9

Le Chardon

En raccompagnant Mar Kellen jusqu’à la première chambre, Olmy avait aidé le vieux soldat, qui semblait posséder une sorte de sérénité mystique depuis la révélation de son secret, à prendre son billet de navette pour la Terre. Ils se dirigèrent vers les ascenseurs du puits central, Mar Kellen secouant la tête avec un léger sourire, les yeux baissés sur le dallage de pierre où il traînait les talons.

— Tout ce dont j’ai besoin, dit-il, c’est de quelques semaines de repos pour faire le point. Autant les passer sur la mère planète. Béni n’était pas orthodoxe, mais je sais qu’elle apprécierait de me savoir là-bas. Elle disait toujours que c’était un monde merveilleux…

— Que les Étoiles, la Destinée et Pneuma te soient favorables, lui dit Olmy.

— Juste une formule, hein ? D’un vieux soldat cynique à un autre ?

— C’est réconfortant, parfois, fit Olmy en hochant la tête.

— De simples contes de fées pour les enfants, après ce que nous avons vu et accompli, dit Mar Kellen en levant les yeux vers la lumière du tube, clignant exagérément des paupières. Peut-être que c’est toi qui vas avoir besoin de réconfort, à présent. Je suis presque désolé pour toi, tu sais. Je m’étais dit que tu étais le seul à pouvoir faire face, mais j’ai peut-être eu tort.

— Ne crois pas ça, lui dit Olmy, sans trop de conviction.

— J’escaladerai pour toi une montagne. Une vraie, pas les imitations qu’on trouve dans la cinquième chambre, façonnées par des machines. Une énorme montagne, avec des glaciers et des crevasses. Plus haute que tout ce que l’on peut trouver dans le Chardon. Adieu, ajouta-t-il en battant de nouveau des paupières.

Olmy le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il pénètre dans l’ascenseur. Il avait le sentiment – peut-être une impression, peut-être aussi un pictogramme subliminal capté dans l’esprit de son vieil ami – qu’il allait réaliser son vœu en choisissant un sommet désolé où il serait sûr que personne ne le retrouverait jamais plus.

Il retourna chez lui, où il passa un certain temps à se relaxer et à méditer. Puis il utilisa son terminal de bibliothèque pour communiquer avec divers programmes de recherche officiels et néanmoins discrets dans les compartiments mémoriels étendus du Chardon.

Quand il eut acquis la certitude que ses voies de communication étaient sûres – en prenant des précautions supplémentaires pour que les pisteurs de Farren Siliom demeurent ignorants de l’endroit où il se trouvait –, il appela un vieux collaborateur, un pisteur qu’il avait construit lui-même à partir de la mémoire d’un terrier à poil ras. Il avait fait ses preuves en des occasions qui demandaient une persévérance remarquable, et il semblait prendre plaisir à son travail, si tant est que l’on pût parler de plaisir à propos de quelque chose qui n’était pas, après tout, une mentalité à part entière.

Olmy attribua une seule tâche au pisteur : retrouver toute référence au Jarte qui pouvait figurer soit dans les mémoires du Chardon, soit dans celles des cylindres en orbite. Plusieurs centres d’archives de l’astéroïde n’étaient plus en service, et d’autres étaient soigneusement tenus secrets. Mais le pisteur était capable de s’introduire dans les mémoires les plus inaccessibles, à condition qu’il existe encore une possibilité de raccordement.

Olmy prit un peu de recul, face au combiné du terminal en forme de goutte d’eau, et croisa les bras dans une attitude de vigilance patiente. Aucun des pictogrammes lancés un peu au hasard par le programme de progression du pisteur n’échappait à son attention. Cela allait demander du temps.

Il s’était d’abord assuré que l’implant mémoriel de Mar Kellen était d’un modèle ancien, à capacité réduite. Béni, en sa qualité de nadériste « presque orthodoxe », n’avait eu droit qu’aux sauvegardes de mémoire prévues par la loi. Les circuits enregistrés du Jarte avaient pu la tuer, rendre ses sauvegardes illisibles et pousser Mar Kellen au bord de la folie en moins d’une seconde de contact.

