2
L’Hexamone en orbite terrestre,
Axe Euclide
— Parlons un peu, suggéra Suli Ram Kikura.
Elle éteignit son picteur et déplia un siège derrière Olmy, qui se tenait à la fenêtre de sa chambre – une vraie fenêtre, avec vue sur le mur intérieur de l’Axe Euclide et sur l’espace cylindrique qui avait jadis entouré la singularité centrale de la Voie. Le spectacle, à présent, était composé d’aéronautes, qui évoluaient dans tous les sens en battant leurs ailes diaphanes de chauves-souris, de parcs d’attractions flottants, de citoyens qui se tractaient sur des chaussées formées de champs mauves à l’éclat à peine visible et d’un petit croissant d’obscurité, à l’extrême gauche, qui laissait entrevoir, au-delà du mur intérieur, le vide spatial environnant la Terre.
Les couleurs et l’activité lui rappelaient un tableau français du début du XXe siècle, une scène de jardin public où, soudain, la gravité n’existait plus, et où des couples de promeneurs et des enfants nadéristes orthodoxes s’en allaient à la dérive de tous les côtés à la fois. La scène changeait constamment tandis que le corps du cylindre tournait autour du vide central, offrant une vue animée de cette société de l’Hexamone dont Olmy n’avait déjà plus l’impression de faire partie.
— Je t’écoute, fit-il sans la regarder.
— Il y a des mois que tu n’es pas allé voir Tapi, dit-elle.
Tapi était leur fils, créé à partir du mixage de leurs mystères dans la mémoire civique de l’Axe Euclide. Ce procédé n’était de nouveau en vogue que depuis une dizaine d’années. Avant cela, lorsque les nadéristes orthodoxes dominaient au gouvernement de l’Axe, les naissances naturelles ou ex utero étaient les plus nombreuses, au détriment des traditions séculaires de l’Hexamone. D’où les nombreux enfants qui jouaient dans le parc de la Faille, sous la fenêtre de Ram Kikura.
Olmy battit des paupières, se sentant coupable d’éviter son fils. Suli Ram Kikura allait toujours droit au but.
— Il ne se débrouille pas trop mal, dit-il.
— Il a besoin de nous. De toi et de moi. Un partiel à la demande ne peut pas remplacer un père. Il va passer ses premiers tests d’incorporation dans quelques mois, et il lui faut…
— Je sais, je sais, soupira Olmy.
Il regrettait presque d’avoir eu Tapi. Le poids des responsabilités, aujourd’hui, ainsi que celui de ses recherches étaient trop pour lui. Il n’avait simplement pas le temps de faire face à tout.
— Je ne sais même pas si je dois t’en vouloir ou non, dit-elle. Je sais que tu as de sérieuses difficultés en ce moment. Il y a quelques années de cela, j’aurais sans doute pu deviner ce que c’est…
Sa voix était riche et sereine, bien contrôlée, mais elle ne pouvait dissimuler son inquiétude, mêlée à de l’irritation, face à l’incompréhension muette d’Olmy.
— Tu as encore assez de valeur à mes yeux pour que je te demande ce qui ne va pas, dit-elle.
Assez de valeur !
Ils étaient amants primordiaux depuis plus d’années qu’il ne souhaitait les compter (soixante-quatorze, lui rappela son implant mémoriel, sans qu’il l’eût sollicité), et ils avaient vécu – en y prenant activement part – quelques-unes des périodes historiques les plus troublées et les plus spectaculaires de l’Hexamone. Olmy n’avait jamais sérieusement courtisé aucune autre femme que Ram Kikura. Il avait toujours su que partout où il irait, et quelles que fussent les brèves liaisons qu’il nouerait, il finirait par retourner avec elle. Elle lui était parfaitement assortie, aussi bien en tant qu’homomorphe corporelle que comme avocatrice de longue date, ni geshel ni nadériste dans ses convictions politiques, ex-repcorp de la Terre auprès du Nexus, défenseur des infortunés, des ignorés et des ignorants. Il n’aurait voulu faire un petit Tapi avec nulle autre.
— J’ai passé un peu de temps à étudier, c’est tout, répondit-il.
— Oui, mais tu ne veux pas me dire ce que tu étudies. Je n’ai aucune idée de ce dont il s’agit, mais c’est quelque chose qui te transforme.
— J’essaie de voir un peu plus loin.
