49
La Terre
— Pavel Mirsky était là ? demanda Lanier à Karen.
Elle était en train de le retourner sur le côté pour vérifier les champs de sustentation du lit. Elle lui jeta un regard à la fois intrigué et irrité.
— Non, dit-elle. Tu as dû le rêver.
— Sans doute, fit-il après avoir dégluti avec peine. Combien de temps suis-je resté endormi ?
— Tu ne dormais pas. Tu as fait une réintégration. Il y a deux jours qu’ils ont incorporé les derniers micro-organismes de réparation à ta circulation sanguine. Ton attaque (elle le remit en place au centre du champ) remonte à deux mois environ.
— Oh !
Elle le dominait de son visage grave.
— Tu as failli y rester, murmura-t-elle.
— Je ne me souviens pas très bien, dit-il avec un sourire faible. Est-ce que j’essayais de te retrouver lorsque c’est arrivé ?
— Tu étais assis dans la véranda. Il faisait froid dehors. Tu as… Je t’ai trouvé affaissé dans ton fauteuil. (Elle secoua la tête.) Il y avait des moments où je te détestais, et d’autres…
— Je ne me doutais pas que cela arriverait, dit-il.
— Mais ton père, Garry…
— Je ne suis pas mon père.
— Tu t’es comporté exactement comme si tu avais envie de mourir.
— Peut-être, dit-il d’une voix tranquille, mais je n’avais pas envie de te perdre.
— Tu voulais que je t’accompagne, peut-être ? fit-elle en s’asseyant au bord du lit, à la limite des champs de sustentation. Mais je ne suis pas encore prête pour ça.
— Non.
— Tu parais assez vieux pour être mon père.
— Merci.
Elle lui prit le menton dans une main et lui inclina doucement la tête sur le côté pour toucher une protubérance à la base du cou.
— Ils t’ont mis un implant temporaire, dit-elle. Tu pourras le faire enlever plus tard, si tu le désires. Pour le moment, tu es sous la protection de l’Hexamone.
— Pourquoi ont-ils fait ça ? Ils m’ont menti !
Il porta la main à l’endroit où était la petite bosse.
C’est donc là. Je suis furieux… et soulagé en même temps.
— L’Hexamone te veut vivant. Le sénateur Ras Mishiney a été nommé administrateur temporaire de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie du Nord. Il a donné l’ordre que tu sois maintenu en vie et que cet implant soit placé malgré tes sentiments à cet égard, pour que la tâche ne lui soit pas rendue plus compliquée. Tu es un héros, Garry. Si tu meurs, qui sait ce que les autochtones iront imaginer ?
— Tu les as laissés faire ?
— Ils ne m’en ont parlé qu’après. Ils ne m’ont pas laissé le choix.
La voix de Karen s’adoucit, et sa lèvre se mit à trembler.
— Je leur ai dit ce que tu pensais. Ils ont respecté leur promesse, au début, mais Ras Mishiney est arrivé… pour t’exprimer sa sympathie, disait-il. (Elle essuya sa joue humide du revers de la main.) Il leur a donné l’ordre de placer l’implant, en insistant pour qu’il reste là jusqu’à la fin de la crise.
Lanier se laissa aller en arrière contre le champ de sustentation, et ferma les yeux.
— Je suis navré, dit-il.
— Je croyais que tu étais mort ! fit-elle en s’asseyant de nouveau, les deux mains contre ses joues, les paupières étroitement serrées. Je me disais que nous ne pourrions plus jamais résoudre notre…
Il voulut lui saisir le bras, mais elle repoussa sa main d’un haussement d’épaules.
— Je suis navré de tout ce qui s’est passé, répéta-t-il en lui prenant le bras, qu’elle ne lui refusa pas, cette fois-ci. J’ai agi en égoïste.
— Tu as agi en homme de principes. J’ai respecté tes idées, c’est pour moi que j’avais peur.
— Un homme de principes peut être égoïste, lui dit Lanier.
Elle secoua la tête et prit sa main dans les siennes.