Il semblait peu probable, mais il était néanmoins possible que, de l’autre côté du labyrinthe de sécurité, les enregistrements soient restés accessibles, à l’état chargé, prêts à être transférés. Mais la console ne pouvait effectuer que le transfert vers un implant ou un esprit humain. Il n’y avait pas de connexions prévues vers des unités de stockage extérieures. Naturellement, il pouvait bricoler une telle interface. Mais il devait y avoir une raison pour que la chose n’ait pas été prévue à l’origine.

Le chargement rapide et canalisé d’un flot d’informations dans un cerveau non préparé et non protégé pouvait, en théorie, désorganiser le psychisme d’une personne. Mais quel mécanisme, quels circuits de sécurité pouvaient être capable de causer des dommages quelconques à un simple curieux ? De toute évidence, les simples curieux n’étaient pas prévus. Uniquement les experts…

Des experts entourés de protections.

Si le secret absolu était requis, le dispositif pouvait être conçu pour brouiller l’esprit des intrus. Mais jamais Olmy n’avait eu connaissance, dans toute l’histoire du Chardon et de la Voie, de mesures de protection prises par des représentants de l’Hexamone et susceptibles de porter atteinte à la vie des citoyens.

Le premier contact de Béni, en l’absence d’implants capables d’absorber le flux, avait peut-être, en fait, déclenché une sorte de circuit de sécurité. De sorte que lorsque Mar Kellen avait essayé la deuxième interface, quelques instants plus tard, sans se rendre compte que Béni était mortellement atteinte, le circuit de sécurité et le tampon de ses propres implants plus puissants avaient suffisamment amorti le flux pour que son esprit soit perturbé sans qu’il fût tué.

Tant de mystères. Tant de questions…

Dans l’accomplissement de ses exploits passés, Olmy avait toujours fait montre d’un maximum de prudence, en fonction du temps dont il disposait pour se préparer à l’action. Mais même ainsi, il s’était fait tuer deux fois.

Il prenait volontiers des risques, mais il ne les recherchait pas. S’il existait une manière plus sûre et plus facile d’accomplir sa tâche, c’était celle-là qu’il choisissait de préférence.

Il était pourtant sur le point de faire une entorse à sa propre règle. Il savait déjà qu’il ne soumettrait pas la trouvaille de Mar Kellen à l’analyse de l’Hexamone. C’eût été pourtant la chose la moins risquée à faire, et son devoir eût été accompli. Mais au lieu de cela, il n’en avait parlé à personne, et il songeait à des plans d’action tous plus délirants les uns que les autres.

Olmy avait traversé une assez longue période de l’histoire pour se rendre compte que, la plupart du temps, les événements humains, qui comptaient avaient été façonnés non par des actes rationnels, mais d’une manière empirique où l’instinct jouait un assez grand rôle.

Pour pouvoir exploiter ce mystère dans les délais qui lui étaient impartis, il lui fallait faire cavalier seul. Soumettre cette découverte aux autorités de l’Hexamone aurait entraîné d’interminables délais, des enquêtes de commissions spécialisées et tout un rituel bureaucratique équivalent à une danse rituelle autour d’un acquis douteux qui pouvait très bien se révéler être un passif. Il avait de bonnes raisons de penser – et les travaux de Tapi avaient peut-être déjà confirmé la chose – que d’ici un an, les informations apportées par cette découverte allaient se montrer extrêmement précieuses.

La prudence absolue était impossible, cette fois-ci. Elle n’était pas de mise, au demeurant, tant qu’il ne risquait – en principe – que sa propre existence.

 

Il refit le voyage à la cinquième chambre, en passant cette fois-ci par le puits central à bord d’une navette privée dont il était le seul occupant. Il gravit le sentier, suivant à la lettre les instructions de Mar Kellen pour ouvrir la porte de sécurité, et descendit dans les profondeurs des épaisses parois de l’astéroïde.

