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La Cité du Chardon

Tapi Ram Olmy suivit le corridor de l’ensemble d’habitation séculaire à la recherche de l’indicateur d’étage de l’unité appartenant à la famille triadique Olmy-Secor. Il n’eut pas trop de peine à trouver son chemin. La porte était ouverte, laissant voir un intérieur décoré selon les goûts et le style des tout premiers occupants. Il avait souvent eu l’occasion d’étudier cette période de la vie de son père. La famille triadique n’avait passé que trois ans dans cette unité, après son départ forcé d’Alexandrie, la cité de la seconde chambre, dans la dernière période de l’Exil. Cependant, son père était toujours revenu dans cet endroit, comme s’il représentait plus pour lui que toute autre demeure où il avait vécu.

Tapi, sorti depuis peu de la crèche de la mémoire civique pour faire connaissance avec le monde beaucoup plus stable de l’extérieur, trouvait curieuse une telle dévotion, mais l’acceptait sans discussion. Tout ce que faisait son père, il en était certain, ne pouvait être que bien.

Olmy se tenait devant l’unique fenêtre large de l’appartement, dans une vaste pièce située à droite de l’entrée. Tapi s’avança sans rien dire, attendant que son père s’aperçoive de sa présence.

Olmy se retourna. Tapi, malgré les années qui les séparaient, fut déconfit de voir l’aspect qu’avait son père. Il semblait avoir renoncé à tout traitement de réjuvénation, ou négligé les rappels périodiques. Il avait considérablement maigri, et son visage était hagard. Ses yeux semblaient fixés sur Tapi sans le voir.

— Je suis heureux que tu aies pu venir, dit-il.

Tapi avait fait des pieds et des mains pour pouvoir se trouver ici alors que tous les membres des forces de défense étaient mis continuellement à contribution. Mais il ne tenait pas à l’expliquer à son père.

— Heureux que tu me l’aies demandé, répondit-il.

Olmy s’approcha de lui. Son regard n’était plus hébété.

Il le détailla d’un œil affectueux qui se voulait impartial, en hochant la tête.

— Vraiment très bien, dit-il, observant les infimes détails que seule une personne ayant vécu dans un corps qu’elle avait choisi elle-même était à même de remarquer. Tu t’en es superbement tiré, ajouta-t-il.

— Merci.

— J’ai cru comprendre que tu avais transmis mon message à Garry Lanier… juste avant sa mort.

Tapi hocha la tête.

— Je regrette de n’avoir pu servir sous ses ordres.

— C’était un homme remarquable. Je… C’est un peu embarrassant, pour deux hommes habitués à servir l’Hexamone.

Tapi écoutait attentivement son père, la tête penchée sur le côté.

— Je voudrais que tu fasses part de mon affection à ta mère, reprit Olmy. Je n’ai pas la possibilité de la voir.

— Elle fait toujours l’objet d’une mesure d’isolement. Moi non plus, je n’ai pas le droit de communiquer avec elle en ce moment.

— Mais tu la verras avant moi.

Les lèvres de Tapi se crispèrent d’un côté. C’était le seul signe de son inquiétude.

— Je crois que je ne vous reverrai plus jamais, ajouta Olmy. Je ne peux pas m’expliquer davantage.

— Tu m’as déjà dit cela une fois, père, fit remarquer Tapi.

— Mais cette fois-ci, il n’y a aucun doute. Pas de seconde chance.

— Pavel Mirsky nous est bien revenu.

Tapi avait voulu faire cette comparaison extrême sur le ton de la plaisanterie. Mais Olmy lui adressa un sourire qui le glaça.

— Même pour ça, il n’y a probablement aucune chance, dit-il.

— Puis-je te poser une ou deux questions, père ?

— J’aime autant que tu ne le fasses pas.

Tapi hocha gravement la tête.

— Si tu le faisais, je ne pourrais pas te répondre, ajouta Olmy.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour t’aider ?

Olmy sourit de nouveau, mais avec un peu plus de chaleur, en hochant légèrement la tête.

— Oui, dit-il. Tu es affecté en ce moment à la défense de la Voie dans la septième chambre.

— C’est exact.

— Tu peux donc me dire une chose. Mes recherches dans ce domaine n’ont pas abouti. Est-ce que les armes que vous utilisez ne peuvent toujours s’en prendre qu’à des objectifs jartes ou non humains ?

— Elles ne sont pas réglées pour tirer sur des objectifs humains. Elles ne peuvent pas fonctionner dans ce cas.

— Quelles que soient les circonstances ?

— Nous pouvons les régler manuellement pour qu’elles prennent en compte un objectif particulier, quel qu’il soit. Mais cela prend du temps, et les choses sont censées se passer très vite.

— Ne fais jamais cela.

— Pardon ?

— Ne vise jamais manuellement un objectif humain. Je ne te demande pas de te compromettre davantage.

Tapi déglutit et baissa les yeux.

— Il faut tout de même que je te pose une question, père. Tu n’agis pas en ce moment sous les ordres de l’Hexamone. La chose est claire. (Relevant les yeux, il posa la main sur le bras d’Olmy.) Ce que tu fais, tu le fais pour le bien de l’Hexamone ?

— Oui, répondit Olmy. À long terme, je pense que c’est pour son bien.

Tapi fit un pas en arrière.

— Je ne peux pas en entendre davantage, dans ce cas. Je ferai de mon mieux pour agir… ou m’abstenir d’agir, plutôt…, conformément à tes désirs. Mais si je vois le moindre signe que…

Sa confusion et sa colère étaient devenues apparentes. Olmy ferma les yeux et agrippa la main de son fils.

— Si tu as le moindre soupçon sur ce que je t’ai dit ou sur ma loyauté envers l’Hexamone, tu n’auras qu’à effectuer ce réglage manuel.

Le visage de Tapi était décomposé.

— Vois-tu quelque chose d’autre à me dire, père ?

— Tu as ma bénédiction.

— Est-ce que je saurai un jour ?

— S’il est en mon pouvoir de te donner des explications, je te promets de le faire aussitôt.

— Est-ce que tu vas mourir ?

— Je ne sais pas, fit Olmy en secouant la tête.

— Que veux-tu que je dise à ma mère ?

Olmy lui tendit un bloc-mémoire.

— Donne-lui ça.

Tapi glissa le bloc dans sa poche, fit un pas vers son père, hésita et le serra finalement dans ses bras.

— Je ne veux pas que tu partes pour toujours, murmura-t-il. La dernière fois, je n’ai même pas pu te le dire.

Il recula, et Olmy vit rouler des larmes sur ses joues.

— Mon Dieu ! fit-il d’une voix douce. Tu peux pleurer !

— Cela m’a paru une bonne chose…

Olmy essuya du doigt une larme de son fils, émerveillé.

— Tu as raison, dit-il. J’ai toujours regretté d’avoir perdu cela.

Ils quittèrent l’appartement ensemble, et Olmy referma la porte. Ils se séparèrent dans le couloir, sans rien ajouter, s’éloignant dans des directions opposées.

Votre fils vous ressemble beaucoup, commenta le Jarte.

— Beaucoup trop, fit Olmy.

Éternité
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