35
Rhita
Avant que le souvenir de sa capture ne soit perdu complètement, effacé par le soleil rhodien factice, elle demanda à l’éphèbe :
— Où sont mes amis ?
— Conservés, répondit-il.
Elle essaya de poser d’autres questions sur eux, mais n’y réussit pas. Ses pensées étaient confinées dans des canaux bien précis. Avec un sentiment aigu et déchirant de la fausseté de l’endroit où elle se trouvait, elle se força à penser : Je n’ai pas ma liberté. Elle ressentit aussitôt un frisson d’horreur. Il était impossible qu’elle se trouve parmi les amis de sa grand-mère. La sophë lui aurait parlé de ces abominations.
Qui la retenait, dans ce cas ?
Elle ne comprenait pas comment de telles choses pouvaient exister. Comment pouvait-elle se trouver dans un endroit tout en n’y étant pas ? Ce n’était pas un rêve, malgré tout. Cela ne ressemblait pas à un rêve. Quoi que ce fût, c’était quelque chose qu’on lui faisait subir de force, et qu’elle ne pouvait pas contrôler.
Elle s’avança dans la maison de pierre où avait vécu Patrikia, sentant le froid du carrelage sous ses pieds, scrutant les objets de chaque pièce, consciente du désir qu’ils avaient d’en savoir plus sur la sophë et peu désireuse de les renseigner. Ou de leur montrer. Elle s’efforçait de tenir l’image de sa grand-mère à l’écart de ses pensées. Mais combien de temps tiendrait-elle ? Ils étaient beaucoup plus forts qu’elle.
Elle décida d’ignorer l’éphèbe. Il ne répondait pas complètement à ses questions, de toute manière. Et elle n’avait aucun moyen de savoir si le peu qu’il lui disait était vrai ou faux.
Un éclair de colère et un tourbillon de pensées confuses obscurcirent subitement sa vision, et la chambre qui servait de bibliothèque à Patrikia s’estompa. Quand tout redevint clair, Rhita vit les Objets étalés par terre autour d’elle. La clavicule était dans son coffret ouvert.
— C’est un instrument qui sert à passer de la Voie dans d’autres mondes. Vous avez attiré l’attention en l’utilisant pour agrandir la porte.
Rhita regarda, par-dessus son épaule, l’endroit où se trouvait l’éphèbe. Son visage était encore en partie flou.
— Vous le savez déjà, répondit-elle.
— Où votre grand-mère se l’est-elle procuré ?
Elle ferma les yeux, mais la clavicule ne disparut pas de sa vision. Une question non formulée traversa son esprit.
— Nous n’avons pas l’intention de vous torturer, dit l’éphèbe. Nous avons besoin de ce renseignement pour vous conduire là où vous voulez aller.
— Je veux rentrer chez moi, dit-elle faiblement. Mon vrai chez-moi.
— Ce n’est pas vous qui avez fabriqué cet instrument. Ni votre grand-mère. Votre monde n’a pas besoin de ces choses. Nous sommes curieux de savoir comment il est entré en votre possession. Vous avez communiqué avec la Voie ? Peut-être dans un passé reculé de votre histoire ?
— C’est par ma grand-mère. Je vous l’ai déjà dit.
Que leur avait-elle déjà dit ? Et combien de fois ?
— Nous vous croyons, dit l’éphèbe.
— Alors, ne me posez pas sans cesse les mêmes questions !
Elle se tourna vers l’éphèbe. Une fois de plus, la colère brouilla sa vision. Chaque fois que la rage la prenait, ils semblaient en apprendre davantage. Pourtant, elle ne leur cachait rien de particulier. Elle se disait que s’ils pouvaient faire en sorte qu’elle se croie à Rhodos alors qu’elle n’y était pas, elle n’avait aucune chance de leur dissimuler quoi que ce soit.
Je devrais être morte de peur.
— Vous n’avez aucune raison d’avoir peur, lui dit l’éphèbe. Vous n’êtes ni morte ni blessée.
Son visage s’était soudain éclairci, comme s’il était sorti de l’ombre quand elle avait cessé de l’ignorer. Il avait les traits réguliers, les yeux noirs et une ébauche de barbe au menton. Il aurait pu être l’un des gamins des plages de Rhodos.
— J’assume cette apparence parce qu’elle vous est familière, dit-il.
— Vous n’êtes pas humain ?
— Non. Contrairement à vous, nous possédons différents aspects. Nous sommes unifiés, mais… (il sourit) différents. Il vaut mieux que vous m’acceptiez sous ma forme présente, pour le moment.
Ils semblaient avoir changé de tactique, ou peut-être avoir appris à rendre leur supercherie plus convaincante. Rhita se détourna, une fois de plus, de la vue de l’éphèbe et des Objets.
— Laissez-moi, je vous en supplie, dit-elle. Je veux rentrer chez moi.
— Je ne chercherai pas à vous cacher la vérité. Cet endroit que vous appelez chez vous est en train de subir quelques transformations, destinées à le rendre plus efficace.
Rhita baissa les yeux vers ses mains. Elle aurait voulu trembler, mais elle ne le pouvait pas. Elle ne pouvait que ressentir encore plus de rage. Elle réussit à se dominer.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, fit-elle.
— Nous avons pris possession de votre Terre. Je suppose qu’il est temps d’abandonner les artifices et de faire plus amplement connaissance. Êtes-vous prête ?
