36

Le Chardon

— Je ne m’attendais pas à te revoir, picta Suli Ram Kikura à l’adresse d’Olmy en symboles verts et bleus glacés.

Olmy sourit d’une manière énigmatique avant de suivre Korzenowski et Mirsky dans l’espace de rencontre réservé au congrès corporel organisé par Ram Kikura. En accord avec l’environnement choisi par les congressistes de la Terre, l’endroit avait été décoré en salle de réunion industrielle du milieu du XXe siècle : chaises aux formes dépouillées en bois et en métal, longue table de bois au milieu, murs blancs et nus avec un grand tableau à une extrémité.

— J’espère que vous nous pardonnerez ces conditions primitives, fit Ram Kikura en se servant de sa voix.

— Cela me rappelle des souvenirs. Je ne sais combien d’heures j’ai dû passer dans des endroits comme celui-ci, dit Lanier, conscient du froid qui existait entre l’avocatrice et Olmy.

Ce dernier semblait prendre la chose avec philosophie ; mais Lanier, il est vrai, ne l’avait jamais vu s’émouvoir de quoi que ce soit.

— Nos invités venus de la Terre sont encore dans la mémoire civique, lui dit Ram Kikura. Nous essayons en ce moment de réparer ce qui a bien l’air d’un fiasco. Karen nous rejoindra dans quelques minutes. D’après ce qu’elle m’a dit, il s’est forgé, au cours de ces dernières quarante-huit heures, un certain nombre d’alliances contre nature. Il paraît que le Nexus a décidé de rouvrir la Voie ?

Elle évitait soigneusement, en parlant, de croiser le regard d’Olmy.

Korzenowski se tenait debout derrière une chaise dont il tripotait le dossier avec une expression perplexe.

— Oui, dit-il, sortant de sa rêverie dans un rapide clignement d’yeux. Le Nexus a fait une recommandation soumise à un vote de l’Hexamone. Cylindres et Chardon uniquement.

— Je suppose qu’ils s’appuient sur les lois d’exception en faveur de la Reconstruction. Nous aurions dû les supprimer des statuts depuis des années.

Ram Kikura semblait à Lanier plus amère et plus radicale qu’à l’époque où ils s’étaient connus. Le poids des années et de la Reconstruction s’exerçait aussi sur elle, bien qu’elle n’eût guère changé physiquement depuis ce temps-là. Elle avait gardé à peu près le même style et la même apparence durant quarante ans.

Olmy était en train de faire lentement le tour de la table de sa démarche souple et léonine.

— Tu as enregistré le récit de ser Mirsky ? demanda-t-il.

— Malgré ma répugnance, répondit-elle en hochant la tête. Je trouve ça hideux.

Les yeux de Mirsky s’agrandirent de surprise.

— Hideux ? répéta-t-il.

— L’ultime pollution. Le plus haut sacrilège. Je suis née et j’ai grandi sur la Voie, mais malgré cela (on eût dit qu’elle allait cracher de dégoût), l’idée de rouvrir la Voie et de la laisser ouverte est plus que de la démence, c’est malfaisant.

— Évitons les extrêmes, fit Korzenowski d’une voix douce.

— Je demande pardon à l’Ingénieur, dit Ram Kikura.

— Tu es hystérique, picta Olmy à sa seule intention tandis qu’elle tournait vers lui un regard de marbre. Ces hommes sont ici pour te demander ton aide, et moi aussi. Il ne sert à rien de nous jeter tes principes à la tête tant que tu ne sais pas de quoi nous avons besoin, ou quelles opinions nous avons.

Le message était passé en un clin d’œil. Tout ce que Lanier savait, c’était qu’Olmy avait picté quelque chose. Il n’était pas spécialiste en la matière, naturellement. Il ne se considérait pas capable de traduire des pictogrammes. Il vit les épaules de Ram Kikura s’affaisser. Les yeux baissés vers le sol, les paupières à demi fermées, elle prit une longue inspiration.

— Je vous demande pardon, dit-elle. Ser Olmy vient de me rappeler les bonnes manières. Mes réactions dans ce domaine sont trop passionnées. Mais de voir les retombées de la Mort à long terme m’a donné la notion très forte de ce que notre hubris est capable de déclencher.