— Tu ne connaîtrais pas des faits que j’ignore ? Tu quittes ta retraite ? Ce voyage sur la Terre…
Il ne répondit pas. Elle fit un pas en arrière, les lèvres serrées.
— Très bien, dit-elle. J’ai compris. C’est secret. Ce doit être en rapport avec la réouverture.
— Personne n’envisage sérieusement une chose pareille, répliqua Olmy.
La pointe d’agacement dans sa voix seyait mal à un homme âgé de plus de cinq siècles. Ram Kikura était la seule personne capable de percer son armure et de provoquer une telle réaction de sa part.
— Même Korzenowski est en désaccord avec toi, lui dit-elle.
— Avec moi ? Pourquoi donc ? Ai-je dit que j’étais partisan de la réouverture ?
— C’est tout à fait absurde, fit-elle. (Maintenant, chacun d’eux avait percé l’armure de l’autre.) Quels que soient nos problèmes et nos difficultés, l’idée d’abandonner la Terre à son sort…
— Il en est encore moins question, dit-il d’une voix douce.
— Et de rouvrir la Voie… Cela va à l’encontre de tout ce que nous avons édifié au long de ces quarante dernières années.
— Je n’ai jamais dit que c’était ce que je voulais, réaffirma-t-il.
Le regard de dédain qu’elle lui lança lui causa un choc. Jamais il n’y avait eu entre eux une distance telle qu’ils en arrivent à éprouver du dédain intellectuel l’un pour l’autre. Leur relation avait toujours été un mélange de passion et de dignité, même dans les années où ils s’entendaient le moins. Et ce record était en passe d’être battu, bien qu’il refusât de reconnaître le moindre désaccord entre eux.
— Personne ne le veut vraiment, mais avoue que ce serait passionnant, n’est-ce pas ? Servir de nouveau à quelque chose, avoir une mission, retrouver les années de sa jeunesse et de sa pleine puissance. Reprendre les relations commerciales avec les Talsits. Toutes ces merveilles qui nous attendent !
Olmy haussa presque imperceptiblement une épaule, comme pour admettre à contrecœur qu’il y avait du vrai dans ce qu’elle disait.
— Malheureusement, notre travail ici n’est pas achevé, reprit Ram Kikura. Nous avons encore toute notre histoire à défricher et à amender. Tu ne crois pas qu’il y a là de quoi nous occuper suffisamment ?
— Notre espèce n’a jamais eu la réputation d’être particulièrement raisonnable, dit-il.
— Tu sens déjà l’appel du devoir, n’est-ce pas ? Tu te prépares aux événements que tu crois inéluctables.
Elle se leva et lui prit le bras, dans un geste d’énervement plus que d’affection.
— N’avons-nous donc jamais pensé de la même manière ? murmura-t-elle. Notre amour n’a-t-il jamais été rien d’autre qu’une attirance entre deux contraires ? Tu t’es opposé à moi sur la question des droits des autochtones à l’individualité…
— Toute autre solution aurait porté préjudice à la Reconstruction.
Le fait, pour elle, de remettre cette question sur le tapis trente-huit ans après, et, pour lui, de réagir aussi vivement, montrait clairement que les cendres de leur conflit n’étaient pas encore tout à fait éteintes.
— Nous étions d’accord pour avoir des points de vue différents, dit-elle en lui faisant subitement face.
En tant qu’avocatrice de la Terre durant les années qui avaient suivi la Séparation puis celles du début de la Reconstruction, Ram Kikura s’était opposée aux efforts de l’Hexamone pour introduire l’usage du talsit et d’autres moyens de thérapeutique mentale chez les autochtones. S’appuyant sur la législation en vigueur sur la Terre, elle avait porté l’affaire devant les tribunaux de l’Hexamone, en arguant que les autochtones avaient le droit de refuser les tests d’intégrité mentale et les thérapies de rééducation.
Au bout du compte, son pourvoi avait été rejeté en vertu des lois d’exception sur la Reconstruction.
Le jugement avait été rendu trente-huit ans auparavant. Aujourd’hui, environ quarante pour cent des survivants de la Terre étaient soumis à une thérapie d’un genre ou d’un autre. La campagne de promotion de ces traitements avait été menée de manière exemplaire. Il y avait eu quelques dérapages, mais dans l’ensemble les objectifs avaient été atteints. Les maladies et les dysfonctions mentales avaient été virtuellement supprimées.
Ram Kikura s’était attachée à d’autres causes, à d’autres problèmes. Ils étaient restés amants, mais leurs relations avaient commencé à se tendre à partir de là.
