26
Gaïa
Les oiseaux chantaient, et il y avait dans l’air quelque chose de plus, quelque chose d’électrique. Rhita repoussa ses couvertures et écouta les mouvements des hommes qui se déplaçaient sous la vaste tente en grognant. Elle se frotta les yeux pour en chasser le sommeil. Elle se rendait compte, maintenant, qu’elle était tombée harassée dans son lit. Elle se raccrocha encore quelques instants à la chaleur douillette des couvertures, refusant d’écouter son instinct qui lui dictait de se lever. Puis quelque chose fit explosion non loin de la tente, et elle se mit à genoux, puis sur ses pieds, vêtue seulement de sa chemise de nuit ample et à moitié transparente. Une nouvelle détonation retentit. Le vent faisait claquer la toile de tente. Des exclamations s’élevèrent, des ordres fusèrent. Demetrios souleva le rabat et la regarda un instant, embarrassé, avant de dire d’une voix presque sévère :
— C’est un orage. Il ne va pas tarder à tomber des cordes.
— Juste ce qui nous manquait !
Elle enfila son pantalon, sans manifester aucun embarras devant son regard. En fait, elle trouva l’occasion excitante – et particulièrement son petit air appréciateur avant qu’il ne baisse les yeux par politesse.
— Cela ajoute un peu de piquant à l’expédition, reconnut-il, le dos tourné.
Elle acheva d’agrafer sa chemise et de remonter la fermeture de son blouson, puis se baissa pour mettre ses chaussures. En quelques secondes, elle fut prête. Bousculant Demetrios au passage, elle évita un kybernëtës et un soldat qui se tenaient dans le passage entre deux sections de la tente, et se retrouva à l’extérieur.
Oresias et Jamal Atta se tenaient au bord de la dépression. Oresias avait les mains sur les hanches, et Atta parlait dans le micro d’un émetteur radio mobile fixé au dos d’un soldat.
Je croyais qu’il était interdit d’utiliser la radio, se dit-elle.
Demetrios sortit de la tente pour les rejoindre au moment où les premières grosses gouttes d’eau commençaient à tomber sur le visage et les mains de Rhita, assombrissant le tissu clair de son blouson.
Atta leva les bras au ciel en secouant la tête comme pour dire que la coupe était pleine et que c’était plus qu’un humain ne pouvait supporter.
Les deux abeilles semblaient tapies au sol pour échapper à la tempête. Leurs pales courbes touchaient presque l’herbe. Des soldats passaient la tête par l’ouverture des portières, et de la fumée s’élevait de leurs longues pipes tandis qu’ils observaient nonchalamment l’orage en train d’éclater. Un éclair illumina le ciel au sud. La voûte de nuages et la steppe autour d’eux se parèrent de lueurs pâles et fantomatiques.
— C’est la catastrophe à Alexandreia, cria Oresias pour couvrir un nouveau roulement de tonnerre.
Il repoussa Rhita et Demetrios vers la tente. Quand il fut lui-même à l’abri, il ôta sa veste et se passa la main dans les cheveux comme un peigne, essuyant l’eau de ses paupières avec le dos de ses doigts pliés. Atta, pendant ce temps, restait debout au milieu de la tempête, levant les bras par intervalles, chuchotant ou criant, c’était impossible à dire avec tout ce bruit.
— Il souhaite que la foudre tombe sur lui, expliqua Oresias. Et ce serait peut-être mieux pour nous tous. Il y a eu une révolte. Des éléments du Mouseion, à ce que j’ai compris. Aidés par les Juifs. Le Lokhias est actuellement assiégé, et le palais est barricadé. Des troupes loyales à la reine ont bombardé le Mouseion…
— Non !
La protestation avait échappé à Rhita, indignée et futile. Oresias fit la grimace, partageant sa douleur.
— Nous aurions dû nous en douter, d’après l’accueil que nous avons eu à Bagdadë et à Damaskë, dit-il. Nous ne pouvons plus compter sur aucune protection au retour. Pour autant que nous le sachions, les stations frontalières des Rhus et des Hunnoï ont dû être alertées à l’heure qu’il est. Je ne crois pas qu’ils aient pu nous localiser par la radio, mais ils le pourront certainement si nous sommes obligés d’envoyer d’autres messages.
