5

La Terre

Assis sur le bord de son lit pour enfiler ses grosses chaussures de marche, Lanier fit une légère grimace en se penchant pour en nouer les lacets. Il était neuf heures du matin, et une bourrasque de courte durée avait franchi la montagne, accompagnée d’une ondée chargée de senteurs marines. La chambre était encore glacée. Son haleine se condensait au sortir de sa bouche. Tapant du talon sur la carpette élimée pour faire rentrer ses chaussures, massant précautionneusement ses chevilles pour voir si la douleur était partie, il plissa soudain le front d’un air soucieux devant une autre sorte de blessure, un souvenir dont il n’arrivait pas à se défaire.

Il mit sa veste en faisant face à la large baie du séjour, laissant errer son regard par-delà la série de haies et les hautes fougères, sur les versants verts de la colline escarpée. Il connaissait sa route à travers ces collines, bien qu’il ne l’eût pas empruntée depuis des années, mais il allait avoir aujourd’hui l’occasion de se rafraîchir la mémoire. Il ne recherchait aucune panacée, aucun exercice rigoureux propre à lui redonner une jeunesse qu’il avait rejetée. Il ne voulait qu’une diversion à ses pensées, particulièrement amères ces derniers jours.

Trois mois avaient passé depuis l’enterrement de Heineman.

Karen n’avait même pas dit au revoir avant d’aller faire ses courses à Christchurch. Elle avait pris l’un des nouveaux camions à cinq roues livrés par l’Hexamone. Les routes étaient encore bourbeuses et ravinées, et le vieux véhicule n’était pas toujours à la hauteur des chemins à peine praticables à cheval. Un jour, se disait-il, il tomberait malade dans cette maison, et il faudrait une demi-heure ou plus pour qu’un véhicule de secours puisse parvenir jusqu’à lui. Comme Heineman, il aurait le temps de mourir plusieurs fois avant d’être secouru.

Ce serait au moins une façon de se débarrasser des souvenirs qui l’accablaient.

— C’est le prix ; c’est le prix à payer pour passer le pont, chantonna-t-il d’une voix que le froid rendait rauque.

Il toussa, mais c’était à cause de l’âge et non de la maladie. Il jouissait d’une santé relativement bonne. Il avait encore probablement des années à vivre, beaucoup trop, avant que le grand vide ne se fasse dans sa mémoire, emportant ses soucis.

Il avait si peu accompli, à son gré, au cours de ses décennies de service. La Terre, quarante ans après, n’était toujours qu’une blessure béante malgré sa dénomination officielle de « Terre Reconstruite ». La guérison était en vue, bien sûr, mais la planète demeurait un rappel constant de mort et de stupidité humaines.

Pourquoi le passé revenait-il si péniblement à la charge juste en ce moment ? Pour le distraire des frustrations causées par le fossé qui n’avait pas cessé de s’élargir entre Karen et lui ? Elle avait été de marbre depuis les funérailles de Larry Heineman.

Vingt-neuf ans plus tôt. Un village sans nom dans les profondeurs des forêts du Sud-Est canadien. Un piège glacé et enneigé pour trois cents hommes, femmes et enfants. Les hommes émergent de leurs cabanes en bois au toit bas, maigres et émaciés à un point que même Lanier n’a jamais vu ailleurs, pour accueillir les voyageurs descendus du ciel. Lanier et ses collaborateurs, deux envoyés de l’Hexamone, un homme et une femme, sont bien nourris et en bonne forme physique, naturellement. Ils traversent d’un pas résolu le champ de neige qui sépare leur appareil de la hutte la plus proche, s’adressant aux hommes en français et en anglais.

— Où sont vos femmes ? demande l’envoyée de l’Hexamone. Où sont vos enfants ?

Les hommes les dévisagent de leurs yeux que la faim a rendus irréels. Leurs figures sont blanches, d’une beauté diaphane et éthérée, leurs cheveux gris s’en vont par plaques. Un homme s’avance en titubant, la mâchoire pendante, les bras en avant, et s’agrippe à Lanier de toutes ses forces. Lanier a l’impression de tenir contre lui un enfant malade. Au bord des larmes, il soutient l’homme dont les yeux jaunis le regardent avec une expression qui ressemble à de l’adoration, ou peut-être simplement du soulagement et de la joie.

Un coup de feu part à ce moment-là, et l’envoyée de l’Hexamone tombe en arrière dans la neige, la poitrine béante et ensanglantée.

— Non ! Non ! crie l’un des hommes, mais d’autres tirs font voter l’écorce des arbres, soulèvent des gerbes de neige et ricochent en miaulant et en crépitant sur la coque de l’appareil.

