38
La Cité du Chardon
Ram Kikura se demandait ce qu’elle allait ressentir, un jour, en sombrant dans la mémoire civique pour ne plus jamais remonter à la surface, prise au piège, coupée de la vie dans un monde que rien ne permettait de distinguer de celle-ci hormis sa mutabilité et ses extraordinaires privilèges. Cela ferait de la mémoire civique un paradis ou bien un enfer, aussi confortable que fût cet enfer.
Elle était née dans la mémoire civique, incarnée comme son fils allait bientôt l’être, et les doutes qui occupaient actuellement son esprit étaient à la fois ridicules et prématurés. Il lui restait encore une incarnation au moins à vivre. Son existence n’avait rien de précaire, et des millénaires pourraient passer avant que le problème ne se pose à elle de manière pratique.
Elle ruminait ces pensées, en fait, comme un adolescent corporel, sur la Terre, pouvait ruminer sur la mort. La seule différence était que l’adolescent sur la Terre n’avait pas le droit de goûter à l’après-vie, alors qu’elle pouvait se rendre dans l’autre monde aussi souvent qu’elle le désirait, le prétexte étant généralement une visite à son fils « non né ».
Ses visites duraient rarement plus de cinq minutes en temps extérieur. Dans la mémoire civique, cinq minutes pouvaient durer des mois. La dernière fois qu’elle avait rendu visite à Tapi, ils avaient visité ensemble une Amazonie imaginaire et embellie, un projet qu’il avait personnellement créé. Cette simulation avait été sélectionnée, comme un honneur pour lui, pour figurer de manière permanente au nombre des attractions offertes par la mémoire civique.
Cette fois-ci, cependant, la visite ne serait pas aussi longue. Ram Kikura projetait une partielle dans la mémoire civique de l’Axe Euclide à partir du Chardon, ce qui réduisait à la fois la durée et la complexité de l’expérience.
Quand elle pénétra dans l’espace personnel de Tapi, il était occupé à se « délimiter », en coupant toutes les adjonctions mentales qui ne lui étaient pas strictement nécessaires afin de préparer sa personnalité à la naissance. La loi interdisait aux nouveau-nés de prendre possession de leur corps avec des implants mémoriels. Chaque incarné devait définir et concevoir une mentalité de base qui puisse s’intégrer dans les limites d’un cerveau humain normal.
— C’est vraiment pénible, grogna-t-il. À côté de la liberté que nous avons ici, le monde réel paraît bien dur et bien étriqué.
— Il l’est parfois.
— Je me demande si l’incarnation est un tel privilège.
Elle fit le tour de son espace personnel, voyant ce qu’il avait déjà rejeté de lui.
— Tu as fait de bons choix, dit-elle.
Programmes externes, personnalités modifiées adaptées à des environnements abstraits qu’il avait peu de chances de rencontrer quand il deviendrait incarné, expérimentations sur image sexuelle probablement inspirées par des non-nés comme lui… Tout cela était classé, rangé, accessible plus tard, s’il le souhaitait, ou bien écarté de manière permanente.
— Une grande partie de moi est en train de disparaître, se plaignit-il.
Avec Olmy, Tapi ne se plaignait jamais. Il expliquait et montrait avec enthousiasme, mais ne révélait jamais ses doutes. Ceux-ci étaient réservés à sa mère, qui tirait fierté de voir ainsi l’autre côté de sa personnalité.
— Je n’ai pas l’impression qu’il y ait là des choses bien essentielles, commenta-t-elle sèchement.
— La chorale a moins de voix. Mais je commence à voir plus clairement ce que je vais être. Je pense qu’Olmy approuverait. Qu’en dis-tu ?
— Il est venu te voir ?
— Il y a quelque temps, fit Tapi en hochant la tête. Il paraissait satisfait.
Ram Kikura retint au dernier moment un commentaire à demi sarcastique.
— Il sait reconnaître un projet de qualité quand il en voit un, dit-elle simplement.
— Il a de gros problèmes, en ce moment.
— Nous en avons tous, n’est-ce pas ?
— Plus gros que tu ne le penses, peut-être.
Elle examina l’image présente de son fils, très proche de l’aspect final du corps qu’il avait choisi, et demanda :
— Est-ce qu’il t’a fait des remarques… inhabituelles ?
— Non, répondit Tapi.
Il avait senti, pourtant, que son père dissimulait certaines choses. Mais, compte tenu de l’état actuel des relations entre ses parents, il préférait ne pas trop colporter de rumeurs.