Le cordon ombilical qui les unissait était solide. Un simple désaccord – même aussi grave que celui-ci – ne suffirait pas à le rompre. Ram Kikura ne pouvait pas, et ne voulait en aucun cas fondre en larmes ni faire preuve de la faiblesse d’une autochtone. Olmy, quant à lui, avait depuis des siècles renoncé à la faculté de s’épancher de cette manière. L’expression de Ram Kikura était suffisamment parlante sans le secours des larmes. Il y lisait les réactions d’une citoyenne de l’Hexamone aux émotions contenues mais bien transmises, avec au premier plan la tristesse d’une grande perte.
— Tu as changé, ces quatre dernières années, dit-elle. Je ne sais pas très bien définir cela, mais… quelles que soient tes préoccupations actuelles et la manière dont tu te prépares, cela diminue la partie de toi que j’aime.
Les paupières d’Olmy se plissèrent.
— Je vois que tu refuses d’en parler, reprit-elle. Même avec moi.
Il secoua lentement la tête, sentant quelque chose se racornir un peu plus en lui, se dessécher d’un degré de plus.
— Où est mon Olmy ? murmura-t-elle. Qu’as-tu donc fait de lui ?
— Ser Olmy ! Vous êtes le bienvenu ! Votre retour nous comble ! Avez-vous fait bon voyage ?
Le Président, Kies Farren Siliom, se tenait sur une large plate-forme transparente de l’Axe Euclide en rotation tandis que l’orbe de la Terre grossissait derrière lui. Cinq cents mètres carrés de verre renforcé à implantation ionique et deux épaisseurs de champs de traction séparaient la salle de conférences du Président du vide spatial. Il donnait l’impression de se tenir sur une plaque de néant.
Le costume de Farren Siliom, composé d’un pantalon africain de coton blanc et d’une chemise noire sans manches à pompons en toile traitée du Chardon, mettait l’accent sur les responsabilités qu’il avait envers les deux mondes : la Terre Reconstruite, dont l’hémisphère oriental était en train de pénétrer sous ses pieds dans la lumière du matin, et les corps en orbite : l’Axe Euclide, l’Axe Thoreau et le vaisseau-astéroïde du Chardon.
Olmy se tenait d’un côté du vide apparent qui enveloppait le cylindre. Il vit la Terre sortir de son champ de vision. Il picta une réponse de politesse à Farren Siliom puis ajouta, en se servant de sa voix :
— Le voyage a été excellent, ser Président.
Il avait patiemment attendu cette audience pendant trois jours, qu’il avait mis, entre autres, à profit pour faire cette visite pénible à Suli Ram Kikura. Il lui était arrivé d’innombrables fois d’attendre qu’un Ministre-Président ou une personnalité officielle moins importante veuille bien le recevoir. Et il n’était pas sans se rendre compte qu’à mesure que les siècles passaient, il avait adopté peu à peu l’attitude de supériorité condescendante, quoique respectueuse, du vieux soldat envers ses supérieurs hiérarchiques.
— Et votre fils ? demanda le Président.
— Il y a quelque temps que je ne l’ai vu, ser Président. À ce qu’il paraît, il ne réussit pas trop mal.
— C’est toute une nouvelle génération qui arrive ces jours-ci aux examens d’incorporation, soupira Farren Siliom. Il va leur falloir des corps et des occupations, s’ils réussissent tous aussi aisément que le fera votre fils, comme j’en suis convaincu. Ce qui signifie que nos ressources déjà fort limitées vont être durement mises à contribution.
— C’est exact, répondit Olmy.
— J’ai invité deux de mes proches collaborateurs à assister en partie à cet entretien, reprit Farren Siliom, les mains croisées derrière le dos.
Deux substituts spectraux – des projections de personnalités partielles agissant avec une autonomie temporaire par rapport à leur original – apparurent d’un côté à quelques mètres du Président. Olmy reconnut l’un d’eux, le chef de la tendance néo-geshel de l’Axe Euclide, Tobert Tomson Tikk, l’un des trente sénateurs d’Euclide siégeant au Nexus. Olmy s’était renseigné sur Tikk au début de sa mission, mais il ne l’avait jamais rencontré en personne jusqu’ici. L’image de son partiel avait un aspect légèrement plus athlétique et plus séduisant que l’original. C’était une mode qui se répandait en ce moment dans les milieux radicaux du Nexus.
