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La Terre
Avant de se faire attribuer une affectation à Christchurch, Karen s’assura que l’implant contenant la mentalité de sa fille était conservé dans les meilleures conditions possibles. L’équipement nécessaire pour restaurer Andia n’était finalement pas disponible en Nouvelle-Zélande. En raison de l’évacuation du Chardon et de la confusion que cela créait sur la Terre, il ne fallait pas espérer pouvoir en disposer avant plusieurs semaines. La réincarnation d’Andia s’en trouvait retardée, et cela signifiait aussi que Karen ne pouvait pas communiquer avec elle. Pour le moment, elle n’avait rien d’autre à faire que patienter en essayant de se rendre utile.
La confusion générale, en un sens, jouait en sa faveur. Personne ne songeait plus à l’accuser de quoi que ce soit. Pas même Ras Mishiney, qui avait accueilli la nouvelle de la mort de Lanier avec une rage à peine contrôlée. Le meilleur parti pour eux semblait être de l’ignorer, de la laisser se fondre dans l’effort général de l’évacuation. Il y avait même, peut-être, un capital politique à constituer en mettant l’accent sur sa dévotion civique au milieu de sa tragédie personnelle.
Lorsque les cylindres en orbite eurent atteint leur pleine capacité, les premiers camps furent établis sur la Terre à proximité des centres urbains les plus évolués du point de vue technologique. Les zones de repeuplement idéales devaient fournir des facilités d’accès à la mémoire civique ainsi que toute la technologie avancée dont les citoyens de l’Hexamone avaient quotidiennement besoin pour survivre. Comme des plantes de serre, songeait Karen, ou bien des insectes spécialisés dans un rucher. Comme tous les êtres humains, au demeurant, mais d’une manière encore plus accentuée.
Elle reçut une affectation pour les camps en construction autour de Melbourne. Son rôle consistait à assurer la liaison entre les administrateurs autochtones et les autorités responsables de l’évacuation dans les cylindres en orbite. Au fil des jours et des semaines, elle apprit à aplanir les difficultés, à améliorer la compréhension mutuelle et, surtout, à veiller à ce que le ressentiment éprouvé par les autochtones ne soit pas un obstacle à la réalisation du programme. La nuit, épuisée, elle dormait dans une petite bulle d’habitation privée, et rêvait de Garry, d’Andia enfant ou encore de Pavel Mirsky.
Quand elle ne dormait pas, durant ses courtes périodes de repos, elle pleurait silencieusement ou demeurait les yeux ouverts sur son lit de camp, le visage figé, essayant de mettre de l’ordre dans ses émotions. Malgré leur séparation affective et sexuelle, elle n’avait jamais cessé de considérer comme acquise la présence de Garry, ou tout au moins la certitude qu’il n’était pas loin.
L’agitation et le travail l’aidaient à oublier. Elle se rendait compte que son chagrin était plus fort que si Lanier et elle avaient été très proches durant les dernières années de leur vie commune. Elle ne pouvait écarter la pensée que s’ils avaient eu quelques mois de plus, ils auraient pu rétablir des liens aussi solides qu’avant.
Le monde était encore en train de changer. Karen aimait bien relever le défi du changement, mais elle pensait à tout le travail qu’elle aurait pu accomplir avec Garry à ses côtés, et à tous les problèmes qu’ils auraient pu résoudre brillamment ensemble.
La glorification des bons souvenirs et l’occultation des mauvais commençaient à cicatriser les blessures de son chagrin. Elle résista, au début, à ces petites malhonnêtetés, puis céda, ne fût-ce que pour s’épargner la douleur.
La construction des camps devait s’achever vers la fin de la semaine. Déjà, les navettes commençaient à arriver avec leurs cargaisons de réfugiés.
Le dernier jour de la semaine, un peu après midi, elle gravit le flanc d’une colline à la végétation rabougrie, munie d’un sandwich et d’une canette de bière. De là, elle dominait ce qui avait été naguère une vaste plaine, sillonnée maintenant par des centaines d’engins bâtisseurs de l’Hexamone, de la taille d’un petit tracteur, qui s’affairaient à terminer les ensembles résidentiels appelés, dans quelques jours, à abriter des communautés entières en état de fonctionnement largement autonome.
À l’est, des dépôts de matières premières attendaient l’arrivée des processeurs intermédiaires qui prélevaient les matériaux dont les engins bâtisseurs avaient besoin. Minéraux purifiés, cellulose et nutriments composés (nécessaires aux parties semi-organiques des machines) étaient amoncelés en cubes compactés d’un mètre de côté.
Déjà, le camp inhabité mais presque fini ressemblait aux cités du Chardon. Pour le moment, toutes les structures – les alignements de dômes, les prismes en gradins, les rectangles de terres arables et les grands bâtiments communautaires en forme de coupe renversée – étaient translucides ou de couleur blanche, mais elles seraient revêtues sous peu de peintures organiques et de modificateurs de texture qui leur donneraient relief et couleurs. Les aménagements intérieurs se feraient par la suite. Peu d’unités seraient équipées de projecteurs de décoration. Les réfugiés de l’Hexamone allaient être obligés de s’habituer à vivre dans des environnements plus austères.
Sans doute allaient-ils se sentir frustrés, se disait Karen, mais les habitants de ce centre auraient tout de même quelques siècles d’avance technologique sur n’importe quelle autre cité de la Terre.
Forcés de vivre ici, les citoyens de l’Hexamone allaient peut-être se résoudre à faire progresser la Reconstruction depuis longtemps proclamée nécessaire, mais sans cesse ralentie jusqu’ici. L’Hexamone terrestre et l’Hexamone en orbite seraient finalement obligés de se réconcilier en même temps avec le passé et l’avenir.
À moins qu’il n’arrive rien au Chardon, naturellement. Auquel cas les réfugiés retourneraient tranquillement chez eux, et tout continuerait comme avant.
Mais Karen jugeait cela improbable. Malgré les explications officielles, elle voyait la main de Pavel Mirsky derrière cette évacuation.
De nouveau, elle se trouva en train de supplier intérieurement Mirsky de prendre bien soin de son mari. C’était devenu pour elle un rituel quotidien dont elle tirait un réconfort spirituel étonnant.
Si des forces dépassant sa compréhension étaient toujours à l’œuvre, il était possible que Garry ne soit pas simplement passé de l’autre côté de l’oubli. Même si elle ne le revoyait et ne lui reparlait plus jamais, il continuerait d’exister, quelque part.
Le vent qui soufflait sur le camp et sur le versant de la colline apportait des senteurs de végétation qui évoquaient la naissance d’une cité toute neuve. Karen leva les yeux vers le ciel, et fit le vœu cruel et irrationnel que le Chardon fût détruit.
Ce n’est que beaucoup plus tard ce soir-là, en se réveillant d’un sommeil agité, qu’elle comprit pourquoi elle avait fait ce vœu. Elle se rendormit. Au matin, quand elle se prépara à rencontrer les autorités municipales de Melbourne et les repcorps nouvellement élus du camp de réfugiés, elle avait presque oublié.
Mais le vœu demeurait.
Il faut que tu saches où tu es. Tu ne peux pas vivre dans deux mondes à la fois.