points nodaux entourant la tête de la septième chambre étaient asservis à ce dispositif. Il avait à sa disposition toutes les capacités et toute la puissance de la machinerie de la sixième chambre. Il avait derrière lui des mois d’essais et de préparation. Il tenait la clavicule d’une main sûre, et son esprit était plus clair et plus concentré qu’il ne l’avait été depuis des années.
Le moment était venu. Autour de lui, les invités firent peu à peu le silence et cessèrent de picter.
Korzenowski ferma les yeux et laissa la clavicule lui parler. Les sondes superspatiales du Chardon – qui n’étaient guère plus que des abstractions mathématiques auxquelles la machinerie de la sixième chambre donnait une réalité temporaire – s’ouvrirent vers l’extérieur, vers l’intérieur et dans des directions où un cerveau humain non assisté ne pouvait les suivre.
À travers la nappe étalée de demi-réalités étroitement apparentées qui entouraient cet univers, à travers la cinquième dimension multiforme qui séparait les grands univers et leurs différentes lignes de réalité, les sondes partirent à la recherche de quelque chose d’artificiel, quelque chose qui tranchât sur le chaos parfaitement organisé de la nature. Elles transmirent leurs résultats à la clavicule et à Korzenowski. Il vit un entrelacement d’univers géants qui tourbillonnaient les uns autour des autres, et même les uns dans les autres, se recoupant puis se séparant, s’éloignant presque toujours les uns des autres tandis que les distances augmentaient dans la cinquième dimension.
Il était sous le coup d’une sorte d’extase. La partie de lui qui était Patricia Vasquez ressemblait à la surface tranquille d’un océan profond en train de recevoir la pluie. Elle ne réagissait pas, elle se contentait d’absorber, en le laissant travailler seul à son extraordinaire technologie.
L’espace d’un moment intemporel, les perceptions de Korzenowski se mêlèrent à la clavicule et il comprit, avec une clarté à la fois éphémère et transcendante, tous les secrets de cette section transversale quintidimensionnelle limitée. Il se trouvait dans un état qu’il n’avait connu qu’en quelques rares occasions dans le passé. Les arguties théoriques sur la nature du super-espace signifiaient moins que rien pour lui. Il savait à quoi s’en tenir.
Dans cet endroit situé au-delà des mots et de toute expérience, il découvrit une anomalie. Infiniment longue, bizarrement enroulée
elle ressemble à un ver
en un certain nombre de points, ces points étant des lieux d’une grande complexité connus sous le nom d’empilements géométriques. Curieusement super-enroulée dans les limites d’un univers, le sien. Étendue comme une flamme linéaire jusqu’à des ténèbres inoccupées et indéfinies. Jusqu’à l’ombre de l’univers final qui allait être créé, et qui échouerait…
La Voie.
Au sein de ces enroulements pesants, fluides et pourtant immuables – intestins, molécules protéiques, DNA –, il chercha une extrémité cautérisée. Une telle recherche aurait pu durer cent ans. Il l’ignorait et ne s’en souciait pas. Le Chardon lui-même se serait-il rabougri à l’état d’une vieille peau stérile durant le temps pris par cette recherche qu’il ne s’en serait pas soucié davantage. Son objectif était on ne peut plus clair et écrasant.
Korzenowski examina ce qu’il avait créé, d’un peu plus près, cette fois-ci, et d’un œil plus mûr et plus exercé. Il y avait certaines caractéristiques de la Voie qui demandaient, à son avis, un examen plus approfondi : la structure des empilements géométriques étroitement entremêlés et déformés, les courbures splendides et complexes de la Voie partout où elle interagissait avec les anomalies de l’espace-temps énorme de l’univers parent, évitant la disruption et la destruction assurées. Cette création était devenue quelque chose de vivant, qui cherchait à perpétuer son existence sans être troublé.
Dans tout cet enchevêtrement de grands univers, les sondes ne trouvèrent nulle part de signification ni d’organisation générale. Aucune intelligence n’avait présidé à la création de tout cela, rien n’avait donné volontairement forme à cette totalité. Si un dieu ou des dieux existaient, ils n’avaient pas leur place ici. Korzenowski comprenait cela sans l’ombre du plus petit doute, il le « savait » d’une manière qu’il ne pourrait jamais appréhender ou exploiter consciemment.
Il n’existait pas de dieu de la totalité et de la globalité. Aucun dieu, au demeurant, n’aurait pu désirer un tel rôle ; car ce que contemplait Korzenowski en ce moment n’avait pas pu être créé, et ne pourrait jamais être détruit. C’était le Mystère propre du super-espace, ineffable ; l’évier qui absorbait, au-delà de toutes les mathématiques et de toute la physique, l’ensemble des contradictions gödeliennes.
Ce que Korzenowski voyait, c’était une panoplie fantastique de toiles sur lesquelles toutes les choses concernant des êtres intelligents pouvaient être peintes. Une cour de récréation pour des intelligences toujours en évolution, toujours plus grandes, qui arrivaient au niveau des dieux et qui le dépassaient. Des univers sur des univers sur des univers sans fin et sans commencement.
L’ennui véritable ne pourrait jamais exister ici, pas plus que la solitude véritable et permanente. C’était le Tout, et c’était infiniment plus que suffisant.
L’Ingénieur venait de trouver ce qu’il cherchait. Presque banale par contraste, c’était l’extrémité cautérisée de la Voie.
Il prépara la clavicule et activa les stimulateurs et projecteurs autour de la septième chambre béante. Les reflets et les distorsions de la Terre, de la Lune et du Soleil formaient des halos qui tournaient lentement sur eux-mêmes aux approches du secteur sensible. Les étoiles lointaines miroitaient.
Sans rien bouger, sans exercer aucune force, l’Ingénieur fit traverser des immensités à l’extrémité cautérisée de la Voie pour la mettre en contact avec le champ largement distendu des projecteurs. Il ne pensait pratiquement à rien d’autre qu’aux étendues du super-espace. Il était sous le coup de l’extase que lui procurait le fait de pousser ses propres capacités jusqu’à leur limite extrême. Les conséquences importaient peu pour le moment. L’acte suffisait en lui-même.