La présence de partiels constituait un fait à la fois nouveau et ancien. Trente ans durant, après la Séparation qui avait arraché le Chardon à la Voie, les nadéristes orthodoxes avaient dominé l’Hexamone, et ces recours à une technologie qu’ils désapprouvaient s’étaient limités à des situations de toute première nécessité. Aujourd’hui, l’usage des partiels était devenu banal. Un néo-Geshel tel que Tikk ne voyait aucune objection à répandre son image et ses configurations personnelles dans tout l’Hexamone.
— Ser Olmy connaît le sénateur Tikk, déclara le Président, mais je ne pense pas qu’il ait déjà rencontré le sénateur Ras Mishiney, représentant le territoire de la Grande Australie et de la Nouvelle-Zélande. Il se trouve en ce moment à Melbourne.
— Pardonnez-nous ce contretemps, ser Olmy, déclara Mishiney.
— Ce n’est pas grave, dit Olmy.
Cette audience, de toute manière, n’était qu’une simple formalité. Le rapport d’Olmy était dûment enregistré avec tous ses pictogrammes et graphiques annexes. Mais même ainsi, il ne s’était pas attendu à ce que Farren Siliom invite des témoins. Un dirigeant intelligent savait à quel moment il devait introduire son adversaire – ou ses adversaires – dans des fonctions élevées. Olmy savait peu de choses sur Mishiney.
— Permettez-moi de vous présenter de nouveau mes excuses pour vous avoir tiré de votre retraite bien méritée.
Tandis que le Président prononçait ces mots, la lumière de la Terre l’illumina soudain. À mesure que le cylindre continuait de tourner, la planète sembla passer de nouveau sous eux.
— Vous avez exercé vos fonctions durant des siècles, reprit le Président. Il m’a semblé préférable de faire appel à quelqu’un qui possède votre expérience et votre vision. Naturellement, il ne s’agit ici que de problèmes et de perspectives largement historiques…
— Des problèmes de culture, également, sans aucun doute, intervint Tikk.
Olmy jugeait présomptueux, de la part d’un partiel, d’interrompre ainsi le Président. Mais c’était cela, le style néo-geshel.
— Je suppose que les honorables parlementaires sont au courant de la mission qui m’a été confiée, déclara Olmy en adressant un bref signe de tête aux spectres.
Mais pas dans sa totalité.
Le Président picta une réponse positive. La lune glissa derrière eux sous la forme d’un mince croissant de platine. Ils se tenaient tous maintenant au centre de la plate-forme, et les images des partiels vacillaient légèrement, indiquant leur nature.
— J’espère que cette tâche n’a pas été aussi éprouvante que celles qui vous ont valu votre notoriété, dit Farren Siliom.
— Pas éprouvante du tout, ser Président. J’ai seulement eu un peu peur de perdre le contact avec l’actualité de l’Hexamone (ou plutôt même de la race humaine, ajouta-t-il en son for intérieur), à mener une vie si calme et si paisible.
Le Président eut un sourire. Même Olmy avait du mal à imaginer un vieux cheval de bataille comme lui en train de vivre une existence de loisirs studieux.
— J’ai envoyé ser Olmy en mission de reconnaissance sur la Terre Reconstruite pour avoir une opinion objective sur nos relations, dit-il. Cette étude m’a paru nécessaire à la lumière des quatre tentatives d’assassinat récemment perpétrées contre des personnalités officielles de l’Hexamone et des dirigeants terrestres. Nous ne sommes pas habitués, dans l’Hexamone, à des attitudes aussi… extrêmes. Ce sont peut-être les vestiges du passé politique de la Terre, ou des indicateurs de rupture que nous n’avons pas su déceler avant et qui correspondent à notre nouvelle politique d’austérité dans les cylindres en orbite. J’ai demandé à ser Olmy de me présenter un rapport de synthèse sur la manière dont se déroule la Reconstruction. Certains pensent qu’elle est maintenant achevée, et l’Hexamone a décidé de coller à la nouvelle Terre l’étiquette : « Reconstruite », comme pour dire c’est fini, on n’en parle plus. Mais je ne suis pas convaincu. Combien de temps, combien d’efforts faudra-t-il encore pour ramener véritablement la Terre à la normale ?
