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Le Chardon
Korzenowski marchait lentement, à travers le parc qui portait son nom, tel un brillant anachronisme vivant revenu contempler un monument à sa gloire.
Ayant rendez-vous avec Olmy, il avait profité de l’occasion pour arriver une heure plus tôt afin de visiter ces lieux anciens où il n’était venu qu’une fois depuis sa réincarnation. Pour le moment, il n’avait plus grand-chose à faire dans la sixième chambre et dans le puits central. Il attendait que les forces de défense aient achevé leurs préparatifs et que l’évacuation du Chardon soit terminée pour ouvrir discrètement sa nouvelle liaison expérimentale avec la Voie.
Le parc Korzenowski occupait quarante hectares dans la Cité du Chardon. Verdoyant et tranquille avec ses pelouses immaculées parsemées de massifs de fleurs et de bosquets de chênes, d’ormes et d’autres essences plus exotiques, c’était l’un des rares espaces verts du Chardon qui avaient traversé intacts tous ces siècles d’exil.
Avant son assassinat, et avant même l’achèvement de la Voie, Korzenowski avait organisé cet espace selon des principes rigoureusement pratiques mais encore utopiques à l’époque, mettant à contribution plantes et animaux, insectes et micro-organismes comme autant de parties harmonieuses d’un tout d’une perfection isolée. Sa seule contrainte était que toutes les créatures vivantes du parc soient absolument naturelles et exemptes de toute manipulation. L’artifice utopique avait uniquement consisté à séparer certaines espèces et à limiter l’écologie du parc à quelques configurations soigneusement choisies pour être mutuellement complémentaires.
Le résultat était cette atmosphère paisible. On pouvait se promener dans le parc à n’importe quelle époque de l’année (les conditions météorologiques imitaient les saisons de la Terre sous l’angle de l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle) sans rien voir d’autre qu’une végétation épanouie. Des robots jardiniers entretenaient régulièrement le parc, élaguant, émondant et fumant sur place. Les insectes et les micro-organismes ne parasitaient pas les plantes, mais travaillaient en harmonie avec elles.
C’était de l’art paysagiste à grande échelle, étalé sur un espace hilbertien plutôt qu’euclidien. Ses formes n’étaient ni animales ni géométriques, mais plutôt parfaitement biologiques. C’étaient les formes d’une sorte de paradis vivant. L’Éden tel qu’aurait pu le voir un jardinier anglais, tel que le voyait, en vérité, Konrad Korzenowski.
C’était lui qui avait conçu tout cela. Et pourtant, aujourd’hui, il ne savait plus très bien ce qu’il était ni qui il était. Était-il vraiment l’Ingénieur, ce personnage de légende, d’histoire vivante, à qui les nadéristes aussi bien que les néo-Geshels accordaient leur respect officiel en même temps que leurs suspicions officieuses ? Était-il bien Konrad Korzenowski, l’être humain né biologiquement de brillants parents nadéristes orthodoxes exerçant les professions d’ingénieur et de mathématicienne ? Ou bien était-il seulement le réceptacle de l’esprit malheureux de Patricia Luisa Vasquez ?
Quelle importance, après tout ? Il n’était qu’un grain de poussière dans la tempête, et ce qu’il avait été ou qu’il avait accompli dans le passé paraissait bien lointain, presque irréel.
Sous peu, l’Hexamone allait tenter de reprendre pied sur la Voie. Il y avait de fortes chances pour que les occupants actuels de la Voie les obligent à détruire le Chardon. Si une telle chose se produisait, il serait probablement anéanti en même temps que les autres dans la tempête.
Pouvoir, domination, violence.
Il se souvenait à peine de l’époque où il travaillait à la construction du parc. Ces souvenirs étaient médiocrement représentés dans les partiels récupérés et rassemblés après son assassinat.
C’étaient des nadéristes orthodoxes qui l’avaient tué.
Rejeté par ses propres parents pour avoir provoqué l’Exil.
Fauteur de troubles.
Cela résumait à peu près ce qu’il était.
Il pénétra dans un labyrinthe de haies de forme circulaire, situé au centre géométrique du parc. Les haies extérieures, arrivant à hauteur de ceinture, formaient une mosaïque irrégulière qui ne suivait aucune courbe ni aucun arc de cercle particuliers. Certains angles étaient en fait la projection de figures tridimensionnelles, ce qui rendait les couloirs extérieurs particulièrement difficiles à franchir. Les humains munis d’implants n’avaient guère de mal à résoudre le problème. Ils pouvaient visualiser le dédale en gardant le fil. Mais sans implant, le casse-tête était très impressionnant.
