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La Voie

Le Caillou orbitait autour de la Terre, comme il l’avait fait depuis la Séparation, avec cette seule différence que son pôle nord était maintenant orienté du côté opposé à celui de la Terre. La septième chambre n’était plus qu’un abîme de ténèbres informes. Les champs de traction repoussaient toute matière au niveau du pôle nord. Rien ne pouvait entrer à l’endroit de la jonction.

La nouvelle fut rapidement diffusée. Mais les réjouissances furent peu nombreuses. La réalité appelait davantage à la réflexion qu’aux festivités. L’Hexamone avait de nouveau réalisé son obsession.

Cependant, ils venaient de passer plusieurs décennies à l’écart de leur vaste domaine. Et qui aurait pu dire combien de temps s’était écoulé, durant la même période, à l’intérieur de la Voie ?

 

Le nouveau corps du Président était toujours en préparation. Korzenowski se trouvait dans la troisième chambre, dans l’appartement présidentiel situé au sommet du plus haut immeuble suspendu à une structure en forme de draperie, qui traversait la chambre sur toute sa largeur, et à laquelle les gratte-ciel étaient accrochés comme autant de cristaux à une toile d’araignée.

L’appartement était vide. Les bruits résonnaient. Le décor neutre avait une blancheur lumineuse inachevée. L’image du Président était une projection issue d’une section isolée de la mémoire civique.

— Bonjour, ser Ingénieur, lui dit Farren Siliom.

Korzenowski, debout les bras croisés devant l’image, répondit :

— Le travail est achevé, ser Président.

— C’est ce que j’ai vu… et qui m’a été rapporté. Une superbe réussite, d’après vos collègues.

— Je vous remercie.

— Pourriez-vous expliquer les raisons pour lesquelles la Voie est vide sur une telle distance ?

— J’en suis incapable, ser Président, fit l’Ingénieur en secouant la tête.

Il en était réduit à mentir.

— Peut-être parce que les Jartes nous ont tendu une embuscade un peu plus loin à l’intérieur ? insista Farren Siliom.

— J’ignore ce que peuvent penser les Jartes, ser Président.

— Je croyais que vous auriez une idée. La même que moi, peut-être… J’ai eu quelques visites, dans la mémoire civique. Trois, en particulier.

Korzenowski haussa les sourcils mais détourna les yeux, proche de l’épuisement total. Il avait besoin de s’asseoir. Un siège surgit du sol derrière lui, et il s’y laissa tomber.

— Pardonnez-moi, dit-il. Je n’ai pas pris de talsit ni fermé l’œil depuis longtemps. Ces derniers jours ont été particulièrement éprouvants.

— Naturellement. Mais il n’est pas possible de rêver dans la mémoire civique, et les illusions et les fantasmes sont clairement marqués. Ce que j’ai vu n’était pas une illusion.

Korzenowski joignit les mains, peu désireux de se livrer à des conjectures.

— Mirsky était avec moi, reprit le Président. Et, chose curieuse, Garry Lanier aussi, alors qu’il vient de mourir. Ras Mishiney m’a avoué qu’il l’avait forcé à porter un implant. Je désapprouve totalement ces pratiques, mais il n’y a pas grand-chose que je puisse faire contre Mishiney, à part veiller à ce qu’il ne s’élève jamais au-dessus de sa position actuelle de sénateur de la Terre. De toute manière, l’implant n’a pas gardé la personnalité de Lanier. Ils ont trouvé quelqu’un d’autre à l’intérieur. Quelqu’un qui avait disparu et qui était considéré comme mort depuis vingt ans. La propre fille de Lanier. Qui l’a mise là ?

Korzenowski hocha presque imperceptiblement la tête.

— J’ai vu Ry Oyu, également, poursuivit le Président. Il m’a parlé. Mirsky et Lanier ne m’ont presque rien dit, en fait. Le Gardien m’a terrorisé. Il m’a rappelé mes hautes responsabilités. Celles que nous avons tous assumées en acceptant de nous servir de la Voie d’une manière qui profiterait à la longue à tous nos partenaires. Et il m’a dit que vous alliez bientôt créer sur la Voie un étranglement qui finirait par la détruire.

— C’est vrai, fit Korzenowski.

— Ces avatars, semble-t-il, peuvent se déplacer instantanément où ils veulent. Lanier et Mirsky sont repartis. Nous ne les reverrons plus. Mais le Gardien est toujours avec nous. Il dit que le travail n’est pas fini. Mais j’ai l’impression que la fin n’est pas loin, si vous êtes toujours convaincu.

— Je le suis.

