29

Le Chardon

Le partiel de Korzenowski repéra Olmy dans la forêt de North-spin Island, dans la quatrième chambre, deux jours après l’arrivée de Lanier. Enregistré dans un pisteur cruciforme, le partiel avait passé toute la quatrième chambre aux détecteurs infrarouges et dénombré sept cent cinquante humains. La plupart étaient par groupes de trois ou plus. Soixante-dix étaient isolés, parmi lesquels deux seulement avaient fui systématiquement toute compagnie sur une période d’activité de six heures consécutives. Le partiel avait analysé la signature thermique de chacun des deux, et fait porter son choix sur celui qui avait le plus de chances d’être un homomorphe autonome.

En toute autre circonstance, ce genre de recherche aurait été inadmissible, car il empiétait de manière caractérisée sur la liberté individuelle. Mais Korzenowski jugeait de la plus haute importance que Mirsky puisse s’entretenir avec Olmy. Et il avait besoin de ce dernier pour le prochain débat du Nexus sur la réouverture de la Voie. L’Ingénieur n’était plus en mesure de s’opposer entièrement à ce projet. Les arguments apportés par Mirsky, quoique bizarres, avaient trop de poids. Comment ignorer une requête des dieux, même si ceux-ci n’existaient qu’à l’autre bout du temps ?

Il n’entrait pas dans les attributions de la personnalité partielle d’analyser ces problèmes. Elle se contenta de remonter la vallée jusqu’à l’endroit où était établi le camp d’Olmy, puis de descendre en projetant l’image de Korzenowski, accompagnée des pictogrammes appropriés pour certifier son statut de substitut spectral.

Olmy vit le fantôme de Korzenowski sortir de nulle part dans la forêt, le sourire aux lèvres, les yeux perçants comme ceux d’un chat.

— Bonjour, ser Olmy, lui dit-il.

Il s’arracha au flot d’informations fournies par le Jarte, dissimulant son irritation bien humaine d’avoir été découvert.

— Vous vous êtes donné beaucoup de mal, picta-t-il au fantôme.

— Un événement extraordinaire s’est produit, l’informa le substitut spectral. Votre présence dans la troisième chambre est requise.

Olmy demeurait immobile, sans picter, sans parler, près de l’entrée de sa tente, ne sachant pas très bien quelle contenance adopter.

— Le Nexus doit prendre une décision concernant la Voie, reprit le spectre. Mon original demande que vous soyez présent.

— S’agit-il d’une convocation officielle ?

— Pas exactement. Vous souvenez-vous d’un certain Pavel Mirsky ?

— Je ne l’ai jamais connu personnellement, mais je sais qui c’est.

— Il est de retour.

Le substitut spectral picta rapidement quelques explications essentielles.

Le visage d’Olmy sembla se tordre sous l’effet d’une grande douleur. Il eut un haut-le-corps, puis ses épaules retombèrent et il se détendit. Repoussant les informations du Jarte, il se concentra de nouveau sur son humanité et sur ses relations avec Korzenowski, naguère son mentor, celui qui avait contribué à façonner une grande partie de son existence – ou de ses existences. La réapparition de Mirsky prit alors sa véritable couleur. C’était un fait bizarre, profondément troublant et excitant. Il ne douta pas un seul instant de la véracité du message que lui apportait le substitut spectral. Même si c’était quelqu’un d’autre que Korzenowski qui l’avait prévenu, la nouvelle en elle-même aurait suffi à le sortir de sa forêt et de ses occupations intérieures.

Les événements se précipitaient à un rythme qu’il n’avait pas prévu.

— Est-ce que j’ai le temps d’y aller à pied ? demanda-t-il en souriant.

L’humour bon enfant de la conversation était un baume dans son esprit. Il prit conscience du besoin de compagnie humaine qu’il ressentait.

— Je m’occupe de faire venir un moyen de transport plus rapide, lui dit le substitut en lui rendant son sourire.