— Je m’inquiète à son sujet, dit Ram Kikura.
— Moi aussi.
— Tu crois que je devrais me préoccuper davantage ?
— Je n’en sais rien, répondit honnêtement Tapi. Il ne se confie pas tellement à moi.
Ram Kikura s’appliqua à mener à bien la tâche en cours. Ayant fini d’examiner les suppressions faites par Tapi, elle le serra dans ses bras.
— C’est très bien, dit-elle. Je pense que tu es prêt.
— J’ai ton approbation ? demanda-t-il avec un accent d’intérêt qui démentait son attitude maussade précédente.
— Elle est déjà enregistrée, dit-elle.
Elle préférait s’abstenir de sacrifier à la tradition millénaire, comme avait fait Olmy. Elle s’efforçait toujours de résister à ce genre de conformisme.
— As-tu décidé à quel endroit tu veux naître ? demanda-t-elle.
— Oui. Sur le Chardon.
Olmy était né sur l’astéroïde. Elle avait vu le jour dans la Cité de l’Axe. Mais elle n’en tenait pas rigueur à Tapi.
Il commença à mettre de l’ordre dans son espace personnel en masquant les adjonctions inutiles.
— Est-ce que tu approuves mes projets quand je serai né ? demanda-t-il.
— Il ne m’appartient pas d’approuver ou de désapprouver. Tu seras indépendant.
— Bien sûr, mais j’aimerais connaître ton opinion.
— Mon opinion, c’est : « Tel père, tel fils ». La place qu’occupe Olmy en toi, pour le moment, est prépondérante. La mienne est plus modeste. Mais je suis sûre que, le moment venu, tu nous feras honneur à tous les deux.
Le visage de Tapi devint littéralement radieux, emplissant de lumière tout son espace. Il embrassa sa mère en disant :
— Tu es un vrai soldat, toi aussi, comme papa. Simplement, vous menez des combats différents.
Olmy se sentait plus responsable parmi ses compagnons, et moins esclave des circonstances qu’il ne l’aurait craint. Il était content de se retrouver seul, cependant, ne fût-ce que pour quelques heures. L’isolement de la forêt de la quatrième chambre lui manquait.
Il ne retourna pas dans l’appartement de la Cité du Chardon. Au lieu de cela, il avait accepté un logement temporaire à proximité du dôme du Nexus. Ceux qui le désiraient pouvaient l’épier jour et nuit, il était absolument certain qu’ils ne découvriraient jamais ce qu’il portait dans ses implants.
Bien que très fortement tenté de s’étendre tout simplement pour étudier les informations que son partiel lui faisait parvenir, il résista à cette facilité et se lança dans les séquences de pas complexes de la danse frante du relsoso, qui lui avait été enseignée plus d’un siècle auparavant sur Timbl, le monde natal des Frantes. Il écarta les bras et leva haut les jambes l’une après l’autre, évoluant avec grâce d’un coin à l’autre du petit logement. L’anatomie frante étant fondamentalement plus souple et plus flexible que l’anatomie humaine, il lui fallait adapter un certain nombre de mouvements de base, mais le relsoso fit son œuvre. Après cela, Olmy se sentit plus fort et plus détendu.
— Et maintenant, je vais faire un peu de méditation végétative, annonça-t-il à haute voix en s’asseyant à croupetons au milieu du salon nu, au décor vierge et aux ébauches de mobilier toutes blanches.
Les échanges avec la mentalité jarte se poursuivaient tranquillement, d’après son partiel. Encore quelques heures, et une nouvelle série d’informations passerait les barrières.
Ce qu’il avait déjà à digérer était considérable. Il n’y avait pas assez de place dans ses implants pour traiter plus rapidement cette énorme masse de données. Avec le Jarte, le partiel, les diverses barrières et dispositifs de sécurité, et les informations filtrées avant transmission, les implants étaient presque à la limite de saturation. L’examen des données était donc lent, proche du rythme humain naturel. Il y avait à cela quelques avantages. Le traitement des informations par implant était rapide, mais il lui manquait parfois les recoupements d’un mode de pensée plus naturel.
Olmy ferma les yeux, et se trouva baigné de philosophie jarte. La traduction des concepts en langage ou même en pensée humains était quelquefois difficile ; mais il arrivait que des analogies directes s’établissent. La possibilité existait que le Jarte eût délibérément choisi de ne révéler qu’une partie de lui-même afin d’influencer dans le bon sens celui qui le retenait prisonnier. La propagande n’était certes pas à exclure.
