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La Terre, Christchurch
Karen avait pris place dans la salle d’attente de l’hôpital de Christchurch. Elle avait le visage blême et les traits tirés par le manque de sommeil. Une trentaine d’heures s’étaient écoulées depuis qu’elle avait retrouvé le corps de son mari, et les spécialistes n’avaient pas encore dit un mot sur son implant.
Son fauteuil se trouvait face à une fenêtre. Elle voyait les rues de Christchurch remplies de monde. Beaucoup portaient l’uniforme de l’Hexamone. Les citoyens de la Terre étaient nombreux à s’affairer autour de l’hôpital. La nouvelle de l’évacuation était arrivée moins d’une demi-heure plus tôt. Elle craignait qu’avec tout ce remue-ménage, son mari et elle ne passent au second plan des préoccupations des responsables.
Elle regarda ses mains. Elle les avait nettoyées dans les toilettes de l’hôpital, mais il restait un peu de sang séché sous l’ongle de l’index de la main droite. Elle ne pouvait détacher son regard de ce minuscule point noir. C’était le sang de son mari. Elle ferma les yeux. Elle ne pouvait oublier ces horribles moments où elle avait dû lui inciser la nuque, retrouver l’implant, le glisser dans sa poche, remettre la glissière de fermeture en place et foncer dans la nuit à bord d’un tout terrain poussif, avec le corps et l’implant, jusqu’à Twizel. Cela avait pris des heures. Et il avait fallu attendre encore que le ciel s’éclaircisse pour que la navette la conduise à Christchurch.
Le corps, inutile, était resté à Twizel.
L’issue était loin d’être certaine.
Ils avaient vécu tant d’années ensemble, et pourtant si peu en réalité, si éloignés l’un de l’autre. Leurs retrouvailles avaient été si brèves.
Les humains sont faits pour souffrir. Nous ne sommes pas faits pour les réponses ou les certitudes.
Un technicien, qui n’était pas celui à qui elle avait remis l’implant, parut à la porte de la salle d’attente, dont il fit le tour du regard jusqu’à ce qu’il l’aperçoive. Il serra les mâchoires dans une expression sinistre et professionnelle qui n’augurait rien de bon. Elle haussa les sourcils, la bouche arrondie.
— Mrs. Lanier ?
Elle inclina légèrement la tête.
— Êtes-vous sûre que l’implant est celui de votre mari ?
Elle ouvrit de grands yeux.
— Si j’en suis sûre ? Je… je l’ai prélevé moi-même.
Le technicien écarta les bras, jetant un coup d’œil à la fenêtre.
— Il est mort ? demanda-t-elle subitement.
— L’implant ne contient pas votre mari, Mrs. Lanier. Il y a une personnalité à l’intérieur, mais elle est du sexe féminin. Nous n’avons pas trace d’elle dans nos dossiers. Nous ignorons son identité. Mais elle est au complet.
— De quoi parlez-vous donc ? demanda Karen.
— Si l’implant a été prélevé sur votre mari, je ne comprends pas…
Elle se dressa soudain, en hurlant presque :
— Dites-moi ce qui s’est passé !
Le technicien secoua vivement la tête d’un air extrêmement embarrassé.
— Il y a une jeune femme dans l’implant. Elle paraît avoir vingt et un ans. Il semble qu’elle soit restée là inactive – à l’état de simple enregistrement – pendant longtemps, une vingtaine d’années, d’après nos tests. Elle n’a le souvenir d’aucun événement récent. Et nous sommes sûrs qu’elle n’a pas été chargée à une date récente. Son codage…
— Mais c’est impossible ! s’écria Karen. Où est mon mari ?
— Je l’ignore. Connaissez-vous quelqu’un qui s’appelle Andia ?
— Hein ?
— Andia. C’est le nom que porte la fiche d’identité de cette personne.
— C’était notre fille, dit Karen. Qu’est-il arrivé à mon mari ?
Elle se sentait défaillir. Elle dut s’appuyer d’une main au dossier de sa chaise.
— Nous n’avons pas encore pu faire de vérification approfondie, lui répondit le technicien. La seule chose que nous savons, c’est que la personne qui occupe l’implant déclare s’appeler Andia. Nous n’avons pas la moindre idée de ce qui est arrivé à votre mari.
Karen se laissa tomber lourdement sur la chaise en secouant la tête, accablée.
— Comment est-ce possible ? Elle est morte – on ne l’a jamais retrouvée – depuis vingt ans.
Le technicien haussa légèrement les épaules en signe d’impuissance.
