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Gaïa
Alexandreia était beaucoup plus sale que dans le souvenir que Rhita avait gardé de ses visites antérieures. La ville semblait revêtue d’un manteau de fumée et de suie destiné à la protéger contre ses nombreux maux. Ses fabuleuses chaussées de marbre étaient fissurées par l’âge. Un grand nombre de ses statues avaient été recouvertes de grandes housses de toile cirée.
Les représentants du bibliophylax, le directeur et archiviste du Mouseion, la pressèrent de quitter la rue avec ses bagages devant le fameux Stoa oriental du Mouseion. Ils insistèrent pour la faire monter dans un chariot branlant, bien qu’elle eût exprimé le désir de faire le chemin à pied.
Le bâtiment résidentiel des femmes était une construction de pierre et de brique, à l’aspect peu engageant, située à l’écart, dans une zone poussiéreuse et sans arbres du parc du Mouseion. Rhita eut un serrement de cœur en le voyant. Lugotorix, assis à côté du chauffeur, laissa échapper un sifflement de mépris.
Le véhicule s’arrêta dans la cour de terre battue et de briques émiettées. Une vieille femme à la tête et aux épaules recouvertes d’un fichu noir était en train de balayer sans conviction la poussière et le sable dans l’ombre du porche de la double porte, sans leur accorder le moindre regard. La porte s’ouvrit, et une jeune femme blonde à l’air sévère, à peu près de l’âge de Rhita, apparut, les mains nouées au-dessus de sa tête pour les saluer.
— Bienvenue ! Bienvenue ! s’écria-t-elle d’une voix aiguë, en faisant claquer sa langue et en laissant retomber ses bras pour soulever sa longue robe de bure de la poussière. Vous êtes de Rhodos ? De l’Hypateion ?
Rhita sourit en hochant la tête. Le chariot s’immobilisa dans un dernier cahot, et le conducteur accorda au Celte une aide mesurée pour laisser tomber les bagages sur le trottoir.
— Vous ne pouvez pas rester ici, vous savez, dit la femme d’un ton brusque en s’adressant à Lugotorix. Les hommes ne sont pas admis.
— C’est mon garde du corps, protesta Rhita.
— Ma chère, les choses vont peut-être mal au Mouseion, mais personne ici n’a encore besoin de garde du corps. Il devra loger dans un autre endroit. Vous êtes Rhita Berenikë Vaskayza ?
— Oui.
Elle la serra brusquement dans ses bras.
— Je m’appelle Jorea Yallos. Je suis de Galatia. Je suis chargée de vous guider dans la maison. Vous étudiez les mathématiques ?
— Oui.
— Fascinant ! J’étudie l’élevage à l’école d’agriculture. Je vais vous montrer votre chambre et répondre à toutes vos questions.
Les espoirs de Rhita finirent de sombrer lorsque Yallos la fit monter à l’étage et la précéda dans un long couloir sombre.
— Nous sommes toutes ravies de votre présence ici, lui dit-elle. Je regrette que nous ne puissions pas faire mieux pour vous. L’été, ces chambres sont plus fraîches la nuit. Mais l’hiver, ce n’est pas tellement souhaitable. Il fait bon dans la journée, cependant.
Elle sortit d’une de ses poches une grosse clé qu’elle introduisit dans un cadenas. Puis elle remit la clé, avec le cadenas, dans sa poche. Elle poussa, des mains et du pied, la fine porte en bois, qui raclait misérablement le carrelage inégal.
— Vous êtes une fille d’Isis ? demanda Yallos.
Rhita entra dans la chambre. Elle ressemblait à une cellule de couvent. Deux petites fenêtres haut perchées l’éclairaient, et un sommier à lanières de cuir en occupait l’un des coins. Derrière la porte, sur une tablette bancale, étaient posés un pot de chambre et un broc. Contre le mur de droite, une table de bois à l’équilibre non moins incertain était calée sous une fresque défraîchie représentant l’Isis de Kanöpe avec son fils menu aux grands yeux, couverts de plumes, et son serpent protecteur.