— La Reconstruction se fait dans les meilleures conditions auxquelles nous pouvions nous attendre, ser Président, déclara Olmy en modifiant délibérément son style de langage et de pictogrammes. Comme le sénateur de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande le sait déjà, la technologie la plus avancée ne peut suppléer totalement le manque de ressources, surtout lorsque l’on s’est fixé pour objectif d’accomplir une telle transformation en l’espace de quelques décennies. Il y a un délai naturel nécessaire pour que les blessures de la Terre se cicatrisent, et nous ne pouvons accélérer le processus que dans une faible mesure. J’estime que la moitié du travail est accomplie, si l’on entend par Reconstruction le retour à des conditions économiques comparables à celles qui régnaient avant la Mort.
— Cela ne dépend-il pas de nos propres ambitions à l’égard de la Terre ? demanda Ras Mishiney. Si nous souhaitons amener les habitants de la Terre à un niveau comparable à celui des cylindres ou du Chardon…
Il n’acheva pas sa phrase. Ce n’était pas vraiment nécessaire.
— Cela prendrait un siècle ou plus, fit Olmy. Mais il n’est pas du tout certain que les autochtones de la Terre souhaitent accomplir des progrès aussi rapides. Certains résisteraient même ouvertement, je pense.
— Quel est le degré de stabilité de nos relations présentes avec la Terre ? demanda le Président à Olmy.
— Elles pourraient être améliorées, ser. Il y a encore des zones de forte résistance politique. L’Afrique du Sud et la Malaisie, pour n’en citer que deux.
Ras Mishiney eut un sourire ironique. La tentative manquée d’invasion de l’Australie par l’Afrique du Sud était un souvenir encore cuisant, l’une des grandes crises des quatre décennies de la Reconstruction.
— Mais la résistance est uniquement politique. Ce n’est pas une résistance armée, ni très bien organisée. L’Afrique du Sud s’est calmée après les défaites des Vortrekkers, et les activités en Malaisie sont pour le moins désordonnées. La situation ne semble pas très préoccupante pour le moment.
— Nos petites « bombes mentales » ont fait leur effet ?
Olmy réprima un sursaut. L’usage des psychobiogènes sur la Terre était censé relever du secret le plus absolu. Seule une poignée d’autochtones à qui l’on pouvait faire confiance en avait entendu parler. Ras Mishiney en faisait-il partie ? Farren Siliom faisait-il confiance à Tikk au point d’en parler aussi librement devant lui ?
— Oui, ser.
— Et cependant, vous émettiez des réserves à propos de ces traitements de masse.
— J’ai toujours reconnu leur nécessité.
— Vos doutes ont entièrement disparu ?
Olmy avait l’impression que l’on était en train de jouer avec lui. Ce n’était pas une sensation qu’il appréciait particulièrement.
— Si vous faites allusion aux opinions de l’ex-avocatrice de la Terre, Suli Ram Kikura, je peux vous dire, ser Président, que ce n’est pas parce que nous partageons le même lit que nous avons nécessairement les mêmes vues politiques.
— Il est vrai que tout cela appartient au passé. Pardonnez-moi cette interruption. Je vous prie de poursuivre, ser Olmy.
— Il y a toujours de forts courants de tension latente entre la plupart des autochtones et les instances dirigeantes des corps en orbite.
— C’est pour moi une énigme particulièrement douloureuse, déclara Farren Siliom.
— Et je ne suis pas sûr que des solutions puissent être trouvées. Ils nous en veulent pour un si grand nombre de choses. Nous leur avons volé leur jeunesse…
— Nous les avons surtout tirés de la Mort, coupa le Président.
Un sourire s’esquissa sur les lèvres du substitut spectral de Ras Mishiney.
— Nous les avons empêchés de se développer et de se tirer d’affaire par leurs propres moyens, ser, répliqua Olmy. L’Hexamone terrestre qui a construit et lancé le Chardon a surgi du même type de misère, dont il est sorti tout seul. Certains autochtones pensent sans doute que nous les avons trop aidés, et que nous avons voulu leur imposer notre mode de vie.
Farren Siliom picta pour exprimer, avec réticence, qu’il partageait ses vues. Olmy avait remarqué, ces dernières années, un durcissement envers les autochtones dans l’attitude des administrateurs de l’Hexamone qui siégeaient dans les corps en orbite. Et les autochtones, étant ce qu’ils étaient – c’est-à-dire rustres et sans éducation, pour la plupart, et encore sous le coup de la Mort, sans la rouerie politique et administrative que seule pouvait donner une expérience de la Voie acquise sur plusieurs siècles –, avaient fini par se hérisser contre la poigne de fer dans un gant de velours de leurs puissants descendants.