 

— Voilà le fils prodigue, fit Korzenowski en donnant l’accolade à Olmy dans l’antichambre du Nexus. Excusez-moi de vous avoir fait traquer par un partiel. Je suppose que vous ne désiriez pas être dérangé.

Olmy se sentait un peu honteux, devant son mentor, de ne pouvoir révéler la nature de ses occupations secrètes. Il lui fallait continuer de maintenir l’équilibre dans sa tête, et de surveiller étroitement les implants qu’il avait consacrés au Jarte.

— Où est Mirsky ? demanda-t-il, espérant éluder ainsi les questions.

— Avec Garry Lanier. Le Nexus se réunit dans deux heures. Mirsky va témoigner en séance plénière. Mais il voudrait vous parler d’abord.

— Il est authentique ?

— Aussi authentique que moi, répliqua Korzenowski.

— C’est justement cela qui m’inquiète, lui dit Olmy avec un sourire un peu jaune.

— Il a une histoire stupéfiante à raconter.

Korzenowski, refusant de faire de l’humour sur quoi que ce soit en ces circonstances, détourna les yeux vers une paroi de fer naturel de l’astéroïde où son reflet flou se dessinait au loin sur le métal poli.

— Nous avons provoqué des dommages, reprit-il.

— Où donc ?

— Au bout du temps, murmura Korzenowski. J’avais déjà envisagé cette possibilité, il y a des siècles, au moment où j’ai inventé la Voie. Cela ressemblait à de pures spéculations, à l’époque, et il m’était difficile d’accepter l’idée que quelque chose que je voulais créer puisse avoir de telles répercussions. Mais l’idée m’a toujours hanté. Je m’attendais presque à voir un jour revenir quelqu’un du fin fond de la Voie, comme un fantôme.

— Et il est venu.

Korzenowski hocha lentement la tête.

— Il n’a pas encore pointé sur moi un index accusateur. Il semble heureux d’être de retour, comme un enfant, presque. Mais sa seule vue me terrorise. Nous avons une telle responsabilité dans ce qui va se passer.

Il fixa sur Olmy le regard acéré de ses grands yeux en ajoutant :

— Seriez-vous contrarié que je vous demande votre aide ?

Olmy secoua machinalement la tête. Il avait envers l’Ingénieur une dette qu’il ne pourrait jamais payer, même en tenant compte de ce qu’il avait fait pour le ramener à la vie. Korzenowski avait modelé toutes les conceptions d’Olmy, il lui avait fait entrevoir des perspectives qu’il n’aurait jamais découvertes seul. Mais il n’était pas sûr que ses projets – déjà irrévocablement mis en train – fussent conciliables avec ceux de Korzenowski.

— Je suis toujours à votre service, ser, dit-il.

— Un jour, dans les mois à venir, peut-être même aujourd’hui, si l’occasion est propice et si Mirsky expose ses vues devant le Nexus aussi clairement qu’il l’a fait devant nous, je vais recommander officiellement la réouverture de la Voie.

Olmy eut un sourire faiblement ironique.

— Oui, je sais, murmura l’Ingénieur. Nos points de vue se sont quelque peu heurtés sur cette question.

Personne, semblait-il, ne comprenait sa position. Pas même son mentor. Il jugea inutile de gaspiller son temps à essayer de le convaincre. Mais il ne put s’empêcher de le réprimander légèrement, ne fût-ce que pour s’assurer qu’il tenait compte des réalités.

— J’espère ne pas trop m’avancer en disant que vous n’êtes pas totalement mécontent du nouveau tour que prennent les choses ? demanda-t-il.

— Il y a d’un côté l’aventure et la passion, lui répondit Korzenowski, et de l’autre côté la raison. J’essaie désespérément de me raccrocher à la raison. Qui de nous est le plus pressé de faire revenir ce monstre ?

— Qui de nous est le plus désireux de faire face aux conséquences ?