— À cause de toi, je me suis sentie très coupable, dit-elle. Après tout ce que nous avions fait pour la Terre, ne pas partager ses… handicaps…
Il se tourna vers la fenêtre de la chambre. Il faisait nuit.
— Que s’est-il passé d’important ? demanda-t-il.
— Ils ne nous disent pas tout. Je pense que la réouverture est imminente.
Il essaya de se lever du lit, mais sa longue immobilité l’avait affaibli. Il renonça à faire l’effort.
— J’aimerais parler à l’administrateur, dit-il. Si je suis quelqu’un d’assez important pour être maintenu en vie à tout prix, il a peut-être envie de me mettre au courant.
— Il ne parle à aucun de nous, si ce n’est pour dire des platitudes. J’en arrive à les haïr de toutes mes forces, Garry.
Quel choc cela a dû être.
Lanier était dans la véranda, emmitouflé dans des couvertures malgré la température clémente. L’été approchait. La Terre continuait à parcourir ses cycles, sauvage, incontrôlée, affreuse et belle en même temps.
Quel choc, d’arriver de la Voie à l’environnement calculé, rationnel et parfait, et de descendre comme des anges dans la crasse sordide du passé.
Il leva son bloc-notes pour faire défiler ce qu’il avait écrit. Fronçant les sourcils, mécontent, il effaça quelques paragraphes au sens ténébreux et s’efforça de mettre en mots les idées qui venaient de se former dans sa tête.
Ils n’ont pas besoin de nous, écrivit-il. Tout ce dont ils peuvent avoir besoin se trouve déjà sur le Caillou – le Chardon – et quand ils rouvriront la Voie, ce sera de nouveau l’abondance.
— Une abondance qu’ils ne seront peut-être pas capables de maîtriser, murmura-t-il, les doigts tremblant légèrement au-dessus du clavier.
Il avait décidé que le moment était venu de noter ses souvenirs. Si on devait l’écarter des derniers développements de l’histoire, il lui restait la possibilité d’enregistrer ses expériences passées. Sa mémoire lui semblait même plus nette qu’avant la reconstitution. C’était une sensation agréable, quoique mêlée d’une pointe de culpabilité. Prendre des notes, il pouvait le faire n’importe où, même en prison. Et ce qu’il écrivait influencerait peut-être des gens, s’il avait encore quelque profondeur dans ses pensées.
Quel choc, écrivit-il, de trouver un passé peuplé de gens qui ignorent tout de la psychomédecine, des gens dont l’esprit est aussi difforme, dénaturé et détourné (il effaça dénaturé et détourné) que la nature et les circonstances le (il s’interrompit, ne sachant plus comment continuer sa phrase, et recommença :)… dont l’esprit est aussi difforme que pouvait l’être le corps des humains des anciens temps, ressemblant à des gnomes ratatinés, desséchés, affreux, s’accrochant à leur personnalité loqueteuse, chérissant leurs tares et leurs maladies, redoutant une santé mentale imposée, standardisée, qui pourrait les rendre tous pareils. Des êtres trop ignares pour voir qu’il existe autant de variétés de psychismes sains, ou peut-être davantage, qu’il y en a de malsains. La liberté réside dans la maîtrise et le redressement. L’Hexamone terrestre récemment constitué le savait, et cependant quelle tâche considérable l’attendait ! Il devait avoir recours à des subterfuges, des ruses et des mensonges caractérisés dans le combat constant qu’il menait aussi bien contre les ravages causés par la Mort que contre les causes mêmes de la catastrophe. Et de la même manière que j’étais supplicié sur ta roue du devoir de soulager cette misère, l’Hexamone, de son côté, cherchait à…
Il s’interrompit. À faire quoi ? À retrouver le bon vieux temps, ou le monde qui leur était le plus familier, où ils se sentaient le plus à l’aise en dépit de la philosophie et des objectifs qu’ils professaient ? La Séparation était la décision d’un moment, en temps hexamonal, de la même manière que la réouverture. Rien d’autre que des pics isolés dans la courbe harmonieuse de l’évolution historique de l’Hexamone. Des points de fracture cataclysmiques dans une matrice de verre.