— Le Sénat de la Terre coopère sans faire d’histoires, déclara Olmy en évitant le regard de Ras Mishiney. Les mécontentements, en dehors des problèmes que nous avons déjà mentionnés, semblent localisés en Chine et en Asie du Sud-Est.
— Où la science et la technologie ont surgi en premier après la Mort, dans notre propre histoire. Ce sont des peuples vigoureux et volontaires… Mais dites-moi, y a-t-il un si grand ressentiment à notre égard parmi les autochtones ?
— Certainement pas au point de provoquer un soulèvement planétaire, ser Président. Considérez cela comme un préjugé et non un mouvement passionnel.
— Et ce Gerald Brooks, en Angleterre ?
— J’ai eu l’occasion de le rencontrer, ser. Il ne constitue pas une menace.
— Il m’inquiète. Il est très influent en Europe.
— Ses partisans représentent au plus deux mille individus sur une population de dix millions. Il parle beaucoup, mais il ne représente pas une grande force. Il éprouve beaucoup de gratitude envers l’Hexamone pour le travail qui a été accompli sur la Terre. Il a seulement une dent contre ceux de vos administrateurs qui s’obstinent à vouloir traiter les habitants de la Terre comme des enfants.
Et il y en a beaucoup trop comme eux, se dit-il.
— Une dent contre mes administrateurs, répéta le Président en se mettant à marcher de long en large sur la plate-forme.
Olmy l’observait avec une ironie et un amusement profonds. Les politiciens avaient bien changé depuis sa jeunesse, et même depuis la Séparation. Le formalisme dans le comportement était un art qui semblait appartenir au passé.
— Et les mouvements religieux ? demanda le Président.
— Plus puissants que jamais.
— Hum…
Farren Siliom secoua la tête. Il semblait accueillir avec un certain plaisir les mauvaises nouvelles qui alimentaient son irritation latente.
— Il y a au moins trente-deux groupes religieux qui n’acceptent pas l’autorité temporelle ou spirituelle de vos administrateurs, continua Olmy.
— Nous n’avons jamais attendu d’eux qu’ils nous reconnaissent comme chefs spirituels, fit remarquer Farren Siliom.
— Certains représentants officiels ont essayé à plusieurs reprises d’imposer le culte du Bonhomme aux autochtones, lui rappela Olmy, et même aux contemporains de l’honorable Nader.
Combien de temps s’était écoulé depuis la dernière fois qu’un repcorp fanatique, un nadériste orthodoxe, avait recommandé l’usage d’un psychobiogène illégal pour convertir les incroyants au culte des Étoiles, de la Destinée et de Pneuma ? Une quinzaine d’années ? Olmy et Ram Kikura avaient contribué à étouffer cette idée avant même qu’elle pût être présentée à une session secrète du Nexus, mais Olmy s’était pratiquement converti du jour au lendemain aux opinions radicales de Ram Kikura.
— Le sort de ces mécréants a été réglé, déclara Farren Siliom.
— Peut-être pas avec toute la rigueur nécessaire. Certains occupent encore des postes clés, et continuent à mener campagne. Il est vrai qu’aucun de ces mouvements ne préconise pour le moment la rébellion ouverte.
— Désobéissance civique ?
— Il s’agit d’un droit inaliénable dans l’Hexamone, lui rappela Olmy.
— Presque jamais utilisé au cours des dernières décennies, riposta Farren Siliom. Et du côté des Entrepreneurs du Renouveau ?
— Ils ne constituent pas une menace.
— Ah non ?
Le Président semblait presque déçu.
— Pas du tout. Leur respect pour l’Hexamone est authentique, quelles que soient leurs autres convictions. De plus, leur dirigeante a trouvé la mort, il y a trois semaines, dans l’ancien territoire du Nevada.
— Une mort naturelle, ser Président, lui dit Tikk. Je tiens à le préciser. Elle a refusé nos offres d’extension ou de chargement dans des implants.
— Elle a refusé, souligna Olmy, parce que les mêmes facilités n’étaient pas offertes à son entourage.
— Nous n’avons pas les moyens d’offrir l’immortalité à chaque citoyen de l’Hexamone terrestre, déclara Farren Siliom. Et ils ne sont pas prêts, socialement parlant, de toute manière.
— C’est vrai, reconnut Olmy. De toute manière… ils ne se sont jamais non plus opposés aux projets de l’Hexamone en dehors de leur territoire immédiat.