Il se souvenait qu’en le créant, il avait espéré que les personnes munies d’implants s’abstiendraient de l’utiliser. Mais cela n’avait pas été le cas. Il avait appris, en cette occasion, quelque chose sur la nature humaine. Pour la grande majorité des gens, même dans l’Hexamone, le défi et la difficulté importaient moins que la réussite et le profit.
Il regarda en direction du centre du labyrinthe, et vit qu’il y avait un homme à l’intérieur, à une centaine de mètres de lui. L’homme commença à essayer de sortir. Korzenowski, comme pour relever un défi, s’enfonça dans le labyrinthe. Il évitait de regarder directement l’homme, s’efforçant de se souvenir du dédale et de retrouver la partie du chemin qu’il avait oubliée.
Il n’y avait plus entre eux que quelques mètres, dans la partie centrale bien moins difficile, lorsque Korzenowski leva la tête pour regarder l’homme en face. Un instant, il lui sembla qu’il était ramené quarante ans en arrière, à l’époque de la Séparation, alors qu’il venait d’être réincarné.
Cet homme n’était autre que Ry Oyu, le Premier Gardien des Portes de l’Hexamone Infini. Sa présence ici était aussi impossible que celle de Mirsky. Tous les deux étaient partis sur la Voie avec les cylindres geshels.
— Bonjour, lui dit le Gardien en le saluant de la main.
Il penchait la tête, en même temps, vers un point situé derrière Korzenowski, pour l’avertir qu’ils n’étaient pas seuls. L’Ingénieur se tourna avec réticence, et aperçut Olmy qui se trouvait, lui aussi, dans le labyrinthe, mais à la périphérie.
Brusquement, Korzenowski éclata de rire.
— C’est une conjuration ? demanda-t-il au Gardien. Vous êtes de mèche avec Olmy ?
— Il n’y a aucune conjuration. Olmy ne m’attendait pas. Le moment m’a paru opportun pour vous parler à tous les deux. Voulez-vous que nous rejoignions ser Olmy à l’extérieur ? Ce labyrinthe est remarquable, mais il ne se prête guère à une conversation sérieuse. Il y a trop d’éléments de distraction et de problèmes à résoudre.
— Très bien, fit Korzenowski d’un ton délibérément mesuré.
— Vous ne paraissez pas trop surpris, lui dit Ry Oyu.
— Rien ne peut plus me surprendre.
Korzenowski attendit que le Gardien le rejoigne. Tandis qu’ils suivaient le dédale ensemble vers la sortie, il demanda :
— Êtes-vous également un avatar venu prophétiser la fin du monde ?
— Je n’ai rien d’un prophète. J’ai bien peur d’être ici pour jouer le rôle d’un précepteur exigeant. Souhaitez-vous me poser des questions pour confirmer ma réalité ?
— C’est inutile, fit Korzenowski en écartant la suggestion du revers de la main. Vous êtes le fantôme d’un Noël passé. Il est clair que les dieux s’intéressent de près à nos petites affaires, ces temps-ci.
Il se mit de nouveau à rire, mais avec lassitude cette fois-ci.
— Vous êtes convaincu que je suis bien ce à quoi je ressemble ?
— Surtout pas, se défendit l’Ingénieur. J’accepte seulement l’idée que vous soyez celui que Ry Oyu est devenu.
L’ex-Gardien picta son approbation d’un tel jugement. Korzenowski remarqua que ser Oyu ne semblait pas porter de torque ni de projecteur d’aucune sorte. Les pictogrammes sortaient de nulle part. C’était un talent intéressant en soi.
— J’ai une requête délicate à vous adresser, à Olmy et à vous, déclara Ry Oyu.
— J’ai l’impression qu’il va plutôt s’agir d’un ordre, murmura Korzenowski.
— J’aimerais avoir l’occasion de vous convaincre de l’importance d’une certaine nécessité.
— J’étais déjà d’accord avec Mirsky, fit l’Ingénieur en se sentant vaguement coupable. (Une partie de moi était d’accord, rectifia-t-il mentalement.) J’ai plaidé sa cause.