Lanier et Mirsky sortirent de l’ascenseur et s’approchèrent d’eux. Mirsky marchait devant, souriant avec enthousiasme, la main tendue.

— Heureux de faire enfin votre connaissance, dit-il.

Olmy lui serra vigoureusement la main. Elle était chaude et bien humaine.

— Vous êtes l’expéditeur de notre devoir, murmura Mirsky.

Olmy fut incapable de dissimuler totalement sa réaction devant ce choix de mots. Mirsky, la tête légèrement inclinée, le dévisageait.

Qui regarde-t-il ? se demanda Olmy.

— Vous comprenez les problèmes, n’est-ce pas ? reprit Mirsky.

Olmy hésita avant de répliquer :

— Une partie, peut-être.

— Vous vous êtes préparé ?

Il n’était plus question, maintenant, de ne pas comprendre.

— Oui.

— Je n’en attendais pas moins de vous, fit Mirsky en hochant la tête. J’ai hâte, maintenant, de témoigner. Hâte de voir avancer les choses.

Il s’éloigna avec une soudaineté qui les rendit tous perplexes.

Olmy se tourna vers Lanier tandis que le Russe faisait les cent pas devant la porte de la salle du Nexus.

— Comment ça va ? demanda-t-il. Et votre femme ?

— Elle va bien, je pense. Elle travaille sur un projet…

— Elle vient d’arriver sur le Chardon, l’informa Korzenowski. Elle travaille avec ser Ram Kikura.

— Est-ce que le Nexus voudra m’écouter ? demanda Mirsky en revenant vers eux. Je me sens réellement nerveux. Le croyez-vous ?

— Difficilement, fit Korzenowski entre ses dents.

Mirsky se retourna soudain pour faire face à Olmy.

— Vous êtes convaincu que les Jartes vont s’opposer à nous, dit-il. Et vous pensez qu’ils ne seront pas les seuls à le faire. Vous savez que les Talsits ont déjà été leurs alliés avant… et vous pensez qu’ils le seront de nouveau. Vous avez étudié la question de près, n’est-ce pas ? Je m’attendais à cela de votre part.

Son regard acéré s’était rivé à celui d’Olmy, qui hocha de nouveau la tête affirmativement.

— Est-ce que c’est le même Mirsky ? demanda l’homomorphe à Lanier lorsque le Russe s’éloigne de nouveau.

— Oui et non, fit Lanier. Il n’est pas humain.

Korzenowski lui lança un regard fulgurant.

— C’est une certitude ou une supposition ?

— Il ne peut pas être humain, répliqua Lanier en plissant les lèvres. Pas après tout ce qu’il a connu. Et il nous cache beaucoup de choses, j’ignore pour quels motifs.

— Sait-il si sa mission sera couronnée de succès ? demanda Olmy.

— Je ne le crois pas, fit Lanier avec une expression rêveuse. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme lui. Je l’envie.

— Nous devrions peut-être faire preuve d’un peu plus de prudence dans nos évaluations, suggéra sèchement Korzenowski. Ce n’est pas tous les jours que nous recevons la visite d’un ange.

Mirsky revint une nouvelle fois vers eux.

— C’est drôle de se sentir nerveux, dit-il. Cela ne m’était pas arrivé depuis… une éternité ! C’est enivrant !

L’irritation de Korzenowski était de plus en plus visible.

— Plus rien ne vous touche donc ? demanda-t-il.

— Je vous demande pardon ?

Mirsky, cessant de faire les cent pas, fit face à l’Ingénieur avec une expression d’intense perplexité.

— Nous sommes, ou plutôt je suis obligé de prendre une décision que je me suis efforcé de retarder depuis des années, expliqua Korzenowski. S’il faut vraiment que nous affrontions les Jartes, le résultat risque d’être catastrophique. Nous pourrions tout perdre (il fit la grimace), y compris la Terre.

— Je suis plus concerné que vous ne semblez le croire, lui dit Mirsky. Mais l’enjeu dépasse largement la Terre.

