58

Le Chardon

Les témoins s’étaient rassemblés dans le puits central, derrière le centre de contrôle de Korzenowski. Il y avait là le Président, le Ministre-Président, le directeur du Chardon, les historiens officiels de l’Hexamone, Judith Hoffman et une sélection de sénateurs et de repcorps.

Devant eux, à travers le dôme, un cercle de nuit s’élargissait lentement, jusqu’au moment où il recoupa le bord net de la septième chambre, occultant les étoiles. Dans la zone noire flottaient les images rémanentes du Soleil, de la Lune et de la Terre, qui devenaient de plus en plus faibles et indistinctes.

Korzenowski ouvrit la liaison expérimentale. Un point de lumière laiteuse brilla au centre des ténèbres sans dimensions. Se concentrant sur la clavicule, refusant de se laisser distraire par autre chose que les abstractions fournies par l’instrument, il « tâta » la liaison pour explorer ce qu’il y avait derrière.

Le vide. Le vide quasi absolu qui entourait la faille. La lumière d’un tube au plasma.

À quelques mètres derrière Korzenowski, Farren Siliom entendit l’Ingénieur murmurer :

— Elle est là !

Korzenowski sortit alors de sa transe suffisamment longtemps pour picter des instructions sur la console en suspens à côté de lui. Le message mystérieux d’Olmy fut ainsi transmis dans la Voie.

— Est-ce que tout va… commença le Président.

Le point lumineux qui trouait les ténèbres devant eux explosa à ce moment-là. Korzenowski sentit trembler la clavicule. C’était une vibration qui semblait gronder à travers tout le Chardon. Des signaux d’alarme pictés apparurent devant lui. Des anomalies s’étaient produites dans la sixième chambre.

Korzenowski vérifia si la liaison avait été correctement établie. Elle l’était.

Quelque chose essayait de passer de leur côté.

Il reporta son attention sur la clavicule. Une force s’était introduite dans la liaison, qu’elle s’appliquait à maintenir ouverte avec une détermination d’un raffinement qu’il aurait cru impossible.

— Des ennuis, picta-t-il rapidement à l’adresse du Président.

Il essaya d’annuler la liaison, mais le point lumineux demeura en place et grossit même. Impossible de réduire le lien. Il ne pouvait que l’élargir, et il ne pensait pas que ce fût une chose à faire. Ce qu’il y avait de l’autre côté désirait apparemment la réouverture complète, le raccordement total au Chardon.

Retournant à la simulation de la texture des univers fournie par la clavicule, Korzenowski examina le lien sous un grand nombre d’« angles » différents. Il cherchait un point faible, qui théoriquement devait exister. Il espérait alors pouvoir exploiter cette faiblesse pour déstabiliser la liaison en la refermant sur ce qui était en train de forcer le passage.

Avant qu’il eût trouvé le point faible, cependant, une épouvantable décharge d’énergie jaillit en boule à partir du point lumineux et perça le dôme du champ de traction situé à l’extrémité du puits central. Le dôme lança des étincelles et se désintégra. Tout se mit à tourbillonner tandis que d’autres champs de traction prenaient la relève, clignotant désespérément, et que l’air s’échappait du puits central.

Farren Siliom agrippa le vêtement de Korzenowski. La boule d’énergie volait de tous côtés, carbonisant au passage les parois de roche et de métal de l’astéroïde, décrivant une courbe au-dessus de leurs têtes pour retomber sur le vaisseau-faille principal, dont elle réduisit le nez en éclats. Le vaisseau bascula de son dock de traction et s’écrasa contre la bulle où Korzenowski tenait ses quartiers, en la projetant contre la paroi fumante.

Korzenowski ne pouvait plus respirer, mais cela n’avait pas d’importance. Il ferma les yeux et chercha, dans le champ de temps expansé redéfini par ses implants, la faiblesse dont l’existence ne faisait pour lui aucun doute.

Farren Siliom lâcha prise et fut emporté sous les yeux de Korzenowski. Un filet de champs de traction de secours s’était formé en travers de la brèche, et ses lignes entrelacées brillaient d’un éclat sombre tandis qu’il essayait d’arrêter le flot d’air, de débris et de gens. Le Président heurta ce filet et y demeura collé, bras et jambes écartés.

Olmy avait échoué contre un pylône auquel il se raccrochait désespérément. Il vit passer Judith Hoffman, enveloppée d’un champ de lignes scintillantes, et tendit la main pour la saisir. Il se brûla les doigts au contact du champ défectueux, mais réussit à la retenir. Le champ se drapa automatiquement autour de lui.

Korzenowski, tournoyant comme un drapeau arraché par le vent, uniquement retenu par le champ de traction qui reliait la clavicule à la console, sentait s’estomper ses activités conscientes naturelles. Il transféra immédiatement toutes ses pensées dans les processeurs de ses implants… et entrevit une légère défaillance, l’ombre d’une instabilité sous un certain « angle » de la liaison. L’implant était en train d’interpréter frénétiquement le flot de données en provenance de la clavicule. Le défaut avait une « odeur » de brûlé, et lui laissait à l’esprit un « goût » âcre et résineux.

