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La Terre
Son dernier jour sur la Terre, Lanier refendit du bois pour le poêle – plus décoratif qu’utilitaire – et prit plaisir à accomplir ce labeur physique. Planter le coin d’acier, laisser retomber la lourde masse, entasser les bûches, c’étaient les gestes solides et décidés de tout un ancien rituel.
Il regarda Karen en train de faire cuire le pain, et se coupa une tranche de la miche qu’elle avait sortie du four un peu plus tôt dans l’après-midi.
— C’est aujourd’hui que les petites bêtes me libèrent, dit-il en désignant une marque rouge sur le calendrier mural.
Le dernier des micro-organismes destinés à assurer son traitement médical interne avait déjà dû se dissoudre.
— Tu devrais appeler Christchurch pour un nouveau contrôle, lui dit Karen en le suivant de ses yeux d’un vert doré.
— Ils refusent de m’enlever l’implant. Jusqu’à ce qu’ils acceptent, j’ai décidé de boycotter Ras Mishiney et sa petite tyrannie médicale.
Karen esquissa un sourire pâle. Elle n’était visiblement pas d’accord, mais ne voulait pas poursuivre cette discussion.
— Le pain est délicieux, dit Lanier en enfilant ses bottes avec une grimace due aux muscles qu’il s’était découverts en refendant le bois. L’odeur seule communique au monde entier une joie nouvelle.
— C’est une vieille recette anglaise, avec quelques améliorations en provenance du Hu-nan, fit Karen en retirant du four une deuxième miche. Ma mère l’appelait « le pain des quatre unités ».
Elle fit glisser la miche sur une tablette posée sur le carrelage du comptoir.
— Tu vas faire un tour ? demanda-t-elle.
— J’ai besoin de m’aérer un peu après tout ce travail, dit-il en hochant la tête. Tu veux venir ?
— Il y a encore quatre miches à sortir, dit-elle en lui saisissant le bras pour l’embrasser sur la joue. Vas-y seul, ajouta-t-elle en lui caressant d’une main ses cheveux gris. Le dîner sera prêt à ton retour.
Il prit le court sentier menant, derrière la maison, à la vieille forêt de conifères qui avait réussi à survivre aux coupes claires à travers tout le XXe siècle. Les épaisses fougères arborescentes et la voûte des branches baignaient les sous-bois d’un clair-obscur verdâtre. Les oiseaux voletaient en zigzaguant dans les taillis et à la cime des arbres.
Il avait parcouru deux kilomètres environ quand il sentit une faiblesse dans tout le côté droit de son corps. Il avança encore de quelques mètres et éprouva un engourdissement accompagné de fourmillements sourds. Ses aisselles se mouillèrent de transpiration. Il s’appuya sur sa canne pour soulager ses jambes qui tremblaient comme celles d’un chien malade. Finalement, incapable de rester debout plus longtemps, il s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur une vieille souche moussue.
Le côté droit, le cerveau gauche. Une nouvelle hémorragie venait de se produire dans la partie gauche de son cerveau.
— Ces petites bêtes étaient censées régler le problème, murmura-t-il d’une voix d’enfant que la douleur rendait haut perchée. Cela n’aurait pas dû se produire.
Il sentit une ombre sur son visage. À moitié courbé en avant, incapable de se redresser, il pencha la tête de côté et vit Pavel Mirsky à moins de deux mètres de lui.
— Garry, pouvez-vous venir avec moi maintenant ?
— Ce n’est pas normal que je sois malade. Les micro-organismes…
— Cela n’a pas marché, peut-être ?
— Je ne sais pas.
— Qualité inférieure. Pseudo-talsit.
— Ils étaient censés me guérir.
— Rien d’humain n’est parfait.
La voix de Mirsky était très calme, et pourtant il ne faisait rien pour l’aider. Il n’appelait même pas à l’aide. Et Lanier avait laissé son communicateur à la maison.
La douleur s’était estompée. Il n’y avait plus que le tunnel noir, les portes qui se refermaient sur la mémoire.
— L’heure est venue, n’est-ce pas ? Vous êtes là parce que l’heure est venue.
— Ils vont bientôt vous transférer dans votre implant. Ce n’est pas ce que vous souhaitez.
— Non. Mais l’heure n’aurait pas dû arriver déjà.
Mirsky se pencha en avant, un genou ployé, et le fixa intensément.
— L’heure est venue. Vous êtes en train de mourir. Vous pouvez expirer à leur manière – ils seront obligés de vous donner un nouveau corps, cette fois-ci – ou bien à la vôtre. Auquel cas j’aimerais que vous veniez avec moi.
— Je… je ne comprends pas…
Sa voix était pâteuse. Il ne pouvait plus contrôler sa langue.
C’est affreux. C’était affreux avant, ça l’est encore maintenant.
— Karen !
Mirsky secoua tristement la tête.
— Venez avec moi, Garry. Vous découvrirez l’aventure. Et quelques étonnantes vérités. Mais décidez-vous vite, très vite.
— D’accord, dit Lanier d’une voix si faible qu’elle n’était même plus un souffle.
Quelque chose de tiède fit pression derrière ses yeux, et il sentit une présence perçante mais non douloureuse lui envahir la tête. Cela incisa ses pensées strate après strate, jusqu’à ce que son moi disparût entièrement. Mais cela ne dura qu’un bref instant. La dissection continua, démêlant chaque feuillet. Puis le processus parut s’inverser. Il sentit que tout se remettait en place, mais avec une texture sous-jacente différente, comme une couche de peinture sur une vieille toile, que l’on décolle pour l’appliquer sur une toile neuve. Et cependant, il ne sentait pas la moindre surface, pas le moindre support où il pût adhérer. Il n’y avait rien d’autre qu’un agencement particulier, et aussi le lien indescriptible qui le rattachait à Mirsky, ce dernier ne ressemblant plus à Mirsky ni à aucun humain. Ce que Lanier voyait maintenant n’était plus fait de lumière, et ce qu’il entendait de Mirsky n’était plus fait de mots.
Je me demandais ce que vous étiez en réalité, fit-il sans avoir de lèvres à remuer. Vous n’avez absolument rien d’humain.
Je ne suis plus humain, c’est vrai, reconnut Mirsky. Je vais laisser quelque chose ici pour Karen. Qu’elle n’ait pas tout perdu.
Le corps de Lanier s’affaissa de côté, écrasant une fougère sous son poids et arrachant à la souche un lambeau d’écorce pourrie. Les paupières tressaillirent et demeurèrent à moitié ouvertes. La main droite se crispa et se courba selon un angle oblique. Les poumons palpitèrent. L’urine libérée fit une auréole sur le pantalon. Le cœur continua de battre durant plusieurs minutes, puis la respiration s’arrêta et la poitrine ne bougea plus.
L’implant n’était pas vide, mais Garry Lanier était mort.