Ils étaient tous extrêmement humains malgré leurs siècles de talsit et de psychomédecine. Malgré leur culture assainie et aseptisée, malgré l’absence d’individus asociaux, ils n’avaient pas encore réussi à s’élever au-dessus des querelles et des discordes. Leur société était simplement plus « polie », moins aveuglément destructrice et moins effrayante que par le passé.
Karen lui avait dit qu’elle en était venue à les détester. Lanier, pour sa part, ne pouvait partager ce sentiment. Malgré sa colère et ses désillusions, il n’avait jamais cessé de les admirer. Ils avaient finalement accepté de regarder en face une vérité qui, depuis le début, était évidente. Les humains du passé – les autochtones – ne pourraient jamais s’assimiler aisément aux humains du futur, tout au moins pas avant plusieurs décennies, et à condition que cesse la pénurie actuelle.
D’un regard soupçonneux, il suivit un point blanc qui survolait les collines vertes du sud avant de disparaître derrière les arbres. Il consulta sa montre.
— Karen ! cria-t-il. Les voilà !
Elle poussa la porte à treillis, les bras chargés d’un plateau de jeunes plants qu’elle venait de mettre en pot.
— Une livraison ? demanda-t-elle.
— J’imagine, répondit-il.
— C’est très attentionné de leur part. Mais nous pourrons peut-être leur tirer une ou deux informations intéressantes.
Il n’y avait presque plus d’amertume dans la voix de Karen. Ils s’étaient résignés tous les deux à être mis à l’écart.
La petite navette s’immobilisa au-dessus du carré d’herbe qui faisait face à la maison. Un champ de traction sortit du nez de l’appareil pour toucher le sol, et un jeune néo-Geshel homomorphe, vêtu de noir, descendit. Lanier repoussa sa couverture sur le dossier du fauteuil et se leva, le bloc-notes à la main.
Le nouveau venu avait une allure vaguement familière, bien que son visage leur fût inconnu.
— Bonjour, dit-il. Je m’appelle Tapi Ram Olmy. Vous êtes bien ser Lanier ?
— Bonjour. Voici ma femme, Karen.
— Je vous apporte les fournitures prévues, dit le jeune homomorphe en regardant autour de lui et en souriant d’un air mal à l’aise. Pardonnez-moi, mais il n’y a pas très longtemps que je suis né. J’ai passé mon incarnation il y a trois mois. Le monde réel est tellement… impressionnant !
— Voulez-vous entrer ? proposa Karen.
— Merci.
Tout en grimpant les marches de la véranda, il sortit de la poche de sa combinaison noire une baguette argentée de la longueur d’une main, sur laquelle brillait une ligne verte qu’il longea du doigt.
— Votre demeure n’est pas surveillée, dit-il. Les seuls moniteurs se trouvent en bordure du jardin.
— Ce que nous pouvons dire ici ne les intéresse pas, déclara Karen d’une voix résignée, dépourvue de toute animosité.
— C’est toujours cela de gagné. Je vous apporte un paquet de la part de mon père.
— Vous êtes le fils d’Olmy et de Suli Ram Kikura ? demanda Karen.
— Exactement. Personne ne peut communiquer avec ma mère. Ils ont très peur d’elle. Mais ils seront obligés de la libérer bientôt. Mon père se cache, mais il n’est pas recherché. J’ignore ses raisons, à vrai dire. Il a pensé que vous aimeriez avoir un rapport véridique et détaillé sur les derniers événements du Chardon. Cela pourrait m’attirer pas mal d’histoires, poursuivit-il d’un air grave, mais mon père a pris des risques dans sa carrière, lui aussi.
— Ils ont bien conçu, fit Lanier, traduisant en paroles un pictogramme de politesse utilisé dans l’Hexamone.