— Avez-vous rencontré le sénateur Kanazawa aux îles Hawaï ? demanda Ras Mishiney avec une légère moue de désapprobation.
Olmy comprit soudain pourquoi le sénateur était là. Ras Mishiney était cœur et âme dans le camp des corps en orbite.
— Non, répondit-il. J’ignorais qu’il eût été réticent à coopérer avec l’Hexamone.
— Il a acquis beaucoup d’influence personnelle ces dernières années, particulièrement dans la Bordure du Pacifique.
— C’est un politicien et un administrateur compétent, intervint Farren Siliom en faisant taire le sénateur d’un regard. Notre devoir ne consiste pas à garder éternellement le pouvoir. Nous sommes des docteurs et des professeurs, et non des tyrans. Y a-t-il autre chose d’important, ser Olmy ?
Il y avait autre chose, mais Olmy savait que ce n’était pas une discussion à tenir devant ces partiels.
— Non, ser Président. Tous les détails figurent dans les enregistrements.
— Messieurs, fit le Président en écartant les mains, avez-vous d’autres questions à poser à ser Olmy ?
— Une seule, répondit le partiel de Tikk. Quelle est votre position en ce qui concerne la réouverture de la Voie ?
— Je ne crois pas que mon point de vue personnel sur cette question ait beaucoup de valeur, ser Tikk, répliqua Olmy avec un sourire.
— Mon original est très curieux de savoir ce que pensent les personnes qui ont gardé un souvenir vivace de la Voie.
Tikk était né après la Séparation. C’était l’un des plus jeunes néo-Geshels de l’Axe Euclide.
— Ser Olmy a le droit de garder ses opinions pour lui, dit Farren Siliom.
Le partiel de Tikk s’excusa sans trop de conviction.
— Merci, ser Président, déclara le partiel de Mishiney. J’apprécie beaucoup votre coopération avec le parlement de la Terre. J’ai hâte d’étudier votre rapport complet, ser Olmy.
Les substituts spectraux disparurent, les laissant seuls au-dessus du vide noir et insondable d’où la Terre et la Lune étaient maintenant absentes. Baissant les yeux, Olmy aperçut un point brillant parmi les étoiles : le Chardon, se dit-il, et ses implants firent rapidement un calcul qui confirma son estimation.
— Une dernière question, ser Olmy, avant de mettre un terme à cet entretien, fit le Président. Les néo-Geshels… S’ils réussissent à persuader l’Hexamone de rouvrir la Voie, aurons-nous les moyens de maintenir l’effort d’assistance à la Terre à son niveau actuel ?
— Non, ser Président. La réouverture de la Voie signifierait un long retard, au moins pour les principaux programmes de réaménagement.
— Nous sommes déjà à bout de ressources, n’est-ce pas ? Bien plus que l’Hexamone n’est disposé à l’admettre. Et cependant, il y a des autochtones – Mishiney en fait partie – qui sont persuadés qu’à long terme, la réouverture serait bénéfique pour tout le monde.
Le Président secoua la tête et picta un symbole de jugement côtoyant un symbole de stupidité intense : un homme en train d’affiler une épée ridiculement longue. Le pictogramme n’avait plus de rapport avec la guerre à proprement parler, mais le sous-entendu avait tout de même de quoi étonner quelque peu Olmy.
La guerre ? Mais avec qui ?
— Nous devons apprendre à nous adapter aux circonstances et à vivre avec elles, reprit le Président. J’en suis profondément convaincu. Mais mon influence n’est pas illimitée. Beaucoup des nôtres ont une forte nostalgie. Imaginez-vous cela ? Même moi, je le ressens. J’ai pourtant été l’un des premiers à soutenir Rosen Gardner et à réclamer le retour à la Terre, que nous considérions comme notre patrie. Mais personne, sur la Voie, n’avait jamais connu la Terre ! Nous nous croyons très évolués, et cependant nos émotions et nos motivations les plus profondes sont parfaitement instables et irrationnelles. Peut-être le talsit actuel ne nous suffit-il plus ?
Olmy sourit, sans trop s’engager.
Les épaules du Président s’affaissèrent. Avec effort, il les redressa.
— Nous devrions apprendre à nous passer de ce luxe, dit-il. Le Bonhomme n’a jamais compté sur les effets du talsit.