— N’oubliez pas que je me suis opposé jusqu’ici à la réouverture de la Voie, lui dit Korzenowski. Mais les pressions de l’Hexamone sont énormes. Et le retour de ser Mirsky…

— Excusez-moi, ser Korzenowski, interrompit ce dernier, mais je suis curieux de savoir pour quelle raison elle trouve mon récit hideux.

— Vous nous dites que la Voie est lovée comme un serpent dans notre univers qu’elle encombre.

— Pas exactement. Elle rend seulement plus difficile, voire impossible à réaliser, un projet de nos très lointains descendants. Mais elle n’est pas considérée comme « hideuse » en elle-même. Au contraire, elle est admirée. Qu’une minuscule communauté voyageant d’un monde à l’autre, prisonnière, encore, de la matière, ait pu accomplir tant de choses en si peu de temps, cela est sans précédent. Des réalisations analogues à la Voie existent dans d’autres univers, mais aucune n’est le fait de civilisations se trouvant à un stade si précoce de leur évolution. Pour nos descendants, la Voie équivaut aux pyramides égyptiennes de notre histoire, ou au site de Stonehenge. S’ils avaient le choix, ils la conserveraient comme un monument d’ingéniosité ancienne. Mais ce n’est pas possible. Elle doit être démantelée d’une certaine manière, et cela commence obligatoirement ici.

La colère de Ram Kikura avait disparu. Elle le considéra avec un intérêt accru.

— Nos insignifiantes querelles politiques ne vous intéressent pas du tout, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

Mirsky tapota le bord de la table du bout des doigts en un geste impatient que Lanier trouva intriguant.

— La politique… n’est jamais insignifiante pour ceux qui y sont plongés, dit-il. Je m’y intéresse de près dans la mesure où elle pourrait nous empêcher de démanteler la Voie.

Karen apparut à ce moment-là à l’entrée de la salle. Elle s’avança pour embrasser son mari. Ce fut un baiser bref, mais apparemment sincère. Il n’était nullement nécessaire, semblait-elle lui dire, de laisser leurs problèmes personnels occuper le premier plan en ce moment. Il lui prit néanmoins la main et la serra dans les siennes.

— Le temps nous est mesuré, dit-il, entrelaçant leurs doigts de force.

Les mâchoires de Karen se serrèrent. Elle jeta un coup d’œil aux autres, en se demandant comment ils prenaient la chose. Mais elle comprit rapidement que ce genre de nuances et de spéculations sociales était la dernière chose qu’ils avaient en tête.

— Ser Korzenowski ? interrogea Lanier sans relâcher son étreinte.

— La Voie peut être ouverte en moins de six mois. J’ai bien peur que le récit de ser Mirsky ne soit un coin enfoncé dans une fissure du Nexus, et que les néo-Geshels n’en profitent pour l’élargir. Il est maintenant certain que le Nexus préconisera de rouvrir la Voie de manière permanente. Et personne ne se fait d’illusions sur ce qui se passera alors – c’est-à-dire si les Jartes ne nous attendent pas en force de l’autre côté. Il y aura une explosion de lois expansionnistes, on distribuera des autorisations d’ouvrir des portes « expérimentales » dont quelques-unes, naturellement, déboucheront sur des concessions talsits. Et si nous rétablissons des relations commerciales avec les Talsits, cela signifie que nous ne refermerons jamais plus la porte. Les Talsits sont des vendeurs extrêmement persuasifs, et il y a par ailleurs beaucoup trop de citoyens de l’Hexamone qui ont besoin aujourd’hui de leurs marchandises. Je crois que c’est sans espoir. Ser Olmy ?

— Même les nadéristes apprécient leur longévité. Au cours de la décennie à venir, des millions d’entre eux devront renoncer à leur corps pour se charger dans la mémoire civique… ou mourir. Les nadéristes détestent l’idée de vivre en permanence dans la mémoire civique. Ils acceptent les techniques d’amélioration vitale, mais la mémoire civique est pour les orthodoxes une sorte de Géhenne, de limbes.

— Pour moi, cela ressemble fort à de l’hypocrisie, déclara sèchement Lanier.