— Garry… murmura Karen dans un souffle. Ils ont voulu l’obliger à porter cet implant… et il les a battus à leur propre jeu.
Elle redressa les épaules. Toute réalité semblait avoir disparu. Cela dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer dans ses rêves, espoirs ou cauchemars. Retrouver sa fille en perdant son mari par un miracle pervers qui tenait du sortilège. Mais il n’a pas pu accomplir cela tout seul. Elle leva les yeux vers le technicien, décidée à ne pas se laisser abattre. Ses bras et la partie inférieure de ses jambes lui semblaient parcourus par un léger courant électrique. Elle éprouva le besoin de se remettre debout et de faire quelques pas pour ne pas défaillir. Prudemment, elle fit quelques mouvements pour laisser le sang circuler de nouveau normalement, en se forçant à rester calme et à lutter contre la nausée. Il fallait faire quelque chose. Il fallait réagir de manière rationnelle.
— Est-ce que je peux lui parler ? demanda-t-elle enfin.
— Je regrette, mais pas avant que nous ayons pu élargir son espace de stockage. Elle ne sera pas consciente jusque-là. Votre fille est citoyenne de la Terre ?
Elle suivit le technicien au service des archives et répondit à ses questions. Après quelques recherches, le dossier classé inactif fut retrouvé. Les cartes de personnalité établies lors de la mise en place de l’implant d’Andia concordaient parfaitement avec les nouvelles.
— Je ne trouve rien d’autre à dire sinon qu’il s’agit d’un miracle, déclara le technicien. Je suis obligé de demander une enquête officielle.
Visiblement, il ne croyait pas à l’histoire de Karen. Il ne l’avait pas vue en train de retirer l’implant.
Elle ne put que hocher la tête, l’esprit complètement engourdi malgré ses efforts pour rester lucide. Elle se sentait partir à la dérive, isolée, ballottée entre l’horreur et l’espoir, le chagrin et la joie.
J’ai perdu Garry et j’ai retrouvé notre fille.
Elle ne voyait qu’une manière d’expliquer cela. Son éducation, strictement marxiste, ne l’avait pas habituée à croire à des forces surnaturelles. Les réconforts de la religion ne lui étaient pas accessibles. Pourtant, elle ne pouvait penser qu’à Mirsky et à ce qu’il représentait peut-être.
Si c’est vous qui l’avez, prenez surtout bien soin de lui, pensa-t-elle, adressant son message à l’avatar et à toutes les forces qu’il représentait. Et merci, de tout mon cœur, pour ma fille.
Elle attendit, toute seule, dans une petite pièce, durant une heure, pendant que médecins et techniciens démêlaient les formalités légales. Elle finit par sombrer dans un sommeil hébété. Quand le technicien fut de retour et la secoua pour la réveiller, elle avait l’esprit beaucoup plus clair et ses membres n’étaient plus engourdis.
— Nous allons pouvoir la réincarner. Elle y a droit. Mais cela prendra peut-être quelque temps. Il va y avoir beaucoup d’activité ici dans les prochaines semaines. Nous avons reçu l’ordre de mettre sur pied un dispositif d’urgence. Toutes les navettes, tous les véhicules vont être réquisitionnés. Mais je pense pouvoir vous faire raccompagner chez vous par une navette de l’hôpital, si vous partez dans l’heure qui vient.
Elle refusa cette offre d’un mouvement de main. Il n’y avait rien qui l’attendait chez elle.
— Je préfère rester ici, dit-elle. Si je peux être d’une quelconque utilité…
— Oui, je suppose, fit le technicien, toujours quelque peu sceptique. Nous nous sommes renseignés sur vos antécédents. Je suis navré, mais il y a tant d’éléments d’incertitude… Personne ici n’a pu émettre d’hypothèse satisfaisante sur ce qui s’est passé en réalité. (Il secoua la tête.) Votre fille a bien disparu en mer. Vous ne pouviez pas posséder son implant et le substituer à celui de votre mari.
Karen hocha la tête avec un sourire faible.
— Est-ce que ça va aller ? demanda le technicien.
Elle mit quelque temps à absorber cette question, puis répondit :
— Je crois, oui. J’aimerais parler à ma fille dès que possible.
— Mais certainement. Je vous suggère de prendre un peu de repos avant. Nous viendrons vous chercher quand tout sera prêt.
— Merci, lui dit Karen.
Elle fit du regard le tour de la pièce et s’approcha d’une table d’examen pour s’y étendre.
Andia.