37
La Voie
Le fantôme de Demetrios se tenait, translucide et l’air malheureux, devant Rhita, dont le visage était blême d’horreur. Elle ne s’était attendue à rien de semblable. Elle comprenait maintenant qu’elle se trouvait hors de portée des dieux, ou entre les mains de mauvais dieux.
— Ses configurations mentales ont été mises en mémoire, lui dit son guide. Son corps est également conservé, mais il ne l’utilise pas en ce moment. Ses pensées ne passent pas par son cerveau, mais par un autre canal, le même que celui qui vous servait lorsque vous étiez enregistrée.
Il se tenait près de Rhita, observant son visage, analysant ses réactions.
— Vous êtes souffrante ? demanda-t-il.
— Oui.
— Voulez-vous que la projection cesse ?
— Oui ! Je vous en supplie !
Elle fit un pas en arrière, se cachant le visage de ses poings crispés, et se mit à sangloter d’une manière hystérique. Demetrios tendit vers elle ses bras spectraux, mais n’eut pas le temps de parler avant de disparaître.
Dans le local indéfini qui lui servait de prison, elle s’accroupit sur le sol mou et s’enfouit le visage dans les mains. Le peu de courage qui lui restait jusqu’ici l’avait quittée. Elle se rendait compte, au-delà de l’horreur et de l’hystérie, qu’elle était totalement vulnérable et que ceux qui la tenaient prisonnière avaient le pouvoir de la replonger à n’importe quel moment dans un rêve ou une illusion où elle continuerait à vivre heureuse, sans protester, répondant à leurs questions juste pour avoir un endroit à elle où se réfugier, loin de ce cauchemar.
— Vous n’avez aucune raison d’avoir peur, lui dit son guide en se penchant vers elle. Vous auriez réellement parlé à votre ami, et non à une image fabriquée par nous. Il a toujours ses pensées. Il est actuellement au sein d’une illusion agréable, comme c’était le cas pour vous avant que vous n’ayez insisté pour regagner votre corps.
Le guide attendit patiemment, sans rien dire, que la crise passe et qu’elle retrouve la maîtrise d’elle-même. Elle n’avait pas la moindre idée du temps qui s’était écoulé. La notion du temps n’était pas son fort en ce moment.
— Oresias et les autres… sont-ils morts, eux aussi ? demanda-t-elle entre deux sanglots.
— La mort a pour nous un sens différent. Certains de vos compagnons sont actifs au sein de leurs illusions respectives ; d’autres sont inactifs, comme plongés dans un profond sommeil, si vous voulez. Mais aucun n’est mort.
— Est-ce que je peux parler à n’importe lequel d’entre eux, si je le désire ?
— Oui. Ils sont tous disponibles. Simplement, pour certains, il faudra un peu plus de temps avant de vous les montrer.
Rhita décida qu’elle voulait renouveler l’expérience, mais elle avait peur de ne pas pouvoir se contrôler.
— Vous ne pourriez pas rendre Demetrios un peu plus réel ? demanda-t-elle. Il me fait peur. Il ressemble à un mort, à un fantôme.
Le guide sembla apprécier la saveur du mot « fantôme », qu’il répéta plusieurs fois en souriant.
— Nous pouvons lui donner un aspect aussi réel que vous et moi, mais ce ne sera tout de même qu’une illusion. C’est ce que vous voulez ?
— Oui, oui.
Demetrios apparut de nouveau, plus substantiel mais non moins misérable. Rhita se redressa pour s’approcher de lui. Elle se pencha en avant, les bras raides le long du corps, les poings crispés.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle entre ses dents serrées, tremblant cependant de tous ses membres.
— Demetrios, mekhanikos et didaskalos du Mouseion d’Alexandreia, répondit l’apparition. Vous êtes Rhita Vaskayza ? Sommes-nous morts ?
Il parlait comme pouvait parler une ombre, d’une voix lente et tremblante. Rhita était incapable d’empêcher ses dents de claquer.
— J… je ne crois pas, dit-elle. Nous avons été capturés par des démons. N… non…
Elle ferma les yeux très fort, essayant de réfléchir à la manière dont Patrikia aurait réagi dans la même situation.
— Je crois que nous avons… que nous avons été capturés par des gens qui ne sont pas humains, mais qui… qui disposent de machines très avancées, dit-elle.
Demetrios essaya de faire un pas en avant, mais il semblait marcher sur de la glace.
— Je ne peux pas arriver jusqu’à vous, dit-il. Je devrais avoir peur, mais ce n’est pas le cas. Est-ce moi qui suis mort ?
Rhita secoua la tête.
— Je ne sais pas. Il dit que vous êtes vivant. Que vous êtes en train de rêver.
— C’est lui qui dit cela ? fit Demetrios en désignant le guide. Qui est-ce ?
— L’un de ceux qui nous ont capturés.
— Il a l’air humain.
— Ce n’est qu’une apparence.
Le guide, apparemment, ne jugeait pas utile de s’intéresser à l’image de Demetrios. Il concentrait son attention uniquement sur Rhita, ce qui effrayait celle-ci encore davantage.
— Est-ce que les autres sont morts ? demanda Demetrios.
— Il dit qu’ils sont tous vivants.
— Que pouvons-nous faire ?
Le guide, qui ne quittait pas Rhita des yeux, répondit nonchalamment :
— Rien du tout. Il vous est impossible de vous évader. Mais vous êtes tous traités avec respect, il ne vous sera fait aucun mal.
— Vous l’avez entendu ? demanda Rhita en désignant le guide d’un pouce rageur.