— C’en est, bien sûr, lui dit Korzenowski. Des comités de partiels sont en voie de constitution, dans la mémoire civique, pour étudier l’éventualité – c’est le seul mot que les néo-Geshels acceptent d’employer – d’une occupation de la Voie par les Jartes. S’ils suivent les conseils de ser Olmy, ils différeront peut-être la réouverture jusqu’à ce que des défenses adéquates aient pu être mises en place, peut-être même jusqu’à ce qu’une offensive ait des chances de réussir.

— Mon Dieu ! fit Karen. Ils veulent reprendre la Guerre des Jartes au commencement ?

— Disons qu’ils sont très optimistes, commenta Korzenowski d’une voix sombre.

— Et si les Jartes nous attendent déjà de l’autre côté ? demanda Lanier.

L’ingénieur fit la grimace.

— C’est un cauchemar qui me tourmente depuis quelques nuits. J’ai des partiels, dans la mémoire civique, qui assistent à toutes les séances de travail. Et je devrai participer à la défense de l’Hexamone si j’en reçois l’ordre.

— Comment pourrions-nous nous défendre ? demanda Karen.

— C’était un secret jalousement gardé. Mais même les secrets les plus grands peuvent être levés lorsque les autorités le jugent utile. Nous possédons dans le Chardon d’immenses réserves d’armes offensives très puissantes. Elles étaient trop encombrantes pour un usage purement défensif, et inutilisables dans les forteresses de la Voie. Mais les militaires ne détruisent jamais une arme qui pourrait leur servir un jour. Ils les ont entreposées dans les parois de l’astéroïde. Elles sont anciennes, mais toujours d’une efficacité mortelle.

Ram Kikura couvrit son nez et sa bouche de ses mains jointes en forme de prière, et secoua la tête.

— Par les Étoiles, la Destinée et Pneuma, murmura-t-elle. Je ne savais pas du tout. Ils ont dit à tout le monde…

— Aucun politicien n’hésite à mentir, fit observer Mirsky, lorsque cela sert sa cause. Ce sont les gens qui les y poussent.

Lanier était devenu blême.

— Des armes ?

— Des surplus de la dernière guerre des Jartes, stockés dans les chambres secrètes du Chardon, expliqua Olmy.

— Et elles étaient là depuis le début ? Quand nous avons investi le Caillou ? demanda Lanier.

Olmy et Korzenowski hochèrent la tête en silence. Ram Kikura, voyant la réaction de Lanier, eut un pâle sourire ironique.

— Et si nous les avions trouvées ? fit ce dernier, qui n’osait pas songer aux conséquences.

— La Mort a eu lieu, de toute manière, dit Korzenowski avec un geste impatient de la main devant cette interruption. Même si les Jartes occupent la Voie en ce moment, nous pourrons toujours établir une « tête de pont », je crois que c’est le terme utilisé en stratégie.

— À moins qu’ils n’aient dépassé nos anciennes technologies, fit Ram Kikura d’une voix amère.

— Précisément. Quoi qu’il en soit, le Nexus m’a demandé de jouer un rôle de conseiller technique. Je ne peux pas lui refuser cela. J’ai bénéficié trop longtemps d’un statut de chercheur privilégié pour faire la fine bouche aujourd’hui. Notre problème est de retourner l’opinion publique de l’Hexamone.

— Il faut passer par-dessus le Nexus, dit Ram Kikura. Toucher directement les citoyens, y compris ceux de la Terre.

— Sans la Terre, il n’y aurait qu’une faible majorité en faveur de la réouverture, dit Lanier. Nous avons travaillé l’opinion. Ou plutôt, c’est ser Olmy qui l’a fait.

— Ils ont mis la Terre à l’écart parce qu’elle est trop ignorante ? demanda Karen.

— Trop provinciale et trop repliée sur ses problèmes, fit Korzenowski. Ce n’est pas faux, naturellement, mais il n’en reste pas moins que la procédure est tout à fait irrégulière. Les risques d’un affrontement avec les Jartes devraient être soulignés. Même l’existence de ces armes pourrait servir à convaincre la mens publica de voter contre la recommandation. L’idée avancée par ser Ram Kikura selon laquelle les Jartes pourraient avoir une avance technologique sur nous pourrait servir d’argument efficace. Et avant que la recommandation ne devienne officielle, je pense que nous pourrions l’attaquer sur le plan judiciaire en arguant qu’aucune partie de l’Hexamone ne doit être écartée du vote.