Korzenowski ne se laissa pas démonter.

— Si vous êtes vraiment un ange, ser Mirsky, il est normal que vous ne soyez pas aussi anxieux que nous pour notre peau.

— Un ange ? Vous m’en voulez donc tellement ? fit Mirsky, dont le visage était redevenu inexpressif.

— C’est à la situation que j’en veux, murmura l’Ingénieur, dont la tête sembla s’enfoncer un peu plus dans les épaules. Pardonnez-moi cet accès d’humeur, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil à Olmy qui, durant cet échange de mots, était demeuré les bras croisés. Nous sommes tous les deux déchirés par nos émotions. Je suis sûr que ser Olmy aimerait retourner à ses travaux, qui contribueront peut-être à préserver l’intégrité de notre Hexamone dans la Voie. Pour ma part, je dois avouer que la perspective de rouvrir la Voie me fascine. C’est sans doute un côté de ma personnalité que je dois à Patricia Vasquez…

Lanier tressaillit presque tandis que Korzenowski se tournait vers lui en poursuivant :

— Ce côté-là est impatient, c’est vrai ; mais ce que désire la partie somme toute la moins responsable de nous et ce qui est bon pour la sécurité de l’Hexamone ne sont peut-être pas tout à fait la même chose, ser Mirsky. Vos raisons sont très convaincantes. Ce qui m’irrite, c’est votre désinvolture.

Korzenowski prit une inspiration profonde, les yeux rivés au sol devant lui. Mirsky ne répondit rien.

— En fait, intervint Olmy, les pressions actuelles sur l’Hexamone pour que la Voie soit rouverte sont déjà considérables, même sans votre intervention.

— Merci de m’éclairer, lui dit calmement Mirsky. Vous comprendrez que je manque de perspective. Je dois être prudent dans la manière dont j’aborderai le Nexus.

Il écarta les bras, et baissa les yeux vers son corps, toujours revêtu de son costume de montagnard.

— Avoir des limitations, murmura-t-il. Penser selon des ornières… C’est tellement excitant de posséder de nouveau un corps ! Cette sorte d’ivresse aveugle, désordonnée… Cette paix de la chair !

Le globe terrestre entouré d’une ceinture d’ADN, symbole du Nexus de l’Hexamone Terrestre en session, apparut devant la double porte de la salle. Un partiel du Ministre-Président Dris Sandys se matérialisa à côté du symbole.

— Séance plénière, dit-il. Veuillez entrer maintenant pour prêter serment.

Mirsky carra les épaules avec un sourire. Il entra le premier. Lanier laissa passer Korzenowski et Olmy avant d’entrer à son tour. On le guida jusqu’au siège qui lui était réservé dans le cercle intérieur. Cela lui rappela l’époque où il avait, lui aussi, témoigné devant le Nexus de l’Hexamone Infini, dans la Cité de l’Axe. Ce jour ne lui semblait plus aussi loin. Les blessures de la Terre, alors, étaient toutes fraîches, et elles semblaient mortelles.

Mirsky attendit patiemment à l’intérieur de la sphère armillaire des témoins, face au podium où le Ministre-Président était assis à côté du Président Farren Siliom.

Lanier avait un picteur devant son fauteuil. Il savait que l’expérience allait encore le vider de ses forces, mais il était curieux de savoir ce que Mirsky allait dire exactement devant le Nexus, et s’il ajouterait des détails.

Un repcorp nadériste orthodoxe prit place dans le fauteuil voisin du sien, lui souriant courtoisement et pictant une question polie sur son âge.

— Je suis de la Terre, répondit-il.

— Je vois, fit le repcorp. Savez-vous quelque chose de précis sur ce témoignage ?

— Ce ne serait pas du sport, si je vous le disais avant, murmura Lanier d’une voix de conspirateur. Mais attendez-vous au choc de votre vie.

Éternité
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