— Merci, dit Ram Olmy en donnant à Lanier les blocs-mémoires à l’ancienne mode. Je suppose que vous avez là de quoi vous occuper pendant quelques semaines. Il n’y a que du texte. Mon père a fait traduire tous les pictogrammes. Je peux vous en donner un résumé, si vous voulez…
— Asseyez-vous, dit Lanier en indiquant un fauteuil à oreillettes devant la cheminée.
Ram Olmy obéit, les mains croisées sur les genoux.
— L’Ingénieur va créer ce soir un certain nombre d’univers virtuels, dit-il. Pour essayer de repérer la fin de la Voie. Je pense que vous pourrez admirer d’ici les effets secondaires. Cela va être assez spectaculaire.
Lanier hocha la tête. Il n’était pas tout à fait sûr d’être actuellement en mesure d’apprécier des effets spectaculaires.
— Les défenses sont en place, poursuivit Ram Olmy. Elles n’ont pas encore été testées, mais elles le seront bientôt. Je fais partie de l’une des équipes chargées des essais.
— Je vous souhaite bonne chance.
— J’apprécie votre ironie, ser Lanier. Si tout se passe bien, la Voie sera raccordée dans une semaine, et le premier essai d’ouverture aura lieu huit jours plus tard environ. J’espère bien y assister.
— Ce sera un événement mémorable.
Lanier était resté debout. Karen se tenait derrière lui. Ram Olmy leva les yeux vers eux. Son regard était froid, mais il ne semblait pas à l’aise dans son corps. Il agrippa les bras de son fauteuil, puis croisa de nouveau les mains sur ses genoux.
Nerveux comme un jeune poulain, se dit Lanier.
— J’ai aussi un message de Konrad Korzenowski, reprit Ram Olmy. Il m’a dit de vous dire que ser Mirsky était introuvable. « L’avatar s’est envolé », ce sont ses propres paroles.
Lanier hocha la tête. Puis il se tourna vers Karen.
— Nous gênons ce garçon, dit-il. Asseyons-nous.
Ils rapprochèrent deux sièges. Karen proposa des rafraîchissements, mais Ram Olmy refusa.
— Je ne suis pas tout à fait bâti sur le modèle de mon père, dit-il. Je ne suis peut-être pas aussi efficace, mais je n’ai pas besoin de prothèses talsits.
Il leur montra ses mains, visiblement fier de sa nouvelle forme matérielle.
Lanier lui sourit. Tapi le faisait penser à Olmy, et l’évocation était agréable. Karen, pour sa part, semblait moins réjouie de cette bouffée d’Hexamone.
— Pourquoi votre père se cache-t-il ? demanda-t-elle.
— Je pense que c’est une façon d’exprimer sa désapprobation, mais je ne connais pas vraiment ses raisons. Nous sommes tous embarrassés par votre mise à l’écart. Je ne connais personne, dans le secteur de la défense et de la protection civile, qui approuve la manière dont la Terre est traitée.
— Mais vous admettez cela comme une nécessité, dit Karen.
Ram Olmy tourna vers elle son regard franc et tranquille.
— Non, ser Lanier. Je ne l’admets aucunement. L’état d’urgence a donné la responsabilité des décisions au Président et à la commission spéciale du Nexus. Nous recevons nos ordres d’eux. Y désobéir, en cette période d’exception, signifie la perte de tous les privilèges de l’incarnation et la relégation dans la mémoire civique. C’est-à-dire à l’endroit d’où je viens.
— Comment avez-vous dégoté cette mission ? demanda Lanier.
— Pardonnez-moi… Dégoté ?
— Comment avez-vous obtenu d’être envoyé ici ?
— J’ai simplement fait une demande. Personne n’y a vu d’objection. J’ai dit que vous étiez des amis de mon père et de l’Ingénieur, et que je pourrais vous transmettre un message de ser Korzenowski.
— Ils n’ont pas essayé de les arrêter ?
— Non. Mon père se cache, mais il n’a enfreint aucune loi. Rien n’oblige un citoyen à accepter une charge de commandement. Ce serait ridicule.
— Korzenowski s’est porté volontaire ? demanda Karen, soudain intéressée.
