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L’Axe Euclide
Suli Ram Kikura n’était plus sous la garde de l’Hexamone. Libérée de son astreinte à résidence dans son appartement, elle était redevenue une femme libre, libre surtout de constater la confusion et le chaos qui s’étaient établis depuis plusieurs semaines.
Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’Olmy jouait dans tout cela un rôle non négligeable, et qu’il était peut-être même le seul à savoir ce qui se passait réellement.
Sa colère et sa frustration devaient pour le moment céder le pas à son sens du devoir. Il fallait d’abord qu’elle soit sûre que la destruction du Chardon – si elle se produisait – ne mettrait pas en danger les corps en orbite ou la Terre. Elle n’avait pas suffisamment de connaissances techniques dans ce domaine, même en utilisant ses implants au mieux de leurs capacités, pour parvenir toute seule à des conclusions utiles.
Dans l’immédiat, elle se réjouissait de pouvoir disposer sans surveillance de ses lignes de communication avec l’extérieur. Elle décida d’appeler Judith Hoffman, dans sa résidence d’Afrique du Sud. Un message l’attendait, transmis par une partielle qui avait pour instructions de ne répondre qu’à un nombre très limité de personnes figurant sur une liste dont Ram Kikura faisait partie. D’après ce message, Hoffman, après être restée sur le Chardon jusqu’au tout dernier moment, se trouvait actuellement à bord d’une navette qui faisait route vers l’Axe Euclide. La partielle était prête à organiser une rencontre. Il était même possible, si elle le souhaitait et si les canaux de communication n’avaient pas été coupés par l’Hexamone, de parler immédiatement avec sa principale.
Ram Kikura, qui répugnait généralement à s’imposer, accepta immédiatement.
— Si vous pouviez obtenir une ligne, je vous en serais très reconnaissante, dit-elle.
La partielle prit les dispositions nécessaires. Elle trouva une ligne libre. Judith Hoffman apparut bientôt dans le living-room de Ram Kikura, assise dans un siège-contour blanc de la navette, la mine lasse et accablée.
— Suli ! dit-elle en s’efforçant de sourire poliment. C’est un vrai désastre, ici. Nous n’avons pas pu accéder au tiers des documents que nous aurions voulu récupérer. Si tout cela disparaît, les pertes seront…
— Vous savez ce qui se passe ?
— Et tout cela n’est même plus protégé ! fit Hoffman, consternée, en écartant les mains. Le Ministre-Président a levé toutes les mesures de sécurité !
— Je le sais. J’ai recouvré ma liberté.
— La réouverture a été une catastrophe. Ils disent qu’il y avait un déséquilibre dans la Voie, mais je n’arrive pas à croire que Korzenowski n’ait pas été capable de maîtriser le problème.
— C’est Mirsky ? suggéra Suli Ram Kikura.
Hoffman se frotta la nuque de ses deux mains.
— Nous ne pouvons pas dire que nous n’avions pas été prévenus.
La coloration de son image changea soudain. Haussant les sourcils, elle jeta un coup d’œil sur sa gauche, où il y avait sans doute une baie d’observation, et une expression étonnée se peignit sur son visage.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle aux passagers qui l’entouraient.
Ram Kikura ne saisit qu’un brouhaha lointain. Elle tourna la tête vers sa propre fenêtre, à travers laquelle était visible l’arche d’obscurité qui bordait ce qui avait été autrefois le passage de faille. Cette région n’était plus toute noire. Elle luisait maintenant d’un éclat bleu fantasmagorique.
— Il y a quelque chose d’anormal, déclara Hoffman. Les transmissions…
Son image se disloqua en un grésillement de lignes blanches. Ram Kikura commanda l’affichage d’une vue extérieure du cylindre en orbite, puis ajouta :
— Où est le Chardon ? Montrez-moi cet octant.
Un cercle d’un bleu irradiant apparut au milieu du living-room, fascinant et profondément troublant. Il n’occultait pas la nuée d’étoiles visibles derrière la Terre.
— Le Chardon, insista Suli Ram Kikura. Je veux voir le Chardon.
Une ligne de projection rouge s’enroula comme un serpent autour de l’objet blanc de la taille d’un pois. Elle se mit à clignoter frénétiquement. L’éclat bleuté ne provenait pas du Chardon. Il n’était pas limité au voisinage du vaisseau stellaire. Il semblait issu de toutes les directions de l’espace à la fois.
L’objet de la taille d’un pois devenait de plus en plus brillant sous ses yeux.
— Agrandissement, demanda-t-elle.
Elle savait que dans tout l’Axe Euclide, des dizaines de milliers de citoyens étaient en train de demander la même chose qu’elle. L’image de son projecteur privé fluctua à plusieurs reprises tandis que les amplificateurs et les répartiteurs de signaux du cylindre entraient en action.
L’image agrandie du Chardon apparut avec netteté, entourée d’une fine couronne d’un bleu encore plus pur que précédemment. Le pôle nord était orienté dans la direction opposée à la Terre et aux cylindres, mais le pôle sud était à son tour devenu brillant. Des anneaux concentriques en expansion, composés de petits points lumineux, se formaient à son voisinage. Ils devinrent de plus en plus intenses, puis firent place à un halo continu.
Les réacteurs Beckmann devaient être en train de fonctionner. Elle en était presque certaine. Le Chardon ne s’en était pas servi depuis la Séparation. Le vaisseau-astéroïde s’éloignait de la Terre et des cylindres.
Ce qui n’avait été jusqu’ici que pure spéculation intellectuelle se transformait en réalité. Le Chardon se préparait à mourir.
Quelque chose lui disait qu’Olmy était à bord, ou dans le voisinage immédiat du vaisseau-astéroïde. Peut-être sur la Voie elle-même.
Ram Kikura, tout comme Olmy, était physiquement incapable de pleurer. Elle demeura assise dans un silence tendu, observant l’image du Chardon restituée par les capteurs de l’Axe Euclide.
Combien de temps encore ?
L’éclat des réacteurs Beckmann augmenta d’intensité au point que les régulateurs automatiques durent intervenir pour diminuer la brillance. Le panache de matière désintégrée était renvoyé par le cratère du pôle sud, formant un long trait de pinceau violet sur le bleu artificiel. Les couleurs et les circonstances étaient un défi à toute raison. Elle avait l’impression d’assister à un spectacle synthétique dont le seul but était de peindre quelque chose de beau et d’inaccessible, aussi éloigné que possible de la réalité.
C’est atroce, se dit-elle tandis que ses implants faisaient le maximum pour contenir la surcharge émotionnelle. Je sais qu’il est là. Et c’est l’endroit où je suis née, où j’ai grandi et où j’ai travaillé. C’est ma Voie.
Elle ne supportait pas de regarder cela, et pourtant elle ne pouvait en détacher son regard.
Elle le devait à son passé. Elle devait rester jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il meure sous ses yeux.