— Cela dépasse les considérations politiques immédiates, n’est-ce pas ? Nous occupons tous deux une position clé. J’ai le pouvoir de me mettre en travers de votre plan. Ou bien je peux fermer les yeux en vous laissant continuer, ou même vous faciliter la tâche.

— C’est exact, ser Président.

— Les Jartes ne sont donc plus nos ennemis ?

— C’est possible.

— Ils n’attaqueront pas le Chardon ? Ils sont prêts à renoncer à la Voie et à tout ce qu’elle représente pour eux ?

— Je l’ignore, ser Président. Le Jarte d’Olmy…

Korzenowski s’interrompit subitement, craignant d’avoir appris à Farren Siliom quelque chose qu’il ne savait pas encore. Mais le Président répondit :

— Je suis au courant de l’existence du Jarte d’Olmy, bien que je ne sois pas sûr qu’Olmy tienne le Jarte et non le contraire.

— Il est probablement responsable du fait que les Jartes ont évacué tout ce côté-ci de la Voie. Un signal a été transmis, informant les siens que les humains avaient établi une communication directe avec ce qu’ils appellent le commandement descendant. Il s’agit, je pense, de la Mentalité Finale dont parle Mirsky.

— C’est ce que Ry Oyu m’a dit.

— Ils ne nous attaqueront probablement pas, à moins que cela ne soit démenti ou reste sans confirmation.

— J’ai du mal à imaginer les Jartes renonçant à quelque chose, en particulier à l’existence pour laquelle ils se sont battus ou aux privilèges auxquels ils attachent une si grande valeur. Les humains sauraient-ils se montrer si magnanimes ?

— Nous avons nous-mêmes défendu des idées contraires à nos convictions depuis un an, ser Président, en travaillant pour l’Hexamone au lieu d’œuvrer pour nous-mêmes.

— Nous avons fait notre devoir.

— C’est juste, ser Président. Mais il existe des impératifs plus puissants, comme vous l’avez dit vous-même.

— Savons-nous ce qui arriverait à l’Hexamone si nous persistions à laisser la Voie ouverte ?

— Non.

— Est-il possible que le commandement descendant ou la Mentalité Finale trouvent le moyen de persuader les Jartes que la Voie doit être fermée même si, pour accomplir cela, il est nécessaire de détruire l’Hexamone ?

— Je ne sais pas. Cela me paraît possible.

— Je pense que c’est même probable.

L’image du Président parut se rapprocher de Korzenowski.

— Je sais quel est mon premier devoir, ajouta-t-il. Nous devons protéger l’Hexamone quelle que soit l’opinion de la mens publica. Malgré la courtoisie dont ces avatars ont fait montre jusqu’à présent, malgré tous les miracles qu’ils ont accomplis pour nous, je ne pense pas que nous puissions nous dresser tout seuls contre ce genre de force.

— Non, ser, fit Korzenowski en contemplant ses mains.

— Dans ce cas, je n’ai guère le choix. Je vous ordonne de détruire la Voie. Le Chardon peut-il être épargné ?

— Pour que la Voie soit totalement détruite et qu’il soit impossible d’en créer une autre, la sixième chambre doit être également détruite. Mais si nous essayons de…

Il picta des images montrant des saboteurs en train d’opérer dans la sixième chambre tandis que des forces de l’Hexamone s’opposaient les unes aux autres et que se déchaînaient la guerre civile, les divisions et les destructions à une échelle que l’Hexamone n’avait jamais connue, même à l’époque de la Séparation.

— Nous n’avons pas le choix, reprit-il. Si nous voulons détruire la Voie et sauver l’Hexamone, le Chardon est déjà prêt à affronter son destin.

L’image du Président s’assombrit.

— Qu’est-ce qui pousse un homme à vouloir diriger les autres ? demanda-t-il d’une voix tranquille. L’histoire nous jugera peut-être comme d’horribles traîtres à la cause de l’Hexamone. Mais qu’il en soit ainsi. Je m’assurerai que la dernière phase de l’évacuation soit menée rapidement à bien. De votre côté, vous avertirez les forces de défense. Je ne pense pas qu’elles aient besoin de savoir ce qui se passe ni pourquoi, mais je ne voudrais pas qu’elles meurent en raison de leur dévouement même.

— Je les avertirai.

— Je dois entrer demain en possession de mon nouveau corps. Quand débutera la destruction ?

— Dans soixante heures, ser Président. Tout le monde aura largement le temps d’évacuer les lieux.

— Je m’en remets entièrement à vous. Permettez-moi de vous dire, ser Korzenowski, que je suis ravi de ne plus avoir à m’occuper de ces histoires à l’avenir.

L’image du Président devint noire puis disparut, laissant derrière elle un pictogramme d’adieu associé à l’expression de la gratitude de l’Hexamone pour services rendus.

Éternité
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