Elle aurait voulu bondir sur lui pour le frapper, mais elle savait que cela ne l’avancerait à rien.
— Oui, fit Demetrios d’une voix ténue. Nous n’avons pas ouvert la bonne porte, n’est-ce pas ?
— Il dit que des années ont passé sur Gaïa.
Demetrios tourna la tête de tous les côtés, plissant les yeux comme pour percer un écran de brouillard.
— J’ai l’impression qu’il n’y a eu que quelques heures…, dit-il. Est-ce qu’il peut nous ramener sur Gaïa ?
— Pouvez-vous le faire ? demanda Rhita.
— C’est possible, répondit le guide avec réticence. Mais pourquoi souhaiteriez-vous y retourner ? Ce n’est plus le monde que vous avez connu.
Demetrios ne réagit pas. Rhita ressentit un malaise au creux de l’estomac. Elle avait, par sa grand-mère, suffisamment de connaissances et d’instinct pour imaginer à demi ce que cela signifiait. C’étaient des Jartes. Les Jartes étaient des prédateurs. Le peuple de la Voie avait appris cela à Patrikia.
Je suis peut-être responsable de la destruction de ma planète, se dit-elle. Ses mains se levèrent automatiquement, symétriquement, telles des griffes, à hauteur de son cou.
— Demetrios…, dit-elle. J’ai si peur… Ces… gens sont insensibles. Ils ne s’intéressent qu’aux informations que nous pouvons leur donner.
— Détrompez-vous, dit le guide. Nous sommes tout à fait passionnés par vous. Votre bien-être nous concerne. Très peu de gens sont morts depuis que nous avons pris possession de votre monde. Un très grand nombre est en ce moment en mémoire. Nous ne laissons rien perdre. Nous chérissons chaque forme de pensée. Nous avons nos érudits, et nous préservons tout ce que nous pouvons.
— De quoi parlez-vous donc ? demanda Demetrios.
Sa voix était si calme, si sereine, à la fois grave et ténue. Rhita essaya de se souvenir de ce qu’elle avait éprouvé quand elle était dans l’illusion et qu’elle ne pouvait ressentir de véritable peur.
— Souhaitez-vous que je m’adresse à votre compagnon ? lui demanda le guide.
Sidérée, consciente de l’existence d’une sorte de protocole qui lui échappait totalement, elle signifia son autorisation d’un hochement de tête.
— Notre devoir et notre destin consistent à étudier et à préserver les univers, à assurer la propagation de notre espèce, la forme d’intelligence la meilleure et la plus efficace, et à servir la connaissance dans ses fins mêmes. Nous ne sommes pas cruels. La cruauté est un concept et un terme que votre langage est le seul à m’apprendre. Causer de la douleur, détruire est pur gaspillage. De même que laisser d’autres formes d’intelligence évoluer jusqu’au point où elles peuvent entraver, en résistant, notre croissance, est pur gaspillage. Partout où nous allons, nous préservons, nous mettons en mémoire, nous classons et nous étudions. Mais nous ne tolérons pas la moindre résistance.
Demetrios absorba cela lentement, stoïquement, d’un air perplexe. Il ne connaissait presque rien des récits de Patrikia. Il ne savait que ce que Rhita avait eu le temps de lui dire dans la steppe, avant l’arrivée des cavaliers kirghiz.
— Je veux revoir ma planète, fit Rhita d’une voix résolue. Je veux que Demetrios et Oresias… et aussi Jamal Atta m’accompagnent.
— Seule une partie de votre demande peut être satisfaite. Jamal Atta s’est donné la mort avant que nous ne puissions le capturer. Nous n’avons pas pu sauver une assez grande partie de sa personnalité pour en présenter une image complète ou lui faire contrôler un corps reconstitué.
— Il faut que je la revoie, insista Rhita en s’accrochant à cette unique demande, refusant de se laisser distraire par son horreur grandissante.
Si elle se mettait à pleurer, si elle laissait seulement ses propres mains figées arriver jusqu’à son visage, elle risquait de ne plus se maîtriser du tout, et elle ne voulait pas se faire honte devant ces monstres. Ni devant le pâle Demetrios.
— Nous vous conduirons là-bas. Souhaitez-vous assister à tout, ou préférez-vous que le voyage vous semble instantané ?
Demetrios la regarda de manière appuyée. Elle n’était pas sûre de ce qu’il voulait lui dire, mais il leur était évident à tous les deux que c’était elle qui comptait le plus pour ceux qui les avaient capturés.
— Je veux tout voir, dit-elle.
— Cela risque d’être déroutant pour vous. Désirez-vous que je vous accompagne pour vous donner des explications, ou préférez-vous qu’un module soit annexé à votre psychisme, votre mémoire, pour vous guider ?
Elle baissa la tête, le visage presque en contact avec ses mains. Elle ne comprenait pas la deuxième offre, ou peut-être refusait-elle de la comprendre.
Peuvent-ils faire de moi quelque chose de plus que ce que je suis maintenant ?
Peut-être l’avaient-ils déjà transformée. Cette pensée lui était insupportable.
— Je vous en supplie, dit-elle dans un souffle rauque à peine audible. Emmenez-nous là-bas. Venez avec nous.
Il lui restait un faible espoir. Que les Jartes soient des menteurs.
S’ils ne l’étaient pas, elle aurait aussi bien fait d’être morte. Et elle ferait tout son possible pour mourir rapidement. Mais elle ne pensait pas que les Jartes la laisseraient faire. De leur point de vue, c’était sans doute du gaspillage.