Il donna pour instruction à son partiel d’introduire dans les échanges philosophiques et culturels une dose égale de persuasion.
Les Jartes étaient des conquérants voraces, à un point beaucoup plus prononcé que les humains. Là où ces derniers cherchaient à établir des relations commerciales, les Jartes ne semblaient se satisfaire que de domination et d’asservissement. Ils refusaient de partager l’hégémonie avec des espèces non jartes, ne faisant d’exception que lorsqu’ils n’avaient vraiment pas le choix. Les Talsits, par exemple, avaient fait du commerce avec eux avant que les humains n’eussent repris possession des premiers milliards de kilomètres de la Voie. Les Jartes devaient savoir qu’il était virtuellement impossible de conquérir cette insaisissable espèce. Les Talsits, après tout, étaient les représentants d’une race beaucoup plus ancienne et mystérieuse – et sans nul doute bien plus avancée – que les Jartes.
La question était de savoir pourquoi ils faisaient preuve d’une telle rapacité. Que cachait leur incroyable propension à tout contrôler ?
Le commandement a son devoir défini par l’« ancien commandement ». Recueillir et préserver pour que le « commandement descendant » puisse exécuter le dernier devoir. C’est alors que l’expéditeur et tous les autres trouveront le repos, et dans le repos nous redeviendrons nous-mêmes, libérés du devoir, relâchant l’« image des matériaux contraints » qui est tout notre être et toute notre pensée. Pourquoi n’en est-il pas de même chez les humains ?
Olmy essaya de donner un sens à ce qui était, apparemment, un passage clé. Son style figé donnait à penser qu’il s’agissait d’un extrait de quelque ouvrage d’éthique ou de littérature d’endoctrinement semi-religieux.
La notion de « commandement descendant » était particulièrement énigmatique avec ce qu’elle laissait deviner de l’évolution des Jartes, de leurs transformations et de leurs transcendances. Curieusement, il y avait aussi dans ce passage la seule allusion au fait que les Jartes fussent capables de collaborer équitablement avec d’autres êtres en partageant les responsabilités. Tout cela donnait à penser que derrière le commandement descendant existait une vaste entreprise, un édifice qui dépassait largement les capacités d’un simple groupe d’êtres pensants.
Recueillir et préserver. Cette chaîne-image était particulièrement frappante. Olmy commença à explorer son substrat, ouvrant couche après couche d’instructions complexes. Les Jartes étaient des collectionneurs, et un peu plus que cela. Ils transformaient ce qu’ils collectionnaient, espérant empêcher l’autodestruction des êtres, des cultures et des planètes qu’ils recueillaient. La nature, pour eux, était essentiellement un processus de perte et de dégradation. Mieux valait s’assurer la maîtrise de toute chose, stopper le processus de dégradation et présenter finalement le paquet, entouré d’un beau ruban, au… commandement descendant.
Olmy éprouvait un mélange d’attirance et d’horreur. La voracité des Jartes semblait obéir à des motifs presque altruistes. C’était une pulsion d’une profondeur et d’une polarisation incroyables pour une culture si diverse et si avancée. Leur bien-être et leur expansion ne semblaient pas figurer au premier rang des préoccupations des Jartes. Ils se concevaient simplement comme les instruments d’une fin transcendantale. Leur conviction était qu’ils ne trouveraient le repos que lorsque leur tâche serait accomplie, lorsque le paquet bien ficelé de galaxies en conserve (quelle ambition démentielle !) serait livré à cette nébuleuse entité. Leur récompense consisterait alors à être recueillis et mis eux-mêmes en conserve. Mais que ferait le commandement descendant de ce paquet-là ?
Ce n’était pas le devoir d’un Jarte que de spéculer là-dessus. Mais ils ne deviendraient certainement pas des expéditeurs, même modifiés.
Olmy découvrit aussi une liste d’actions et de non-actions suprêmement interdites. S’il était parfois nécessaire, au cours d’un combat, par exemple, de détruire pour mieux préserver (les Jartes l’avaient fait avec les humains afin de conserver le contrôle de la Voie), toute destruction gratuite ou inutile était un monstrueux péché. Il n’y avait pas l’ombre d’une intention cruelle dans toute la philosophie des Jartes. Pas de réjouissance dans la victoire, pas de petite satisfaction causée par l’aboutissement d’un effort temporaire, pas de triomphe après la défaite d’un adversaire. Idéalement, les actions des Jartes devaient être uniquement motivées par le désir d’atteindre l’objectif transcendantal. La satisfaction ne venait que quand le colis était livré.