Lugotorix se tenait, tel un géant protecteur, penché sur Rhita, le regard sombre sous son front plissé.
— Que faisons-nous ici ? demanda Demetrios d’un air plus appréhensif qu’apeuré.
— Nous accomplissons notre mission, lui dit Oresias. Il nous reste deux bonnes heures avant que j’ordonne le repli et que nous tâchions de retourner là-bas. Nous allons décharger de l’avion-cargo le matériel dont nous avons besoin.
Il ordonna à plusieurs soldats de se charger de l’opération. Au-dehors, les moteurs de la citerne volante couvraient la tempête de leur ronflement. Le carburant avait été transvidé, et elle s’apprêtait à repartir.
— Nous ne pouvons plus envisager un séjour prolongé et de tout repos, reprit Oresias. Mais nous pouvons essayer d’explorer les alentours de cette porte et d’apprendre tout ce que nous pourrons sur elle, en espérant sauver notre peau avant que les Kirghiz ou les Tatars kazakhs ou leurs maîtres rhus ne fondent sur nous.
Atta avait cessé ses imprécations sous le tonnerre, et il les avait rejoints sous la tente.
— La foudre est tombée sur la porte, dit-il, essoufflé. Elle a brillé comme une lanterne.
En même temps, Oresias et lui s’étaient tournés vers Rhita.
— C’est à moi de jouer, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Je vais chercher les Objets, dit Lugotorix.
Rhita suivit des yeux, surprise, le dos du Celte qui s’éloignait.
Tout le monde me pousse à le faire, mais je n’aime pas ce que je ressens. Mon instinct me dit non.
Avait-elle seulement peur ?
— Est-ce que la foudre va frapper aussi la clavicule ? demanda Oresias.
— Je ne sais pas, dit-elle dans un souffle.
— Quoi ?
— Je ne sais pas ! cria-t-elle.
Demetrios hocha flegmatiquement la tête. Elle se détourna avec un dégoût qui contrastait avec son attirance précédente.
Il ne peut rien faire pour m’aider. Personne ne peut rien faire. Je suis prise au piège.
Lugotorix fut de retour avec la malle. Elle l’ouvrit avec sa clé et en retira la clavicule qu’elle agrippa à deux mains, baissée devant elle, ressentant sa force dans ses mains et dans sa pensée.
Elle cherche à me rassurer, se dit-elle.
Le Celte, derrière elle, fit passer d’un pied sur l’autre le poids de son corps et rajusta son pistolet-mitrailleur. Oresias sourit et écarta le rabat de la tente.
Sans hésitation, refusant de faire montre de faiblesse devant quiconque, écœurée d’elle-même et de tout le reste – et particulièrement de ses idées stupides d’aventure des jours passés –, elle sortit sous la pluie battante.
Elle s’arrêta pour se retourner, clignant des yeux pour chasser les gouttes de pluie qui ruisselaient sur ses paupières.
— De ce côté, lui dit Demetrios en pointant l’index dans la direction de la dépression.
— Tout va bientôt être inondé, cria-t-elle par-dessus son épaule.
Les hommes la suivaient, tous courbés sous la pluie sauf Lugotorix, droit comme un piquet, les cheveux plaqués sur le visage, les yeux plissés, les dents découvertes dans un rictus.
Le fond de la dépression était déjà plein d’eau ruisselante qui lui montait à hauteur de chevilles. Elle descendit prudemment le versant glissant, agrippant toujours la clavicule à deux mains, jusqu’à ce qu’elle arrive en pataugeant à l’endroit où brillait la lentille, qu’elle voyait à la fois de ses yeux et dans son esprit, indifférente à la foudre et à l’orage.
La clavicule lui montrait toute l’ampleur de la tempête, affichant d’étranges symboles clignotant dans le vert et plus particulièrement concentrés en un point, parmi les nuages…
Juste au moment où un puissant éclair, de nouveau, illumina la steppe.
La clavicule la tenait informée de toutes les conditions qui régnaient autour de la porte.
Dommage que grand-mère ne m’en ait pas parlé. Mais elle l’ignorait peut-être.
— Elle est toujours là, elle n’a pas changé, cria-t-elle aux autres.
Seul Lugotorix l’avait suivie au fond de la dépression. Demetrios s’était arrêté à mi-pente, non pas parce qu’il avait peur, supposait-elle, mais par respect pour sa position de commandement.