— Non, réussit-elle à répondre.
— Dommage. Dorca, la fille qui était ici avant vous, était une admirable servante d’Isis. Vous n’avez pas le droit de refaire la décoration sans l’autorisation du comité des femmes.
— Je n’y songerais jamais, fit Rhita.
Elle fit signe à Lugotorix de lui apporter ses bagages. Il eut un peu de mal à franchir la porte avec la valise et les coffrets sous les bras. Il les déposa délicatement par terre et fit un pas de côté sous le regard soupçonneux de Yallos.
— C’est un Celte, n’est-ce pas ?
— Du Parisioï, s’empressa d’affirmer Rhita.
— Il y a de nombreux Celtes en Galatia, dit Yallos. Moi-même, j’ai des origines nabathéennes et helléniques.
Rhita hocha poliment la tête.
— Nous avons une réunion du conseil à la première heure du coucher de soleil, reprit Yallos. Vous serez la bienvenue si vous désirez vous joindre à nous. N’hésitez pas à faire appel à moi si vous avez besoin de quoi que ce soit. Nous autres femmes, nous devons nous serrer les coudes. Ils ne nous aiment pas trop, Kallimakhos et ses pareils. Nous ne valons rien pour leurs contrats de défense. (Elle ajouta, se tenant toujours en travers de la porte :) Il faut que le Celte me suive, à présent. Je vais lui trouver une chambre dans les anciens bains, là où logent les jardiniers du parc.
Lugotorix détourna ses yeux aux paupières plissées de Yallos, qu’il détestait visiblement, pour les poser sur Rhita.
— Va, lui dit-elle. Je serai très bien ici.
Elle n’en était pas tout à fait sûre, cependant. Déjà, elle se sentait déplacée, en proie à une lourde nostalgie. Le Celte haussa les épaules et suivit Yallos. Rhita songea soudain à quelque chose et la rappela.
— Est-ce que je pourrais garder le cadenas et la clé ? demanda-t-elle.
— Pas de clé, dit Yallos.
— J’en ai besoin, insista Rhita, irritée et inquiète pour la sécurité des Objets.
— Venez ce soir à la réunion. Nous en discuterons. Ah ! Si vous n’êtes pas une sœur d’Isis, qu’est-ce que vous êtes, alors ?
Rhita trouva une réponse avec une rapidité surprenante.
— J’appartiens au sanctuaire d’Athënë Lindia, dit-elle.
Yallos cligna plusieurs fois des paupières.
— Païenne ?
— Je suis de Rhodos. C’est un droit de naissance.
— Ah bon !
Rhita referma la porte et se tourna pour faire face aux murs crasseux de la cellule. Sa réception au Mouseion avait été soignée. L’ombre de sa grand-mère, de toute évidence, ne s’étendait pas jusqu’ici. La reine Kleopatra y était-elle pour quelque chose ? Était-elle seulement au courant de son arrivée ?
Elle demeura quelques minutes assise, frissonnante, dans la pénombre. Une ampoule électrique nue, au-dessus du lit, diffusait une clarté jaunâtre uniquement dans ce coin de la chambre. Il était déjà midi, et l’air commençait à peine à se réchauffer. Pouvait-elle prendre le risque de laisser les Objets sans surveillance ? Était-elle, elle-même, en sécurité ici ? Combien de temps allait-elle rester ainsi en attendant d’entreprendre – si elle l’entreprenait un jour – sa mission ?
Poussant un volet à moitié bloqué dans le renfoncement de l’une des deux fenêtres, elle se cassa un ongle déjà coupé court. Elle jura entre ses dents tandis que ses yeux verts lançaient des éclats dans le maigre rayon de soleil qu’elle avait réussi à faire passer.
Elle essuya la poussière graisseuse qui recouvrait la table, utilisa un balai d’osier effrangé pour le sol et ouvrit la valise pour en retirer ses affaires. On lui avait dit qu’elle rencontrerait le bibliophylax dans la soirée.
C’était une entrevue dont elle n’attendait, au demeurant, pas grand-chose de bon.