— J’ignore ses raisons. Quelquefois, il a une attitude un peu bizarre. Mais ses recherches avancent. C’est du moins ce que l’on dit. La commission spéciale du Nexus ne peut pas contrôler tous les moyens de communication. Les rumeurs vont vite, en ce moment, sur le Chardon. Je le vois rarement. C’est son partiel qui m’a remis le paquet.
— Nous vous sommes reconnaissants de nous l’avoir apporté, dit Lanier.
— C’est un plaisir pour moi. Ma mère et mon père m’ont souvent parlé de vous. Ils disent que vous faites partie des autochtones qui ont le plus de valeur. Je voulais aussi vous dire… (Il se leva brusquement.) Excusez-moi, il faut que je parte, maintenant. Le déchargement est terminé. Lorsque tout sera fini et que la Voie sera rouverte, l’Hexamone aura finalement les moyens d’achever l’œuvre qui a été entreprise ici. J’attends ce moment avec impatience, et je suis d’ores et déjà volontaire pour participer à tout projet que l’un de vous deux dirigera. Ce sera pour moi un honneur, et mes parents en seront très fiers.
Lanier secoua lentement la tête.
— Cela ne prendra jamais fin, dit-il. Pas de la manière qu’envisage l’Hexamone, en tout cas.
— L’avertissement de Mirsky ? demanda Ram Olmy.
— Peut-être. Et aussi les abus de confiance. L’Hexamone va avoir pas mal de pots cassés à recoller.
Ram Olmy soupira.
— Nous avons tous entendu son témoignage. Personne ne sait comment l’interpréter. La commission spéciale du Nexus pense qu’il doit s’agir d’une supercherie.
Le visage de Lanier s’empourpra.
— L’intelligence de votre mère et celle de votre père sont en vous, puisqu’ils vous ont créé à partir de leurs personnalités. Quelle est votre opinion personnelle ?
— Il est pris dans l’engrenage, Garry, murmura Karen d’une voix radoucie. Ne sois pas trop dur avec lui.
— Mirsky ne plaisantait pas, reprit Lanier. Il a su convaincre votre père et l’Ingénieur, de même que votre mère, j’en suis certain. Son avertissement doit être pris au sérieux.
— Où se trouve-t-il alors, ser ?
— Je l’ignore.
— J’aimerais beaucoup le rencontrer, s’il revient.
— S’il revient. Mais que se passera-t-il si quelqu’un ou quelque chose de plus redoutable que lui prend conscience de l’intransigeance de l’Hexamone ?
Lanier se mit lentement debout, plus agité qu’il ne voulait le montrer.
— Merci de votre visite, dit-il. Faites savoir à ceux que cela intéresse que nous allons très bien. Je reprends peu à peu mes forces. Notre attitude n’a pas changé fondamentalement. Elle s’est plutôt durcie. Vous pouvez dire cela de notre part à vos supérieurs.
— Oui, ser. Si l’occasion s’en présente.
Il remercia Karen de son hospitalité, regarda Lanier droit dans les yeux et hocha la tête.
— Au revoir.
— Que les Étoiles, la Destinée et Pneuma soient avec nous tous, dit Lanier.
Ils raccompagnèrent le jeune homme jusqu’au jardin, où les serviteurs mécaniques avaient fini le déchargement et retournaient dans les soutes situées sous le ventre de l’appareil. Ram Olmy grimpa à bord, et la navette s’éleva rapidement, tournant sur elle-même pour prendre la direction de l’ouest, où les dernières lueurs du couchant étaient en train de disparaître.
Karen passa le bras autour de sa taille et l’embrassa sur la joue.
— Bien parlé, dit-elle.
— J’ai l’impression que c’est un bon petit gars, fit Lanier. Mais il est de leur côté, corps et âme.
— Il ressemble plus à son père qu’à sa mère.
Lanier lui embrassa les cheveux, au-dessus du front. Le crépuscule faisait place à la nuit. Frissonnant, il leva vers le ciel un regard où brillait l’attente.
— Quelle magie ce vieux sorcier va-t-il encore nous fabriquer ce soir ?