La force du vent faiblit, la pression du puits central ayant baissé presque au niveau du vide extérieur, mais la flambée d’énergie qui jaillissait à travers la liaison avec la Voie semblait s’affiner et déterminer ses objectifs avec plus de spécificité. Elle ne s’était encore attaquée directement à personne, à la connaissance d’Olmy, et avait détruit jusqu’ici uniquement du matériel. Mais dans ses contorsions et ses circonvolutions, elle se rapprochait dangereusement de l’Ingénieur.

Celui-ci ressentait la chaleur, mais il avait les yeux toujours fermés et ne vit pas l’extrémité inférieure de son vêtement se mettre à rougeoyer puis disparaître, désintégrée. De nouveaux réseaux de traction se créaient pour essayer de rétablir l’intégrité du puits central, et les champs de secours formaient des sphères autour des isolés, mais l’énergie de la liaison les déstabilisait sans cesse.

Le puits central s’était rempli de débris tournoyants, de corps humains ballottés, assommés et inconscients, de tourbillons agonisants et de serpentins de fumée. Le vaisseau-faille désemparé se cognait et rebondissait sur le mur, menaçant d’écraser les serviteurs mécaniques désorientés qui s’étaient groupés sur les côtés, attendant des instructions et la fin du chaos.

Korzenowski dirigeait toutes les énergies de la sixième chambre, à travers la clavicule, sur le point faible de la liaison, où il cherchait à ouvrir une porte secondaire, un passage prématuré et disruptif qui forcerait la liaison à se refermer ou à créer une violente distorsion de la Voie elle-même.

Il se demanda sombrement, l’espace d’un instant, s’ils n’étaient pas en train de se heurter à la puissance de la Mentalité Finale telle que Mirsky l’avait décrite dans ses menaces. Mais son intuition lui disait le contraire.

La connexion s’ouvrit comme une rose incarnate qui se déploie, ses pétales de feu léchant et consumant la tête de la septième chambre. L’Ingénieur voyait tout cela en accéléré par l’intermédiaire de la clavicule. Il sentit alors une surcharge dans son implant. S’il ne coupait pas immédiatement le contact, le contenu de l’implant risquait d’être effacé, en même temps qu’une partie de son cerveau naturel, probablement.

Il ôta les mains de la clavicule, mais le travail était déjà fait.

La rose se contracta sur le fond noir étoilé. La flambée d’énergie disparut. Le point lumineux faiblit rapidement puis s’éteignit.

Le vent se calma progressivement. Les champs de traction tenaient bon. Quelque part dans le puits central, loin derrière eux, de puissantes pompes se mirent en action pour remplacer l’air qui s’était échappé pendant…

Combien de temps au juste ? demanda Korzenowski à son implant.

Vingt secondes. Pas plus de vingt secondes.

Olmy s’assura que Judith Hoffman, qui avait perdu conscience, n’était pas gravement blessée. Puis il picta des instructions pour que le champ de protection qui les entourait se sépare. Il se tracta, seul, vers la console de Korzenowski. L’Ingénieur était en train de récupérer, adossé à son champ de secours, respirant l’air ténu à grandes goulées haletantes et douloureuses.

— Que s’est-il passé ? demanda Olmy.

La réponse lui fut fournie par le Jarte.

Défenses automatiques.

— J’allais vous poser la question, lui dit Korzenowski. Votre message… (Il s’interrompit pour regarder autour de lui.) Quelles sont les pertes ? Où est le Président ?

Olmy regarda à travers le champ transparent qui scellait maintenant l’extrémité nord du puits central. Il aperçut une série d’objets brillants et scintillants, volant sur des trajectoires qui les éloignaient de la septième chambre et du Chardon. Les champs de traction qui maintenaient Farren Siliom avaient cédé. Déjà, des robots s’étaient lancés à leur poursuite.

— Il est là-bas, fit Olmy.

Korzenowski se recroquevilla d’épuisement et de consternation, comme un ballon de baudruche percé par une épingle.

— Je crois, reprit Olmy, que la plupart des morts sont des néo-Geshels, tous munis d’implants.

— Un désastre, murmura l’Ingénieur en secouant lamentablement la tête. C’est donc contre cela que Mirsky a voulu nous mettre en garde ?

— Je ne crois pas.

— Ce sont les Jartes, alors.

Olmy prit le bras de Korzenowski et l’éloigna doucement de la clavicule.

— Probablement, dit-il. Venez avec moi.

Le Jarte n’essayait pas de contrôler ses mouvements. L’Ingénieur était aussi important pour lui que pour Olmy.

— Ils ont essayé d’ouvrir la liaison en grand, bredouilla Korzenowski. Ils veulent forcer le passage, pour nous détruire.

Olmy demanda au Jarte si cette interprétation était la bonne.

C’est très probablement leur but, jusqu’à ce qu’ils reçoivent le message.

Les cris et les gémissements à l’intérieur du puits central se calmèrent tandis que les serviteurs médicaux commençaient à sortir des aires de stationnement dans les murs. Olmy guida l’Ingénieur vers une porte ovale.

— Il faut que nous ayons une conversation, lui dit-il. J’ai plusieurs choses à vous expliquer.

Il ignorait s’il avait prononcé ces mots volontairement ou si c’était le Jarte qui les lui avait dictés. Mais cela avait-il de l’importance ?

Le message avait été transmis. Quelque chose s’était produit, qui aurait pu détruire la septième chambre et peut-être l’astéroïde. La relation n’était pas certaine, mais il y avait de fortes présomptions.

La défaite d’Olmy commençait à avoir des retentissements.

Éternité
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