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La Terre
Le ciel nocturne éthéré faisait sortir les gens par centaines de milliers. Dans les rues de Melbourne régnait une atmosphère d’émeute et de frénésie religieuse. Karen percevait une rumeur lointaine du balcon de sa chambre d’hôtel. On lui avait imposé une semaine de repos après l’épisode du camp de réfugiés. C’était une faveur qu’elle n’appréciait pas tellement, n’ayant rien d’autre à faire que ressasser le passé.
Elle contemplait le spectacle avec sérénité. Les miracles s’étaient multipliés dans le cours de sa vie. Après les événements de ces deux dernières semaines, elle les attendait presque encore. Quelque chose lui disait vaguement que la lueur dans le ciel était associée au Chardon, mais le vaisseau-astéroïde n’était pas visible pour le moment.
Aux alentours de minuit, cependant, elle ne manqua pas de voir le panache violet des réacteurs Beckmann, qui s’élevait à l’horizon nord-est comme le faisceau d’un projecteur, pour ne diminuer d’éclat qu’à trois largeurs de main au-dessus de l’horizon, ce qui signifiait qu’il devait être immense et s’étendre sur une longueur de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres. Elle ignorait ce que cela signifiait. Elle se disait que c’était peut-être l’éclat du Chardon en train de mourir, mais l’événement n’était pas encore survenu.
Assise sur sa chaise longue, emmitouflée dans un sweater pour se protéger du froid de la nuit, elle regardait de son balcon la ligne des gratte-ciel illuminés de Melbourne, un gobelet de céramique à la main, frissonnant légèrement, pas seulement à cause du froid mais parce qu’elle avait bu un peu trop de café.
Elle savait qu’elle n’était plus qu’une épave. Elle admettait qu’elle pourrait peut-être un jour se reconstituer, entreprendre sa Reconstruction à elle, et même redevenir un être humain à part entière ; mais pour le moment, le rideau était baissé, le plateau était en cours de réaménagement et personne ne savait si les projecteurs de l’acte suivant allaient éclairer une toute nouvelle Karen Farley-Lanier ou simplement un replâtrage de l’ancienne. N’importe comment, elle espérait que la nouvelle version serait plus réussie. Elle comptait sur l’aide de sa fille Andia ; mais jusqu’à ce qu’elle la voie en chair et en os, celle-ci demeurerait aussi irréelle et spectrale que le ciel de Melbourne.
Le panache semblait s’allonger de minute en minute. Puis elle comprit que c’était parce que la Terre tournait. Peut-être le Chardon, s’il existait toujours, allait-il apparaître.
Elle n’avait eu aucun autre contact avec Garry. Elle commençait à se demander, en fait, si le surmenage n’avait pas été réellement la cause de tout. Mais une voix intérieure la rassurait, lui disant que l’expérience avait été réelle et que c’était bien Garry qui lui avait parlé.
Cela seul suffisait à lui redonner du courage. Si les puissances qui se trouvaient derrière Mirsky avaient sauvé son mari, si elles lui avaient donné une existence de rechange après la mort, peut-être les choses finiraient-elles par s’arranger, après tout. Peut-être sa propre vie, aussi infime fût-elle au regard de la marche des millénaires et à l’échelle des siècles-lumière, aurait-elle une utilité, et vaudrait-elle la peine d’être vécue encore un peu.
Mais pas éternellement. Garry, malgré ses doutes du dernier moment, lui avait laissé au moins cela. Elle avait appris que la vieillesse, le changement et la mort étaient naturels, et même nécessaires, sinon pour les citoyens de l’Hexamone, du moins pour les humains qui n’avaient pas suivi la lente évolution de l’extension de la vie sur de nombreux siècles. Un jour, elle savait qu’elle se laisserait vieillir puis mourir, et elle souriait en pensant à ce que Ram Kikura en dirait.
Quelque chose surgit au nord-est, à la naissance du panache violet. C’était un objet brillant et scintillant, qui ressemblait moins au Chardon qu’à une explosion lointaine et continue de feux d’artifice. Subitement, il devint aussi lumineux que mille soleils et baigna tout Melbourne d’un éclat de plein jour d’été.
Le gobelet toujours à la main, Karen avait vivement levé l’avant-bras pour se protéger les yeux. Au passage, elle s’était douloureusement heurté l’oreille, lâchant le gobelet qui s’était fracassé sur le carrelage du balcon.
Elle laissa échapper une série de jurons en chinois et en anglais puis jaillit de sa chaise longue et courut, franchissant la baie vitrée demeurée ouverte, jusqu’à la salle de bain, où elle essaya de regarder dans la glace, en clignant frénétiquement des yeux, son visage voilé par une auréole aveugle encerclée d’une bordure fluctuante de vert et de rouge.
L’explosion de lumière avait été entièrement silencieuse. Tout était étrangement calme dans l’hôtel. Même la lointaine rumeur d’émeute s’était tue. Quand elle recouvra la vision, Karen passa la tête dans l’entrebâillement de la porte de la salle de bain. Le ciel était redevenu obscur. Prudemment, elle s’avança jusqu’au balcon, la main en visière devant les yeux, par précaution, et plissa les paupières pour regarder l’endroit où le Chardon aurait dû se trouver. Le panache luisait toujours faiblement dans l’obscurité ; mais à quelques degrés de son extrémité supérieure, le seul vestige de l’astéroïde était une boule rouge animée de tressautements turbulents, à l’éclat affaibli, de la taille d’un ongle.