Un homme d’âge moyen, au visage encadré d’une barbe noire fournie, beaucoup moins émacié que les autres, s’avance sur la route déserte, armé d’un fusil qui paraît encore plus gras et plus nourri que lui, en lançant des invectives.

— Onze ans ! Onze années atroces ! Où étiez-vous, dieux maudits, pendant tout ce temps ?

L’envoyé de l’Hexamone, dont Lanier a oublié jusqu’au nom, foudroie l’homme d’une décharge aveuglante de leur unique arme. Lanier se penche sur la femme blessé pour évaluer son état. Elle n’a aucune chance de survivre s’ils ne récupèrent pas la bille logée dans sa nuque, qui contient sa personnalité enregistrée. Lanier lui tâte le pouls. Elle bat plusieurs fois des paupières et ferme les yeux. Il la laisse pénétrer dans le premier stade de la mort. Ignorant ce qui se passe autour de lui, il sort de sa poche un scalpel pliant et incise la nuque juste à la base du crâne, cherchant du doigt l’emplacement de la petite bille noire. Il l’extrait et la recueille dans un sachet de plastique, comme on lui a appris à le faire à l’entraînement.

Pendant qu’il agit ainsi, les villageois réduisent en bouillie, en le piétinant lentement et méthodiquement, le corps de celui qui a tiré. L’envoyé essaie de s’interposer, mais malgré leur faiblesse le nombre a raison de lui. Celui qui s’était agrippé à Lanier ne participe pas à la mêlée sauvage. Silencieux et tremblant, il semble terrorisé par le sacrilège qui a été commis. Il se jette à genoux, tremblant, pour supplier Lanier de ne pas détruire leur village.

Les femmes et les enfants sortent peu à peu des cabanes, plus morts que vifs.

Les gens de ce village de fortune ont survécu onze hivers. Les deux premiers ont probablement été les plus durs. Mais ils n’auraient sans doute pas tenu un seul hiver de plus.

— Il faut payer le prix pour passer le pont, continue de chantonner Lanier.

Ma femme est jeune et pleine de vitalité. Je suis vieux. Chacun de nous a pris sa décision, et doit payer le prix.

Il demeura silencieux, quelques instants, dans l’entrée, les paupières fermées, essayant de chasser la brume qui lui envahissait le cerveau. Quand il était petit et qu’il faisait cela, déjà, son grand-père lui demandait s’il comptait les moutons. L’expression était appropriée, maintenant qu’il se trouvait en Nouvelle-Zélande. Mais c’étaient des moutons à la toison pleine de piquants.

Nous n’avons pas pu sauver tout le monde. Pas même les plus résistants. La Mort a été trop universelle pour que même les anges descendus du ciel puissent apporter leur secours à tous.

Il ne s’était plus tourmenté pour ces choses depuis des décennies, et il était irrité que ces pensées lui reviennent à présent comme de pâles substituts à une culpabilité qu’il estimait injuste de ressentir.

J’ai fait mon devoir. Dieu sait que j’ai consacré trente années entières de ma vie à la Reconstruction.

Karen aussi, mais elle n’avait pas aujourd’hui l’apparence d’un parchemin desséché.

Prenant sa canne, il ouvrit la porte. Les gros nuages noirs passaient toujours à toute vitesse dans le ciel. Si seulement il pouvait attraper une pneumonie. L’amie du vieillard. Il aurait bien essayé délibérément, mais au nombre des bienfaits apportés aux autochtones par l’Hexamone terrestre figurait l’immunité à presque toutes les maladies. Ils n’avaient pas manqué de ressources dans ce domaine. Tous les hommes, femmes et enfants de la Terre portaient maintenant en eux des micro-organismes chargés de faire la police contre tout envahisseur pathogène.

Il aperçut, l’espace d’un bref instant, son reflet dans le carreau de la porte à tambour. Le visage était ridé, mais les traits demeuraient vigoureux. Les plis de la bouche étaient tombants. De profonds sillons se creusaient de chaque côté du nez. Le regard était triste, et les paupières lourdes conféraient une sorte de sagesse à son expression. Il venait de s’apercevoir, avec un mélange de satisfaction et d’écœurement pervers, qu’il se sentait en réalité beaucoup plus vieux qu’il n’en avait l’apparence.