— Je vais chercher des couvertures, dit Karen. Et un appareil de chauffage.
Durant quelques instants, seul sous les étoiles qui commençaient à pointer dans le ciel, Lanier hésita, ne sachant pas si c’était une bonne ou une horrible chose que d’être en vie. Il ne parvenait pas à maîtriser la chair de poule qui progressait sur ses avant-bras.
Tout cela est réel, se dit-il. Je suis éveillé.
Bientôt, Korzenowski – et peut-être une partie de Patricia Vasquez – allait s’amuser avec des fantômes d’univers.
— Je ne voudrais manquer cela pour rien au monde, lui dit Karen en revenant avec des couvertures qu’ils déployèrent sur la pelouse. Ces gens sont des salauds, mais il faut avouer qu’ils sont forts.
Lanier hocha la tête en lui prenant la main.
— Je t’aime, dit-il tandis que les larmes embuaient ses yeux.
Elle nicha sa tête au creux de l’épaule de son mari.
De bonne heure le lendemain matin, Lanier écrivit dans son bloc-notes :
Nous avons vu la pointe du Chardon au nord-ouest, bas sur l’horizon, floue et grise. La nuit était chaude, mes vieux os ne me faisaient pas trop mal. J’ai l’esprit plus clair qu’il ne l’a été depuis quelque temps. C’en est même frappant. Ma chère Karen était étendue à mes côtés. Nous devions être parmi les rares personnes, sur la Terre, à savoir ce qui nous attendait ce soir. Mais le savions-nous réellement ?
Nous leur devons tellement, à ces anges résolus, nos descendants lointains. Une boule me montait à la gorge, rien que de contempler l’ascension du Chardon – ou du Caillou – de quelques degrés dans le ciel. J’étais inquiet pour eux. S’ils avaient commis une erreur qui avait causé leur perte ? Si les dieux de Mirsky, à l’autre bout du temps, décidaient d’intervenir ? Que deviendrions-nous ?
Des rayons de lumière blanche irradièrent du Caillou, couvrant les trois quarts du ciel, pénétrant dans l’espace sur des dizaines de kilomètres de distance, dans des directions opposées à celle de la Terre. J’ignore de quoi ils étaient composés. Pas de lumière pure, certainement, car les lasers et les phénomènes analogues doivent être reflétés, pour être visibles, par des particules de poussière, et il n’y en a pas tellement dans l’espace. Nous étions presque aussi ignorants que des primitifs. Brusquement, les rayons ont disparu, ne laissant plus que les étoiles et le Caillou, beaucoup plus lumineux et plus haut dans le ciel au nord-ouest. Je me disais que Korzenowski avait peut-être voulu dessiner sa marque dans le ciel et qu’il n’y aurait plus rien d’autre à voir.
Mais de la pointe du Caillou, traversant toute la voûte étoilée, se déploya une somptueuse tenture bleu et mauve qui mit plusieurs secondes à couvrir tout le ciel d’un horizon à l’autre. Dans les plis de cette tenture brillaient des taches rouges indistinctes. Il nous fallut plusieurs secondes pour distinguer, à l’intérieur de ces espaces flous, les images du croissant de lune reproduites en deux ou trois douzaines d’endroits différents comme par un effet d’objectif spécial.
La tenture se déchira alors comme un vieux haillon sous l’effet d’un courant violent. À l’endroit où elle se trouvait précédemment se dessinèrent les tentacules verts et mous d’une espèce de méduse monstrueuse qui vibrait en décrivant une lente spirale. Il y avait dans ce spectacle quelque chose d’organique et de repoussant qui m’obligea presque à détourner les yeux. J’avais l’impression d’assister à une naissance contre nature, accompagnée d’une sanie malsaine et mystérieuse. L’espace était déformé, violenté d’une manière dont il n’avait pas l’habitude.
Puis tout s’obscurcit et les étoiles se remirent à briller, nettes, comme si rien ne s’était passé. Si quelque chose était changé, nous n’en avions pas eu conscience.