— Avez-vous besoin d’aide ? demanda-t-il en lui tendant les mains.
— Je ne sais pas. C’est la première fois que je fais cela.
Comment fait-on pour élargir la porte ? demanda-t-elle à la clavicule.
Elle supposait que c’était la seule chose à faire, maintenant. Ils n’avaient plus le temps d’être prudents. Elle ne pouvait plus se permettre de songer à ce qui les attendait de l’autre côté : ogres ou dieux. Elle était toujours l’enfant de Rhodos qu’elle était avant, quelle que fût l’image sophistiquée qu’elle donnait aux autres. Elle n’avait pas les connaissances de sa grand-mère.
La clavicule lui communiquait ses instructions à un niveau situé juste en dessous de ce qu’elle pouvait suivre avec son esprit conscient. Ses mains vibraient d’une manière presque douloureuse. Ses muscles tressaillaient imperceptiblement, s’ajustant aux nouvelles directives et aux nouveaux canaux de commandement qui traversaient son système nerveux en quelques secondes. Durant quelques instants, Rhita se sentit à la fois écœurée et exténuée ; mais cela passa, et elle redressa les épaules.
Surprise, elle battit des paupières pour en chasser quelques gouttes d’eau. La pluie avait cessé, et elle ne s’en était même pas aperçue. Avait-elle perdu momentanément connaissance ? Elle tourna la tête et vit Lugotorix, derrière elle, le regard fixé sur un point au-dessus d’elle. Demetrios était toujours à mi-pente ; Oresias, Atta et les autres se tenaient au bord de la dépression, regardant la porte.
Rhita leva les yeux.
Le lentille s’était élevée. Elle était plus large et plus plate. Elle brillait étrangement dans le soleil du matin, dont les rayons perçaient obliquement les nuages. Elle consulta la clavicule.
Que s’est-il passé ? La porte n’est plus la même.
Nous l’avons agrandie. C’est vous qui l’avez demandé.
Je peux passer de l’autre côté, maintenant ?
Ce n’est pas à conseiller.
Pourquoi pas ?
Nous ne savons pas ce qu’il peut y avoir de l’autre côté.
Rhita jugea ce point de vue raisonnable, mais le temps pressait.
Il n’y a aucun moyen de le savoir ?
Aucun.
Mais elle est bien ouverte ?
Oui.
Quelqu’un qui se trouverait de l’autre côté pourrait donc passer ici ?
Oui.
L’énormité de ce qu’elle venait d’accomplir la frappa soudain. Elle se trouvait sous la porte, légèrement sur le côté, et pouvait admirer son étrange beauté, qui faisait penser à une goutte de pluie en suspens ou à l’œil de quelque gigantesque poisson.
L’eau lui arrivait maintenant aux mollets, et continuait à se déverser en cascades opalines sur l’herbe couchée, laissant une traînée de mousse boueuse sur son passage. Rhita baissa les yeux, contrariée, et décida de remonter pour ne pas risquer d’être engloutie par le flot. Elle rejoignit Demetrios, le guidon de la clavicule au niveau des genoux, la respiration lourde.
— Elle est ouverte, maintenant, lui dit-elle à voix basse.
Il se tourna pour regarder Atta et Oresias, puis répondit, lui aussi à voix basse :
— Vous ne voulez pas le leur dire ?
— Bien sûr que si, fit-elle. C’est ouvert ! cria-t-elle par-dessus son épaule. J’ai ouvert le passage avec la clavicule !
Atta hocha la tête, la lèvre inférieure plissée, les yeux mi-clos. Oresias adressa un bref sourire à Rhita, en demandant :
— Est-ce qu’on peut passer ?
— Elle dit que c’est possible, mais qu’elle ne le conseille pas car on ne peut pas savoir ce qu’il y a de l’autre côté.
Oresias commença à descendre le versant.
— Nous sommes venus jusqu’ici pour essayer de le découvrir, lui rappela-t-il. Quoi qu’il ait pu se passer à Alexandreia, notre mission est toujours la même. Vous nous êtes trop précieuse pour y aller toute seule, ajouta-t-il, et Atta doit rester pour assurer le commandement en cas d’urgence, ce qui décrit déjà, je pense, la situation où nous sommes. Demetrios…
— Je serais ravi d’y aller, fit le mekhanikos, les yeux pétillants.