Dans la crypte du Jarte, il contempla un long moment la configuration mentale statique de la créature.

L’image avait peu changé depuis que Mar Kellen la lui avait montrée pour la première fois. Il en fit le tour à plusieurs reprises, contemplant le corps conservé du Jarte. Il était aussi laid et aussi étrange que ce à quoi l’on pouvait s’attendre chez un Jarte. Peut-être plus monstrueux que tout ce qu’ils avaient eu l’occasion de rencontrer sur la Voie, où les monstres ne manquaient pourtant pas. Certains étaient même à la limite de ce que l’on pouvait qualifier de « vivant », à part leur activité mentale. Quelle autre créature marchait sur des échasses pointues ? Comment ce Jarte se nourrissait-il ? De toute évidence, il n’était fait ni pour la vitesse ni pour l’adaptabilité. Quelles fonctions remplissaient les tentacules et les piquants ? Comment ce corps étroit pouvait-il répondre aux besoins d’une tête si grosse ?

Assis dans cette petite pièce, Olmy essayait de lutter contre une ancienne et pâle phobie des endroits clos et minuscules. Comme il n’y avait aucun siège, il s’assit à même le sol lisse et ancien, s’adossant au mur.

Pourquoi est-il ici ? Question aussi dépourvue de réponse que : Qui l’a capturé, et comment ?

Pourquoi un Jarte se serait-il laissé capturer, et aurait-il laissé enregistrer sa personnalité ?

Il se leva, et étira ses muscles et ses articulations. Son corps était encore jeune, pleinement en forme. Son esprit était équipé de suffisamment d’implants de mémoire et de processeurs modulaires pour abriter plusieurs personnalités en plus de la sienne. Il n’avait pas fait appel à ces réserves depuis qu’il avait donné asile à Korzenowski, avant la réincarnation de l’Ingénieur, quarante ans plus tôt. Mais la place était toujours disponible. Il y avait peu de gens, dans le Chardon ou ailleurs, qui pouvaient rivaliser avec le potentiel physique ou mental d’Olmy.

Il lui suffirait probablement de quelques semaines pour percer le mystère de cette chambre souterraine et découvrir la manière d’utiliser correctement ses équipements. Mais pourquoi tenait-il tant à le faire ?

Pour les mêmes raisons, sans doute, qui l’avaient poussé, depuis quelques années, à étudier tout ce qui était recensé sur les psychologies et les intelligences non humaines. L’Hexamone terrestre, après s’être concentré, durant des décennies, sur différents problèmes, n’était préparé ni stratégiquement ni tactiquement à un retour sur la Voie.

C’était pourtant la décision qui allait sans doute être bientôt prise. Olmy sentait sur ses épaules, et ce n’était pas la première fois, tout le poids de l’histoire.

S’il pouvait donner à l’Hexamone un avis d’expert dûment motivé, ils survivraient peut-être à leur propre folie. Car de tous les êtres qu’ils pouvaient s’attendre à affronter sur la Voie, les Jartes étaient les plus dangereux. Même prisonniers, même morts ou en sommeil depuis des siècles, ils étaient encore capable de tuer.

Il était indispensable qu’Olmy tire de cette source tous les renseignements possibles, quel que soit le prix qu’il aurait à payer.

Avec un sourire qui ressemblait un peu à une grimace, il prit conscience du fait que toutes ces rationalisations n’étaient destinées qu’à cacher une vérité fondamentale. Il ne faisait pas confiance au pouvoir actuel. Les responsables politiques considéraient le passé avec condescendance au lieu de chercher à le comprendre.

Son sens enraciné de la supériorité du soldat avait fini par triompher de sa foi en la légitimité du commandement politique.

— Je suis en train de me transformer en rogue, moi aussi, confia-t-il au corps ancien du Jarte. Bon sang de bonsoir !

Éternité
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