 

Lanier regrettait la promesse qu’il s’était faite d’escalader la première montée avant de s’accorder du repos. Au deuxième tournant du sentier de montagne, plié en avant, les mains crispées sur ses genoux tremblants, il aspirait l’air à grandes goulées et soufflait bruyamment tandis que la sueur dégoulinait sur son front. Il n’avait pas beaucoup marché ni fait beaucoup d’exercice depuis des années ; à moins de vouloir mettre réellement fin à ses jours, c’était un luxe ridicule que de vouloir forcer son rythme pour sa première longue marche. Les miracles de la médecine de l’Hexamone ne pouvaient pas faire plus pour lui que ce qu’il avait lui-même choisi de leur permettre, c’est-à-dire le maintenir dans une forme raisonnable pour son âge, à l’abri de la maladie et des effets des radiations, qui lui inspiraient une sainte terreur.

Son souffle lui revenait peu à peu. La douleur dans sa poitrine était maintenant supportable. Il baissa les yeux, du haut du sentier escarpé, vers la vallée qui se trouvait à trois cents mètres plus bas. Des troupeaux de moutons – ils appartenaient peut-être à Fremont, le jeune propriétaire du ranch d’Irishman Creek – traversaient les prairies jaune et vert, formant comme le reflet des gros nuages gris et blanc, lourds de pluie, voyageant à travers leurs propres pâturages d’un azur poussiéreux. Là-haut, un aigle planait majestueusement, le premier qu’il voyait cette saison. À cette altitude, les vents étaient vifs et mordants malgré la température printanière de ce mois de novembre. À partir de mille mètres, la montagne était encore couverte de plaques de neige émaillées de l’inévitable petit champignon rouge filamenteux que les bergers et les paysans appelaient « sang du Christ ».

Il s’accorda finalement une pause et se laissa tomber sur un rocher. Ses tibias étaient douloureux. Les muscles de ses mollets menaçaient de se nouer. Mais paradoxalement, pour la première fois depuis des mois, peut-être des années, il se sentait plutôt bien, comme si son existence était justifiée.

Le vent cria son nom. Surpris, il se retourna, s’attendant à voir un berger ou un promeneur sur le sentier en dessous ou au-dessus de lui. Mais il ne vit personne. Pensant avoir été victime d’une illusion, il tira de son havresac un sandwich au fromage de chèvre, défit le papier qui l’entourait et se mit à manger.

Le vent l’appela une nouvelle fois, plus clairement, plus près. Il se leva et scruta attentivement le sentier vers le haut, en fronçant les sourcils. L’appel venait de cette direction, il l’aurait juré. Remettant le sandwich dans son papier, il continua sa route jusqu’à ce qu’il eût dépassé le deuxième tournant d’une centaine de mètres. Ses souliers crissaient sur les petits cailloux du sentier et glissaient sur l’herbe encore humide de la rosée du matin. Il était seul dans la montagne.

Il se remit à chanter pour garder le rythme. De temps en temps, il s’arrêtait pour souffler et laisser l’air vif pénétrer son système sanguin en chassant les toiles d’araignée qu’il avait laissé s’accumuler dans sa tête à force de rester sans sortir pendant des mois.

Il avait besoin de passer la situation au crible.

Tout en éprouvant de la pitié pour le genre humain, il s’était mis également à le détester. Il lui semblait que les hommes, dans leur souffrance, avaient une manière de se débattre qui ne faisait, la plupart du temps, qu’aggraver les choses. Quelquefois, ceux qui avaient souffert le plus cruellement – ayant perdu leur foyer, leur famille, leur ville, leur patrie – réagissaient en traitant les autres survivants avec encore plus de cruauté.

La lecture favorite de Lanier, ces temps derniers, était celle de l’écrivain et philosophe du XXe siècle Arthur Koestler, qui en était arrivé à la conclusion que l’humanité souffrait d’un vice fatal de conception. Sur ce point, Lanier n’avait guère de doute.

Il avait vu des hommes, des femmes et même des enfants soumis à des sondes psychiques et à des traitements psychologiques en profondeur pour extirper leurs démons et les rendre plus adaptés, plus capables d’affronter la réalité qui les entourait. Lanier n’avait pas fait entendre sa voix dans les controverses qui avaient surgi autour de ces « thérapies ». Les traitements en question avaient fait gagner des décennies dans la Reconstruction, mais Lanier était toujours incapable de dire s’il les approuvait ou non. L’être humain était-il un mécanisme si faible et si vulnérable qu’il fût incapable, à quelques rares exceptions près, de se guérir lui-même, de se soumettre à un diagnostic et de se critiquer par ses propres moyens ? Visiblement, Lanier était devenu d’un pessimisme, voire d’un cynisme accablant. Mais il y avait, de surcroît, une partie de lui-même qui détestait profondément les cyniques. Conclusion, il ne s’aimait pas lui-même. C.Q.F.D.