— Non, déclara Oresias, les mains levées, en secouant la tête. Vous n’êtes pas ici pour prendre des risques. Moi, si.
Lugotorix les observait tour à tour, suivant la conversation de près.
— Apportez-moi le deuxième Objet, ordonna Oresias à l’un des soldats, qui courut exécuter l’ordre.
— Je ne sais pas m’en servir, dit Rhita. Grand-mère ne me l’a pas expliqué.
— C’est bien regrettable, dit-il, le visage empourpré d’excitation. Nous allons vérifier s’il fonctionne, et si nous savons le faire marcher. Si c’est oui, je passerai de l’autre côté. Sinon…
— C’est moi qui suis responsable des Objets, lui dit Rhita.
— Et je suis responsable de vous. Si nous n’arrivons pas à le faire fonctionner, nous aurons toujours la ressource de faire passer l’un de nos animaux en cage. S’il revient vivant, je passerai à mon tour. Je ne suis pas complètement stupide, ajouta-t-il en exerçant une légère pression sur le bras de Rhita. Je n’ai pas envie de mourir. Nous serons aussi prudents que possible.
La malle contenant le deuxième Objet fut traînée par le soldat jusqu’à la dépression. Tandis qu’il la maintenait, Rhita souleva le couvercle et en sortit le boîtier de commande et le boîtier de recyclage, attachés l’un à l’autre par un ceinturon noir.
— C’est très vieux, dit-elle.
Oresias leva les bras, et elle lui passa le ceinturon autour de la taille.
— Comment feriez-vous marcher ça ? demanda-t-il.
Rhita médita un instant. Puis elle posa la main sur le boîtier de commande. Aucune liaison mentale ne s’établit. Apparemment, l’Objet était moins sophistiqué que la clavicule.
Qu’aurait-fait grand-mère ? se demanda-t-elle.
Elle lui aurait parlé.
— Mets-toi en marche, dit-elle en hellénique. Protège cet homme.
Rien ne se passa. Rhita médita de nouveau, puis décida de répéter son injonction en anglais, le langage complexe et peu familier de sa grand-mère. Elle n’eut pas plus de succès. Une vague de colère l’envahit soudain. Pourquoi sa grand-mère ne lui avait-elle pas enseigné l’usage de tous les Objets ? Peut-être, sur la fin de sa vie, ses facultés avaient-elles diminué.
— Je ne vois pas ce que je pourrais essayer d’autre, dit-elle. À moins que… Ça marcherait peut-être si c’était moi qui le portais.
Oresias secoua fermement la tête.
— Si son Hypsëlotës Impériale est toujours sur le trône, elle exigera ma tête si je vous laisse risquer votre vie, dit-il. Nous essaierons d’abord avec un animal.
Il ordonna qu’on aille chercher un lapin.
— Je vais y aller, moi, chuchota Lugotorix d’une voix confiante à l’oreille de Rhita.
Elle secoua la tête. Tout était si embrouillé. Ils se comportaient en amateurs. Aucun de ceux qui l’entouraient – et probablement même pas elle – ne se doutait de l’énorme importance de l’occasion ou du danger qu’ils couraient, et pas seulement eux.
Le lapin arriva, petite boule de poils au nez rose frémissant dans une cage en osier suspendue par un crochet de métal à une longue perche en bois. Le niveau de l’eau n’était pas encore trop monté. Oresias prit la perche par un bout et s’avança dans le creux tandis que la cage se balançait derrière lui.
— Où est-ce que je la mets ? demanda-t-il.
Malgré elle, Rhita eut un sourire.
— Juste au centre, dit-elle.
Lugotorix, lui aussi, semblait trouver cela amusant. Ce n’était pourtant pas souvent qu’on le voyait sourire de quelque chose.
Oresias se plaça de manière que la cage soit juste au-dessous de la lentille.
— Comme ça ? demanda-t-il.
La cage et le lapin disparurent comme par enchantement.
— Oui, fit Rhita, médusée.
Elle essayait d’imaginer Patrikia en train de tomber à travers la même lentille pour se retrouver dans un canal d’irrigation.
— Nous allons le laisser là quelques secondes, dit Oresias.
La perche tremblait dans sa main.