— Je…
— Permettez-moi de vous expliquer une chose. Vous vivez en ce moment une sorte de rêve éveillé, élaboré par nos investigateurs pour vous familiariser progressivement avec votre nouvelle vie. Je suis un officier supérieur appartenant au corps des investigateurs. Je viens d’arriver pour m’entretenir avec vous. Jusqu’à présent, vous aviez affaire à un officier subalterne. J’ai beaucoup plus de connaissances que lui sur votre espèce. Est-ce clair ?
— Je crois, dit Rhita.
— Il y a plusieurs années de votre temps réel que vous êtes dans cet état. Comme vous êtes dans l’incapacité de nous nuire et que nous avons recueilli, pour le moment, toutes les informations qui pouvaient nous servir, il n’est plus nécessaire de jouer cette comédie. J’ai décidé que nous allions vous laisser reprendre conscience. Quand vous serez prête, vous vous retrouverez dans votre propre corps et ce que vous verrez autour de vous sera réel. Vous me comprenez ?
— Je ne veux rien de tout cela, dit-elle.
Des années ? Il lui fallut un bon moment pour s’imprégner de cette idée. Le désespoir qui entourait ses pensées était noir et glacé. Elle aurait aussi bien fait d’être morte dès l’instant où elle avait mis les pieds à bord de cette abeille. Peut-être même dès l’instant où elle avait quitté Rhodos. Elle avait – avec Patrikia – ouvert une véritable boîte de Pandore. Et elle n’avait pas encore idée de ce qui avait pu en sortir.
Des années ! Je suis trop jeune. Comment pouvais-je savoir ? Patrikia ne savait pas non plus. Le monde est-il mort, lui aussi ?
La sensation de froid s’estompa, et elle ressentit une série de petites douleurs. L’illusion de Rhodos et de la demeure de pierre de Patrikia disparut progressivement. Rhita ouvrit les yeux pour se retrouver étendue sur une surface dure et tiède, sous un rectangle de lumière couleur de braise. La clarté diminua peu à peu. Son épiderme était endolori, comme si elle avait été tout entière passée au papier de verre. Quand elle regarda ses bras, ils étaient en effet rougis, comme brûlés par le soleil.
Une ombre humanoïde se tenait juste à l’extérieur du rectangle de lumière. Ils étaient environnés de ténèbres olivâtres, la couleur du rêve juste avant qu’il se forme ou quand il prend fin. Elle ne se sentait pas très bien.
— J’ai mal, gémit-elle.
— Cela va passer, lui dit l’ombre.
— Êtes-vous un Jarte ? demanda-t-elle en essayant de se redresser.
Elle n’avait pas formulé cette question jusqu’à présent parce qu’elle espérait ne jamais avoir à en connaître la réponse. Ayant maintenant perdu tout espoir, elle fit face à l’ombre, qui lui répondit :
— J’ai essayé de déterminer le sens de ce mot. Il est possible que nous soyons des Jartes, mais vous n’en avez personnellement jamais rencontré, pas plus que votre grand-mère, qui vous en a parlé. Le mot ne nous dit rien. Les humains que votre grand-mère semble avoir connus ne lui ont peut-être pas donné notre vrai nom. Ou bien ils connaissaient peut-être un nom utilisé par d’autres, qui n’étaient pas non plus humains. La réponse, en tout état de cause, est peut-être oui.
— Elle m’a dit que vous étiez les ennemis des humains.
La silhouette dans l’ombre ne répondit pas directement à cette remarque.
— Nous sommes nombreux et nous possédons plusieurs formes. Nous pouvons en changer, si nous le désirons, de même que nous pouvons modifier nos fonctions.
Rhita se sentait un peu mieux physiquement, sinon mentalement. Le désespoir qui l’habitait s’estompa avec une étrange sensation de froid brûlant qui faiblissait en même temps que le rectangle de lumière au-dessus d’elle, à présent couleur de cannelle. D’autres lumières s’allumèrent, vagues et apaisantes, dans la pénombre olivâtre.
— Sommes-nous sur la Terre ?
— Nous sommes dans ce que vous appelez la Voie.
Elle haleta, étouffant un gémissement. Cela ne signifiait rien pour elle, et cela signifiait pourtant tout. Mais pouvait-elle les croire ?
— Est-ce que mes amis sont en vie ? demanda-t-elle.
— Ils sont ici avec vous.
Elle décida que c’était une réponse trop évasive.
— Est-ce qu’ils sont vivants ? insista-t-elle.
L’ombre s’avança, le visage nimbé de lumière. Rhita eut un mouvement de recul. Elle sentait très fortement que ce n’était pas un rêve ni une illusion, cette fois-ci, mais une vraie présence physique. Le visage était masculin, mais sans grand caractère. La peau était douce, les yeux étroits. Ce n’était pas un visage qui aurait attiré l’attention dans une foule. Le personnage ne ressemblait ni à un dieu ni à un monstre d’épouvante. Il portait une vareuse et un pantalon qui rappelaient à Rhita l’uniforme des soldats avec qui elle avait fait le voyage… des années auparavant, si on ne lui avait pas menti.
— Aimeriez-vous leur parler ?
— Oui, dit-elle, et le rythme de sa respiration s’accéléra.
Elle porta une main à son visage. Il ne semblait pas avoir changé. Ils n’avaient pas modifié son aspect physique. Mais pourquoi s’était-elle attendue à une chose pareille ? Parce que celui qui la tenait prisonnière avait une apparence humaine ?
— Tous ? demanda le Jarte.
Elle baissa un instant les yeux, les lèvres tremblantes.
— Demetrios et Oresias, dit-elle.
— Patientez quelque temps, je vous prie. Nous ne perdons jamais rien.