Une large chape de nuages dériva au-dessus des terres. En son milieu, très précisément, se trouvait une échancrure circulaire. Lanier retourna s’asseoir sur le rocher au bord du sentier et plissa les yeux pour lutter contre l’éblouissement du puissant rayon de soleil qui transperçait la vallée. Elle était si pleine de chaleur, si hypnotique, cette tache de lumière d’un millier de mètres de large. S’il parvenait seulement à retrouver le repos de l’esprit, le ruissellement du soleil sur l’herbe verte lui fournirait peut-être la réponse à ses questions. Mais il se sentait la tête vide, engourdie, comme s’il était sur le point de renoncer à tous les fardeaux de la vie, de s’allonger sur le dos et de laisser le soleil le dissoudre comme du beurre chaud.

Un peu plus haut sur le sentier, à quelques centaines de mètres de lui, un homme vêtu de noir et de gris, balançant une canne, était en train de descendre dans sa direction. Lanier se demanda si c’était là la voix que le vent lui avait apportée. Il n’était pas tout à fait sûr de souhaiter de la compagnie. Si cet homme était un berger, cela passerait encore. Il s’entendait bien avec les montagnards. Mais si c’était un marcheur venu de Christchurch…

Peut-être l’autre allait-il simplement l’ignorer.

— Bonjour, lui dit l’homme tandis que ses chaussures crissaient sur le gravier derrière Lanier.

Celui-ci se retourna. Le marcheur se tenait juste à la lisière brillante de la chape nuageuse. Il avait les cheveux bruns coupés court. Il faisait à peine un peu moins d’un mètre quatre-vingts de haut, et son allure était jeune et athlétique. Le haut de ses bras était particulièrement musclé. Il faisait penser à un taurillon.

— Bonjour, lui répondit Lanier.

— J’attendais que vous montiez jusqu’ici pour que nous puissions redescendre ensemble, lui dit l’homme comme s’ils étaient des amis de longue date.

Lanier identifia son léger accent, russe.

— Est-ce que je vous connais ? lui demanda-t-il en fronçant les sourcils.

— Peut-être, fit l’homme en souriant. Nous nous sommes connus pendant un temps assez bref, il y a pas mal d’années de cela.

L’esprit de Lanier refusait de chercher à retrouver les circonstances dans lesquelles il avait déjà vu cet homme. Les énigmes l’irritaient.

— J’ai peur que la mémoire ne me fasse défaut, dit-il en se détournant.

— Nous avons été ennemis, autrefois, reprit l’homme.

Il semblait se délecter de cette conversation. Il gardait cependant ses distances, tenant sa canne légèrement brandie devant lui. Lanier se retourna pour le regarder de nouveau. Il n’était pas vêtu très chaudement, et ne portait pas la moindre besace. Il ne pouvait pas être dans la montagne depuis longtemps.

— Vous faisiez partie des Russes qui ont envahi le Chardon ? demanda-t-il.

Cette question, adressée à un homme si jeune d’aspect, n’était pas aussi ridicule qu’elle aurait pu l’être à une époque. Le promeneur ne semblait pas âgé de plus de quarante ans, mais il avait très bien pu suivre un traitement réjuvénateur sur l’un des corps en orbite, ou même dans une station de l’Hexamone terrestre.

— Oui, répondit l’inconnu.

— Et qu’est-ce qui vous amène dans des contrées si désolées ?

— Il y a des tâches à accomplir. Des tâches importantes. J’ai besoin de votre aide.

Lanier tendit une main.

— J’ai pris ma retraite, dit-il tandis que l’inconnu l’aidait à se remettre sur ses pieds. Tout cela s’est passé il y a bien longtemps. Comment vous appelez-vous ?

— Je suis un peu déçu que vous m’ayez oublié, lui dit l’homme avec une moue contrariée. Mirsky. Pavel Mirsky.

Lanier éclata de rire.

— Elle n’est pas mauvaise, celle-là, dit-il. Mirsky est encore plus loin que le paradis, à l’heure qu’il est. Il est parti avec les cylindres geshels, et la Voie a été hermétiquement scellée derrière lui. J’apprécie votre humour.

— Ce n’est pas une blague, mon ami.

Lanier le dévisagea avec une attention nouvelle. Bon Dieu ! C’était vrai qu’il lui rappelait Mirsky.

— Est-ce que Patricia Vasquez a finalement réussi à retourner chez elle ? demanda l’homme.

— Qui peut savoir ? Je ne suis pas d’humeur à jouer aux devinettes. Et qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

Lanier fut surpris de sa propre véhémence.

— J’aimerais la retrouver.

— Facile comme tout.

— Avec votre aide.