Rhita entendit alors une rumeur sourde qui venait du nord. Jamal Atta regarda par-dessus le bord de la dépression et s’agita.
— Les Tatars ! cria-t-il. Les Kirghiz ! Il y en a des centaines !
Oresias avait blêmi, mais il continuait de maintenir la perche en position.
— De quel côté ? demanda-t-il.
Lugotorix avait bondi jusqu’au bord de la dépression. Rhita était partagée entre son désir de rester en bas près de la porte et d’Oresias et celui de suivre le Celte pour voir ce qui se passait. Les soldats qui gardaient les abeilles se mirent à crier. La rumeur devenait de plus en plus forte.
— Il y a des cavaliers et des guerriers à pied, leur cria Lugotorix. Ils sont tout proches. Environ deux stades.
— Sous quelle bannière ? demanda Oresias.
Tout son corps tremblait sous le poids de la perche et de la cage. La lentille demeurait à la même place, absorbant la cage comme une trappe invisible fait disparaître le haut de la corde d’un fakir.
— Ils n’ont pas de bannière ! cria Jamal Atta. Ce sont des Kirghiz ! Il faut déguerpir d’ici !
Oresias retira la cage en tremblant. Rhita entrevit à l’intérieur une boule de gris et de rouge tandis qu’il laissait retomber le tout sur le versant boueux. Ils se penchèrent en même temps pour regarder le lapin. Il était mort. Il ne ressemblait presque plus à un animal.
— Que lui est-il arrivé ? demanda Rhita.
— On dirait qu’il a explosé, ou que quelque chose l’a déchiqueté.
Oresias toucha les barreaux de la cage. Ils étaient intacts et maculés de sang poisseux qui dégoulinait dans l’herbe sale. Il décrocha la cage et la remit rapidement dans sa housse imperméable tandis que Lugotorix descendait prendre Rhita par le bras.
— Il ne faut pas rester ici, dit-il.
Elle le suivit sans protester. Il tenait à la main son pistolet-mitrailleur, braqué vers le haut de la pente.
Ils se regroupèrent au bord de la dépression tandis que les soldats chargeaient rapidement le matériel à bord des abeilles. L’un d’eux trébucha et tomba en hurlant. Rhita crut qu’il avait été blessé d’un coup de feu, mais il se releva et ramassa ce qu’il portait.
Elle se tourna vers le nord, où une ligne sombre de cavaliers se rapprochait rapidement d’eux. Les chevaux étaient dans l’herbe jusqu’au garrot, soulevant derrière eux des mottes de terre boueuse, et les voix des cavaliers se mêlaient en une clameur hurlante au martèlement des sabots. Certains brandissaient des sabres ou de longs fusils.
Cachée jusqu’au dernier moment par une colline basse, une mouette au fuselage d’aspect fragile et aux ailes multiples apparut soudain derrière les cavaliers, ronflant comme une libellule d’été. Elle prit un peu d’altitude et passa à une cinquantaine de bras au-dessus du groupe, ses ailes inclinées presque à la verticale tandis que le kybernëtës et un observateur à l’arrière se penchaient pour essayer d’identifier les intrus. Rhita aperçut distinctement la longue lunette que tenait l’observateur avant que Lugotorix ne la soulève, ses deux mains puissantes nouées autour de sa taille, pour courir avec elle jusqu’à l’abeille la plus proche. Oresias les imita, et Rhita vit Jamal Atta qui gesticulait en direction d’un groupe de soldats qui continuaient de charger l’avion-cargo.
— Laissez-ça ! Grimpez à bord ! leur criait-il.
Mais il était trop tard. Les cavaliers envahissaient déjà le campement. Certains dévalaient la dépression, passant au ras de la porte, et remontaient de l’autre côté. Les chevaux soufflaient, lâchaient au vent des traînées d’écume, leurs naseaux dilatés. Les cavaliers portaient des jambières noires et un pantalon gris foncé avec une tunique rose nouée par des cordelettes autour de la taille et des poignets. Leurs coiffures étaient faites de peaux de bêtes, et leurs protège-oreilles battaient tandis qu’ils galopaient autour des tentes, brandissant leurs armes, hurlant, riant et faisant bondir leurs chevaux parmi les soldats défenseurs apeurés. Certains s’étaient jetés à genoux, implorant leur grâce, d’autres restaient debout, les yeux exorbités, n’osant même pas lever leur arme.