Ry Oyu sourit d’un air entendu.
— Disons que vous avez déployé de très gros efforts pour rouvrir la Voie.
Il n’y avait rien d’accusateur dans son intonation ; mais dans l’état d’esprit où se trouvait en ce moment l’Ingénieur, il n’était pas nécessaire de formuler directement des reproches pour qu’il se sente sur la défensive. Il fit de nouveau un geste du revers de la main, comme pour écarter l’ex-Gardien.
— Je ne fais que mon devoir envers l’Hexamone, dit-il.
— Et vous n’avez aucune autre motivation ?
Korzenowski ne répondit pas. Il était certain, pour sa part, de n’en avoir aucune, mais il ne pouvait pas répondre de cet autre élément qui était en lui et qui déteignait comme une couleur sur sa personnalité.
— Vous abritez la copie du Mystère d’une femme exceptionnelle, continua Ry Oyu. Je suis bien placé pour le savoir, car c’est moi qui ai présidé au transfert. Vous travaillez pour elle en ce moment, n’est-ce pas ?
— Si vous tenez à formuler la chose de cette manière…
— J’y tiens.
— Je suppose que mes efforts vont dans son sens, oui. Mais ce qu’elle désire n’est pas en contradiction avec mon devoir.
— Un Mystère n’est pas une personnalité complète. Il arrive qu’une anomalie se produise durant un transfert. Si des motivations ou des obsessions de base sont copiées en même temps, la mentalité transférée ne constitue pas un individu intégré et responsable.
Korzenowski ressentit soudain un désespoir atroce et insurmontable.
— Je suis hanté, admit-il. J’ai été… manipulé, forcé…
Il fut incapable d’achever sa phrase.
— Ne soyez pas découragé. Les choses peuvent encore s’arranger.
Korzenowski aurait voulu disparaître sous terre. Il envisageait de démissionner, de céder la place à quelqu’un de plus fiable, de plus responsable.
— Vous pouvez vous servir d’elle, vous aussi, suggéra Ry Oyu tandis qu’ils approchaient de la sortie du labyrinthe. Vous pouvez mettre ses brillantes qualités à profit, ce qu’elle vous en a transmis.
L’ex-Gardien picta ses salutations à Olmy, qui accepta sa présence sans faire de commentaire.
— Personne ne paraît surpris de me voir, fit observer Ry Oyu avec ironie.
— C’est la saison des miracles, lui dit Olmy d’une voix tendue, aux intonations étranges.
Sous des dehors très calmes, il paraissait intérieurement tourmenté. Korzenowski se demandait ce qui pouvait bien le ronger, lui aussi.
— Vous êtes-vous confié l’un à l’autre ? demanda Ry Oyu.
— Je n’ai rien confié à personne, déclara Olmy, mais je suppose que l’on ne peut guère avoir de secrets pour la Mentalité Finale.
— Je n’irai pas jusque-là, mais il est clair que le moment est venu d’avoir une longue conversation.
Korzenowski était en train de se dire qu’Olmy avait l’air au moins aussi hanté que lui.
— On ne peut pas trouver d’endroit plus sûr qu’ici, murmura-t-il. Il n’y a pas le moindre dispositif de surveillance. Et nous pouvons picter sur faisceau étroit.
— La parole ne serait pas pratique, en effet, approuva Ry Oyu. Il est temps de mettre fin à tout ce non-sens. J’ai l’impression que la démarche de ser Mirsky n’a pas été assez ferme… ou assez retorse. J’ai une proposition à vous faire à tous les deux, quelque chose qui peut résoudre toutes nos difficultés – mais pas celles de l’Hexamone, je dois le dire. Il faudra bien que la Terre et l’Hexamone apprennent à vivre en bonne intelligence. Êtes-vous prêts à m’écouter ?
— Je ne puis qu’obéir, fit Olmy d’une voix encore plus tendue. Vous appartenez au commandement descendant.
— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? demanda l’Ingénieur.
Ils s’assirent tous les trois sur des bancs disposés en cercle et entourés de rosiers.
— Vous n’êtes pas le seul à abriter un fantôme, déclara Ry Oyu en s’adressant à Korzenowski. Le moment est venu de demander des explications à ser Olmy. Ensuite, je vous ferai part de ma proposition.