Il s’avança jusqu’au bord de la plate-forme, comme pour éviter l’abîme qui se trouvait sous leurs pieds. La Terre, de nouveau, entrait dans leur champ de vision.
— Les néo-Geshels ont-ils propagé leurs activités sur la Terre, en dehors de gens comme Mishiney ? demanda-t-il.
— Non. Ils semblent se contenter d’ignorer la Terre pour le moment, ser Président.
— C’est le moins que j’aurais attendu de la part de ces visionnaires. Ils regretteront plus tard d’avoir négligé cette source politique. Ils ne peuvent tout de même pas croire que la Terre n’aura pas son mot à dire au moment de prendre une telle décision ! Et sur le Chardon ?
— Ils font toujours ouvertement campagne. Je n’ai décelé aucun signe d’activité subversive.
— C’est une position d’équilibre très délicate qu’un homme dans ma situation doit s’efforcer de maintenir, en jouant les différentes factions les unes contre les autres. Je sais que mon mandat est limité. Je ne suis pas très fort pour dissimuler mes convictions, et elles ne sont pas très bien vues par les temps qui courent. Il y a maintenant trois ans que je me bats contre cette idée de réouverture. Je sais qu’elle ne mourra pas comme ça. Mais je ne puis m’empêcher de penser qu’il ne pourra en sortir rien de bon. On ne peut pas vouloir indéfiniment rentrer chez soi si l’on est incapable de décider à quel endroit se trouve ce « chez soi ». Nous vivons à une époque délicate. Lassitude, pénurie… Je vois bien qu’il sera inévitable, un jour, de rouvrir la Voie… Mais pas maintenant ! Pas avant d’avoir achevé notre tâche sur la Terre.
Farren Siliom tourna vers Olmy un regard presque suppliant.
— Je crains bien d’être aussi curieux que le sénateur Tikk, dit-il. Quelle est votre opinion sur la Voie ?
Olmy secoua légèrement la tête.
— Je me suis résigné à vivre sans elle, ser Président.
— Et pourtant, la question du renouvellement des pièces de votre corps va se poser un jour… à moins qu’elle ne se pose déjà ?
— Elle se pose, reconnut Olmy.
— Vous vous résignez de bon gré à la mémoire civique ?
— Ou à la mort. Mais j’ai encore quelques années devant moi.
— L’aventure ne vous manque-t-elle pas ? Vos missions ?
— J’essaie de ne pas songer au passé.
Olmy n’était pas tout à fait sincère, mais il avait appris depuis longtemps qu’il y avait des moments où il valait mieux cacher certains sentiments.
— Vous êtes une énigme depuis des siècles, Olmy. Votre dossier l’indique. Je n’insisterai pas davantage. Mais à l’occasion de votre… bref examen du problème, avez-vous songé à ce qui pourrait nous arriver si nous rouvrions la Voie ?
Olmy ne répondit pas pendant un moment. Le Président semblait en savoir plus sur ses récentes activités qu’il ne le jugeait souhaitable.
— Les Jartes pourraient réoccuper la Voie, ser, dit-il enfin.
— Précisément. Et dans leur grande impatience, nos néo-Geshels ont tendance à négliger ce problème. Je n’ignore pas la nature de vos recherches actuelles, ser Olmy. Et je vous félicite de votre prévoyance.
— Ser ?
— Je fais allusion à vos investigations dans la mémoire civique et dans les bibliothèques du Chardon. J’ai mes propres rogues qui me renseignent, vous savez. Vous semblez vous intéresser tout particulièrement aux informations directement en rapport avec la réouverture. Il y a quelques années que vous étudiez le problème, à vos propres frais, j’imagine. Et cela doit vous coûter cher.
Farren Siliom le regarda d’un air rusé. Puis il se tourna vers le garde-fou de la plate-forme, sur lequel il pianota du dos des doigts.
— Officiellement, reprit-il, je vous décharge de toutes vos fonctions présentes et ultérieures. Officieusement, je vous encourage à approfondir vos recherches.
Olmy picta son accord.
— Merci pour tout ce que vous avez fait, reprit le Président. Tenez-moi le plus possible au courant de vos nouvelles réflexions. Votre opinion sera toujours appréciée, que vous la jugiez utile ou non pour nous.
Olmy quitta la plate-forme tandis que la rotation du cylindre faisait entrer de nouveau dans leur champ de vision cette Terre qui était pour eux un souci perpétuel, un havre devenu étranger, un symbole de douleur et de triomphe, d’échec et de renaissance.