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La Cité du Chardon
Farren Siliom sentit le craquement avant de l’entendre vraiment. Il provenait des câbles de suspension et d’ancrage des bâtiments suspendus. Le sol s’était mis à vibrer sous ses pieds, provoquant une douleur qui se répercutait dans tous ses os.
Dans la sixième chambre, un robot lui transmettait ses impressions.
Du puits central de la tête nord, qui menait à la septième chambre, jaillissait une cascade d’un blanc et d’un vert intenses, qui suivait l’axe de la chambre, se transformant en un torrent de plus en plus large à mesure qu’il parcourait la longueur de la chambre, de trente kilomètres environ. Les yeux du robot suivirent le torrent jusqu’à la tête sud, où il s’évasait en ondes concentriques éclatantes d’un bleu-vert et d’un mauve intenses.
La machinerie de la sixième chambre avait cessé de fonctionner. Le robot reporta son attention sur la chambre proprement dite. Le fond de la vallée semblait se gondoler, mais c’était impossible. Le bruit et les vibrations auraient été beaucoup plus forts. Des plaques de machinerie de plusieurs dizaines de kilomètres de large se soulevaient et formaient des sphères qui montaient vers l’axe comme des bulles de savon. Cela aussi, c’était strictement insensé.
Un énorme fracas retentit alors. La tête nord se fendit comme une assiette de porcelaine touchée en plein milieu par une balle. Des éclats de métal et de roche d’astéroïde tournoyèrent de tous les côtés à la fois, bizarrement déformés par les effets inégaux de la poussée interne et de la force centrifuge. Avec la lenteur de certains rêves, ils retombèrent vers le fond de la vallée où ils se fracassèrent lourdement. Par les fissures de la tête, des flots ardents de roche liquéfiée se déversèrent dans la chambre, formant de belles courbes irrégulières et spiralées, des soleils de feux d’artifice.
Le robot n’eut que très peu de temps pour entrevoir tout cela avant que la tête entière ne s’affaisse et que l’onde de choc, répercutée à travers la vallée, ne voile tout d’un manteau de fumée et de poussière qui mit fin à la transmission.
C’est en train de broyer l’extrémité du Chardon, se dit Farren Siliom, et cela se rapproche de moi.
Les capteurs de la cinquième chambre lui transmirent des images de montagnes et de rivières rouilleuses déformées comme au travers d’un miroir ondulé. La tête nord éclata, mais il n’y eut pas de pluie de roche fondue. L’atmosphère de la chambre s’embruma soudain. Les capteurs cessèrent bientôt, à leur tour, de transmettre.
Dans la quatrième chambre, les oreilles et les yeux télécommandés du Président perçurent la rumeur sourde qui grossissait jusqu’à un niveau littéralement assourdissant. Les arbres étaient si secoués qu’ils en perdaient toutes leurs branches, et les rivières et les lacs semblaient avoir atteint le point d’ébullition.
La sixième chambre ne devait plus exister, ce qui signifiait que tout amortissement inertiel avait cessé à l’intérieur du Chardon. Dès que l’astéroïde serait soumis à un mouvement brusque, les cités des deuxième et troisième chambres s’écrouleraient comme des châteaux de cartes à plusieurs étages.
Farren Siliom voyait sa mort en face, plusieurs minutes avant qu’elle survînt. Il n’assisterait donc pas à la conclusion de cet épisode final de l’histoire du Chardon.