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À mi-chemin
Lanier ne sentait pas son corps. Il ne sentait rien, à vrai dire, mais il voyait, d’une certaine manière. Il voyait sans yeux, en se drapant autour de la lumière pour découvrir les images.
Il avait conscience de la présence de son guide, en qui il reconnaissait l’être qui avait imité Pavel Mirsky ou bien joué, ou peut-être encore repris son rôle. Il fusionnait avec cet être, observant sa nature et ses qualités, et commençait à se modeler sur lui, acquérant de plus en plus de maîtrise.
Sans l’aide de mots ni d’aucun langage, il posa certaines questions pressantes qui constituaient le reliquat de son esprit physique, et reçut quelques commencements de réponses.
Où sommes-nous ?
Entre la Terre et le Chardon.
Cela ne ressemble pas à la Terre, ces pinceaux de lumière…
Nous ne voyons pas avec des yeux, maintenant. Vous les avez laissés derrière vous.
Oui, bien sûr…
La contagion de sa propre impatience fit courir en lui une onde autopunitive. Il apprendrait bientôt à contrôler ces émotions résiduelles. Sans corps, elles étaient plus qu’inutiles, elles devenaient gênantes.
La douleur a disparu, mais mon corps aussi.
Vous n’en avez pas besoin.
Lanier absorba et étudia les images de la Terre au-dessous de lui. Elle n’avait plus du tout la même apparence. Elle semblait couverte de filaments brillants, mouvants, qui se tendaient vers les ténèbres, se tordaient, se tortillaient puis disparaissaient.
Qu’est-ce que c’est ? Ils sont tellement nombreux que je ne peux pas voir la planète à cause d’eux.
Tous ceux que l’on est en train de rassembler. Des petites créatures et des grosses. Regardez bien où va la lumière.
Elle forme une sorte de nœud… Je ne peux pas la suivre.
Ce sont les vies que l’on récolte. Toutes les mémoires et les configurations, les sensations et les réminiscences.
Des âmes ?
Pas en tant que telles. Il n’y a pas de corps ni d’âmes ectoplasmiques. Nous sommes tous fragiles et éphémères, comme des fleurs qui se fanent. Quand nous disparaissons, nous ne sommes vraiment plus là, et l’univers demeure vide et désolé, informe, à moins qu’à un certain moment ceux qui en ont le pouvoir ne décident d’organiser une sorte de résurrection.
Et qui en décide ?
La Mentalité Finale.
Ce sont nos descendants qui nous sauvent ?
Avec raison. L’observation des créatures vivantes est une distillation de l’univers, une conversion des informations en connaissance. Toute sensation, toute pensée, toute expérience est recueillie, non seulement au moment de la mort mais au cours de la vie entière également. Cette connaissance est précieuse. Elle peut être distillée encore davantage, et transmise à travers les plus infimes fissures qui existent dans la connexion entre cet univers, à l’instant où il meurt, et le nouvel univers auquel il donne naissance en mourant. La distillation s’impose à la nouvelle création comme une graine qui la guide pour l’éloigner du chaos en lui imposant sa trame. Cette nouvelle création peut alors développer ses propres intelligences, qui répéteront d’une manière ou d’une autre le processus lorsque leur univers vieillira.
Rien ne meurt donc ?
Tout meurt. Mais ce qu’il y a de spécial en chacun de nous est préservé… si la Mentalité Finale réussit. Comprenez-vous l’urgence de ma mission ?
Le souvenir de toutes les années de douleur et de mort revint à Lanier comme déployé dans un album d’images en trois dimensions. Tout meurt… Mais la Mentalité Finale consumait des galaxies entières, au commencement du temps, pour alimenter cet effort de récupération du meilleur que contenait tout ce qui avait jamais vécu. Pas seulement les êtres humains, mais toute chose vivante, toute chose, au moins, qui était capable de convertir l’information en connaissance, capable d’apprendre et d’observer et de comprendre son environnement afin de le modifier. Depuis l’échelle des microbes jusqu’à celle de la Terre vivante elle-même, la moisson se faisait à tous les niveaux, codée, sélectionnée et
préservée. Il savourait cette pensée, il s’en délectait, mais sa signification profonde le rendit soudain grave. Ce n’était pas de la résurrection du corps ni du salut individuel qu’il s’agissait, mais plutôt de la fusion et de la transcendance du tout.
Ce qu’il y a de mieux en chacun de nous.
Il songea à son père, mort d’une hémorragie cérébrale dans une voiture en stationnement en Floride ; à sa mère, morte d’un cancer dans un hôpital du Kansas ; à ses amis, parents, collègues et connaissances immolés dans le brasier de la Mort, ce souffle dévastateur et brûlant qui était passé si rapidement sur la Terre. Il pensa à tout ce qu’ils avaient accompli, à leur courage, leurs faiblesses, leurs erreurs, leurs rêves, leurs idéaux, moissonnés comme si une machine agricole leur était passée sur le corps pour récolter leur grain et le séparer de la balle et de la paille de la mort. Les esprits simples comme les esprits brillants, les rapaces du ciel comme les moutons paisibles au fond des vertes vallées, les poissons comme les monstres des abîmes marins, les insectes et encore les gens, les gens, les gens, recueillis et sauvés. Était-ce cela, l’immortalité ? Consistait-elle à être converti sous une forme telle que la Mentalité Finale puisse se rappeler la totalité de ce que chacun avait été ?
Et il ne s’agissait pas que de la Terre, mais aussi de tous les mondes de cette galaxie, et de tous les mondes des galaxies pleines de vie, d’immenses champs de centaines de milliards de mondes dont certains étaient d’une étrangeté qui dépassait l’imagination. Immense n’était pas à la mesure du concept. À une pareille échelle, la Terre était moins qu’insignifiante, et cependant la Mentalité Finale était assez diverse et assez puissante pour descendre jusqu’à la Terre et en façonner l’histoire avec un détail qui mêlait l’éternel à l’infinitésimal.
Même sous la forme qu’il avait maintenant, il trouvait tout cela difficile à accepter, impossible à comprendre.
Suis-je en train de me faire moissonner, moi aussi ? Est-ce là ce que vous voulez faire de moi ? Me mettre en réserve ?
Nous avons des chemins différents, et des rôles différents.
Que sommes-nous ? De purs esprits ? De l’énergie ?
Nous sommes comparables à un courant qui emprunte les canalisations cachées par lesquelles les particules de matière et d’énergie communiquent et se disent où elles sont et de quelle nature elles sont. Des voies invisibles aux humains de notre temps, mais accessibles à la Mentalité Finale.
Où allons-nous ?
Pour commencer, au Chardon.