— La plaisanterie commence à être d’un goût douteux.

— Je ne plaisante pas, Garry. C’est moi. Je suis revenu. (Il fit un pas vers Lanier. La ressemblance avec Mirsky était véritablement troublante.) J’ai attendu là-haut que vous montiez, vous ou quelqu’un qui puisse me reconnaître et me conduire devant un interlocuteur sérieux. Vous avez joué un rôle important dans la Reconstruction, n’est-ce pas ?

— J’ai joué ce rôle, lui dit Lanier. Vous pourriez être son frère, à la rigueur.

Son jumeau véritable, pour être exact.

— Vous devez me conduire sur le Chardon. Il faut que je rencontre Olmy et Korzenowski. Ils sont encore vivants, je pense ?

Konrad Korzenowski était l’homme qui avait conçu la Voie, jadis annexée à la septième chambre interne du vaisseau-astéroïde baptisé le Chardon. Celui-ci était actuellement en orbite, en compagnie de deux sections de la Cité de l’Axe, à dix mille kilomètres au-dessus de la Terre. L’une de ses « têtes » polaires avait été arrachée, mettant à nu la septième chambre, et le Chardon avait été expulsé de l’extrémité de la Voie pour permettre le départ des tronçons nadéristes de la Cité de l’Axe. Cela s’était passé quarante ans plus tôt. La Voie s’était ouverte, momentanément, sur le vide spatial. Mais elle s’était aussitôt cautérisée, coupant à jamais ses espaces infinis de cet univers-ci. Ceux qui avaient choisi de rester sur la Voie – Pavel Mirsky, entre autres – devaient être plus loin que les âmes des morts, si tant est que les morts eussent possédé une âme.

Lanier bredouilla quelque chose d’inintelligible, puis toussa pour s’éclaircir la voix. Les poils de sa nuque se hérissèrent.

— Bon Dieu ! s’écria-t-il soudain dans le creux de sa main. Qu’est-ce qui se passe donc ici ?

— J’ai parcouru d’énormes distances à travers le temps et l’espace, lui dit l’homme. J’ai d’étranges récits à faire.

— Êtes-vous un fantôme ?

C’était une manière désuète, gratuite, de poser cette question. Il ne voulait pas parler de « fantôme » au sens où on l’entendait dans l’Hexamone. Son visage s’empourpra.

— Non. Vous m’avez serré la main. Je suis fait de chair, je suis mortel… dans une certaine mesure.

— Comment avez-vous fait pour revenir ?

— Je n’ai pas pris le chemin le plus court.

Il découvrit ses lèvres en un sourire hésitant, et posa son bâton dans l’herbe à côté du rocher de Lanier. Puis il s’assit.

Au bout d’un moment, Mirsky – si c’était lui, ce que Lanier n’était pas encore tout à fait prêt à admettre – se tourna vers l’autre extrémité de la vallée, avec ses troupeaux de moutons et les ombres de ses nuages en mouvement, et répéta :

— Il faut absolument que je parle à Olmy et à Korzenowski. Pouvez-vous me conduire jusqu’à eux ?

— Pourquoi ne pas y aller directement ? demanda Lanier. Vous êtes arrivé jusqu’ici. Pourquoi avoir choisi cet endroit retiré ?

— Parce que je vous considère, d’une certaine manière, comme encore plus important qu’eux. Nous devons tous nous réunir pour discuter de certaines choses. Quand les avez-vous vus pour la dernière fois ?

— Il y a des années, soupira Lanier.

— Le gouvernement va au-devant d’une crise, fit Mirsky en levant vers Lanier un visage grave et impassible. La Voie va être rouverte.

Lanier n’eut aucune réaction. Il avait entendu des bruits qui couraient dans ce sens, mais rien de plus. Il s’était, à vrai dire, coupé de la politique de l’Hexamone.

— C’est ridicule, dit-il.

— Non. Je ne vois pas pourquoi ce serait ridicule, répondit Mirsky d’une voix sereine. Physiquement comme politiquement, c’est une drogue que cette sorte de technologie et cette sorte de pouvoir. Même les cœurs les plus purs ne peuvent s’accrocher éternellement à leurs convictions. Acceptez-vous d’organiser cette rencontre ?

Les épaules de Lanier retombèrent. Il se sentait battu, écrasé, trop faible pour invoquer les mots capables de défendre sa santé mentale.

— J’ai un poste de radio, un émetteur, dit-il. Il est chez moi, dans la vallée. Mais il vous faudra apporter la preuve, ajouta-t-il en redressant les épaules, que vous êtes bien celui que vous prétendez être.

— Je comprends, répondit Mirsky.

Éternité
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