Olmy doutait que cette sorte de pureté fût possible chez un être vivant quelconque. Mais c’était au moins un idéal, qui faisait honte, par sa rigueur et son altruisme, à bon nombre de philosophies humaines exaltées, et qui possédait une netteté et une finalité propres à empêcher toute altération de la mission sans s’opposer à son évolution. Tout progrès capable d’accélérer la réalisation de l’objectif était hautement désirable ; et à tous les niveaux de la hiérarchie jarte, depuis l’expéditeur jusqu’au commandement, des améliorations pouvaient être soumises à l’approbation du commandement.
L’histoire humaine avait rarement réussi dans ce domaine. Figer les objectifs revenait, presque invariablement, à figer tout changement, ce qui causait un durcissement dont le résultat était, généralement, de tourner le dos au but ou de le dénaturer.
Même dans l’Hexamone, on trouvait cette dichotomie entre, d’une part, la philosophie acceptée – les Étoiles, la Destinée et Pneuma, sans oublier le culte du Bonhomme Nader –, et, d’autre part, la contradiction représentée par les actions destinées à préserver les institutions et les avantages des individus, des groupes et de l’Hexamone en tant que tel.
Les Jartes pouvaient sans trop de problèmes intégrer la guerre et la destruction dans leur philosophie, enveloppant les contradictions sous les plis de la nécessité tout en empêchant les débordements sanguinaires. Les humains n’avaient jamais su maîtriser leurs paradoxes de manière aussi nette. Ils n’avaient jamais pu brider les excès.
Olmy s’avisa soudain qu’il y avait là un élément de propagande dangereusement efficace. Il n’avait encore presque rien vu de l’histoire des Jartes. Toutes les informations qu’il recevait concernaient des idéaux, sans qu’il pût se faire une idée de la manière dont ces idéaux étaient respectés.
Il se retira de la partie philosophique et se lança dans une vue d’ensemble du rôle joué par la Voie dans l’évolution des Jartes.
Lorsqu’ils s’étaient pour la première fois introduits par hasard dans la Voie à la faveur d’une porte expérimentale, les Jartes avaient vite compris les principes qui régissaient cette merveille. Ils étaient convaincus, par un raisonnement dont Olmy avait du mal à suivre la logique, qu’ils avaient créé eux-mêmes cet univers cylindrique infini, ou bien que c’était le commandement descendant qui le leur avait envoyé pour les aider à atteindre leurs objectifs. Et la Voie, à vrai dire, n’aurait pas pu être mieux adaptée à leurs besoins. Ayant très rapidement compris comment elle fonctionnait, les Jartes pouvaient ouvrir des portes sur n’importe quel point de l’univers, et même trouver le moyen de s’introduire dans d’autres univers. Ils pouvaient voyager jusqu’à la fin du temps. Mais à la connaissance du Jarte prisonnier, ils n’avaient encore jamais essayé de monter une expédition analogue à celle des cylindres geshels à l’époque de la Séparation. Peut-être préféraient-ils laisser cette décision au commandement descendant, ou du moins attendre que les tâches en cours soient achevées.
En tant qu’instrument de réalisation de leurs objectifs, la Voie était parfaite. Grâce à elle, les Jartes pouvaient emballer et livrer leur paquet en un temps record.
Olmy ne fit qu’effleurer l’image associée à cette notion : celle d’un univers statique parfaitement contrôlé, aux énergies tenues en laisse, aux mystères résolus, un univers devenu immuable, prêt à être consommé par le commandement descendant.
C’était une conclusion logique.
Cependant, elle justifiait, pour Olmy, la résistance qu’il avait jusqu’ici opposée aux Jartes. Leur pureté était celle de la mort. Les Jartes n’éprouvaient ni joie, ni souffrance, ni saveur, ni exultation. Ils se contentaient de jouer leur rôle, comme des virus ou des machines.
Olmy savait que cette simplification était injuste, mais il ressentait une répulsion profonde. Le Jarte était un ennemi qu’il pouvait à la fois comprendre et haïr.
Son partiel lui indiqua qu’un nouveau lot d’informations était prêt à être transféré pour examen.
Olmy rouvrit les yeux. Il n’était pas facile de se réorienter après tous ces voyages. Il avait à peine eu le temps de parcourir sommairement les données déjà disponibles qu’il fallait déjà faire de la place pour un nouveau lot.