Mirsky avait pris place dans l’un des fauteuils de la salle de réunion. Les mains nouées, il leva les deux bras au-dessus de sa tête en disant :

— C’est une tâche délicate. Je suis sûr que Garry s’en rend compte.

Karen se tourna vers son mari.

Décidant de rendre sa familiarité au Russe, Lanier répliqua :

— Pavel dit que la Voie doit être démantelée.

— Mais si elle ne l’est pas ? demanda Ram Kikura.

— Elle le sera obligatoirement, fit Mirsky. D’une manière ou d’une autre. Je ne comptais pas me heurter à tant de difficultés, même avec des moyens intellectuels meilleurs que ceux que je possède en ce moment. Si j’échoue, les conséquences seront spectaculaires.

— C’est une menace ? demanda Ram Kikura.

— Non ; c’est une certitude.

— Spectaculaires dans quel sens ?

— Je ne sais pas. Ce n’est pas moi qui ai élaboré les plans de rechange. Je ne les comprendrais probablement même pas sous ma forme présente, de toute manière.

— Trop de questions, fit Korzenowski avec une grimace. Ser Mirsky, lorsque votre histoire sera rendue publique… combien de nos citoyens vous croiront, à votre avis, et combien penseront que votre présence ici est un coup monté par les nadéristes orthodoxes pour nous maintenir solidaires de notre vieille mère la Terre ?

— Je ne peux pas me montrer plus convaincant que je le suis en ce moment, dit le Russe en dénouant ses mains et en étirant ses bras. Et vous, est-ce que vous me croyez ? ajouta-t-il en faisant du regard le tour du groupe, ses épais sourcils joints pour souligner sa question.

Karen, qui n’avait pas encore assisté à son exposition des faits, ne se hasarda pas à émettre une opinion. Korzenowski, Olmy et Lanier n’hésitèrent pas à lui exprimer leur confiance. Ram Kikura, non sans une certaine réticence, les imita.

— Nous devons mettre au point une stratégie, dit Lanier. Il faut que nous ayons des arguments à proposer aux repcorps et aux sénateurs qui s’opposent à la résolution. Ils lutteront sur leur terrain, et Ram Kikura portera l’affaire sur le plan judiciaire. Nous attaquerons des deux côtés en même temps.

— Je pense que le mieux est de commencer par la Terre, dit Ram Kikura. Il y a une réunion du Conseil de l’Hexamone terrestre dans quelques jours. Nous avions l’intention d’y présenter les résultats de notre congrès, de toute manière. Personne ne se doutera de rien au Nexus si Karen et moi partons assister à ce conseil. Dans quelle mesure ce qui s’est passé au Nexus est-il secret ?

— Normalement, dit Korzenowski, jusqu’à ce que la recommandation devienne officielle, le secret le plus total doit être observé par tous les membres du Nexus.

— Ce qui n’est pas non plus tout à fait légal, fit observer Ram Kikura. Les néo-Geshels du Nexus sont devenus particulièrement actifs, n’est-ce pas ? Je suis surprise que Farren Siliom marche avec eux.

— Il préfère maintenir son gouvernement en place plutôt que de tout abandonner à ses adversaires, dit Lanier.

Ram Kikura picta un symbole complexe qu’il fut incapable de déchiffrer.

— J’éviterai de mentionner les armes, dit-elle. Cela risquerait de m’entraîner sur le terrain de la législation de la défense, qui n’est pas ma spécialité.

— Je ne sais pas pourquoi, quand je n’étais pas dans ce corps et que mon esprit était vaste, je pensais que tout être rationnel serait automatiquement d’accord, fit Mirsky en secouant la tête. Quelle surprise, de se retrouver humain !

Lanier ébaucha un sourire.

— On ne supporte plus d’avoir le crâne épais, hein ?

— Pas tellement épais, dit le Russe ; mais pervers, trop contourné.

— Amen, fit Karen en jetant un coup d’œil à Ram Kikura. Cela prouve que les gens sont les mêmes partout.

Éternité
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