Ils étaient, de toute évidence, dépassés par le nombre. Et pour ajouter à la confusion, la pluie s’était remise à tomber.
Lugotorix, après avoir mis Rhita dans l’abeille, se hissa à son tour, la poussant d’une main contre la cloison tandis qu’il lui faisait un rempart de son corps face à la porte ouverte. Plusieurs soldats avaient également trouvé refuge dans l’appareil ou dessous, pour échapper aux terribles sabots. Il devait y avoir plus de trois cents cavaliers.
La deuxième abeille fit tourner ses pales. Rhita aperçut, par un hublot, les lourds réacteurs qui rasaient l’herbe et les cavaliers qui tournaient autour, leurs armes pointées sur la cabine.
Oresias rampa à côté d’elle. Demetrios toussa derrière lui.
— Ils ne nous laisseront pas décoller, dit-il.
Jamal Atta marchait, avec une certaine dignité, entre quatre cavaliers qui faisaient piaffer et hennir leurs chevaux.
Il veut leur montrer qu’il n’a pas peur, se dit Rhita.
Atta se rapprocha des pales qui tournaient. Le rotor commençait à prendre de la vitesse, et les nacelles s’élevaient. L’herbe se couchait vers l’extérieur sous l’effet du souffle. Les cavaliers se tenaient à distance, leurs fusils pointés. Atta cria quelque chose à l’intention des occupants de la cabine, mais il était impossible d’entendre quoi que ce soit.
— Il veut qu’ils arrêtent les réacteurs, avança Oresias.
Demetrios s’était posté derrière un autre hublot.
— Qu’est-il arrivé au lapin ? demanda-t-il.
— Il est mort, répondit Oresias d’une voix amère. Cette expédition était condamnée depuis le début.
— Mort de quelle manière ? insista Demetrios.
— Comme si quelque chose l’avait dévoré, puis vomi ! répliqua Oresias, hagard. De toute manière, nous serons tous morts dans quelques minutes.
Encerclé par les cavaliers, Jamal Atta palabra avec un guerrier massif vêtu d’une grosse cape de laine noire, ruisselante de pluie, qui le faisait paraître encore plus massif. Le Kirghiz faisait siffler un long sabre courbe autour d’Atta, qui faisait mine de ne pas s’en apercevoir. Malgré la pluie qui le trempait jusqu’aux os, malgré ses cheveux ruisselants, il conservait un calme admirable.
Tandis que d’autres cavaliers kirghiz poussaient devant eux des soldats capturés, les réacteurs de la deuxième abeille geignirent tristement. Le sifflement de leurs turbines devant plus grave et les nacelles retombèrent en ondulant tandis que les pales ralentissaient puis s’immobilisaient lourdement.
— Ils se rendent, fit Oresias. Ils n’avaient pas le choix.
Rhita tenait toujours la clavicule dans ses mains. Elle l’avait oubliée durant quelques minutes, mais elle n’avait pas lâché prise. Détournant la tête du hublot, détendant ses doigts tremblants l’un après l’autre, elle se concentra sur ce que l’Objet était en train de lui dire. La projection apparut de nouveau dans sa tête. Elle vit la porte, toujours marquée d’une croix rouge, et quelque chose de flou qui était peut-être la pluie. Les cavaliers kirghiz ne semblaient pas avoir d’existence pour la clavicule. Aucun symbole ne signalait leur présence. Mais la croix était en train de subir une transformation. Elle était maintenant entourée d’un cercle, également rouge, bientôt suivi d’un autre, puis d’un troisième. Chaque cercle se divisa alors en trois segments égaux, et le tout se mit à tourner autour de la croix.
Que se passe-t-il ?
La porte grossit encore, lui dit la clavicule.
De quelle manière ?
Elle est commandée de l’autre côté.
Rhita eut l’impression que son cœur cessait de battre. Jusqu’à présent, elle n’avait pas vraiment eu peur. Elle avait été excitée, choquée, surprise, mais pas réellement effrayée.
— Qu’avons-nous déclenché ? gémit-elle.
Une nouvelle fois, elle adressa une prière à Athënë Lindia et ferma les yeux. Elle aurait tant voulu que Patrikia soit là pour les conseiller !
Trois cavaliers semblèrent surgir de terre devant la porte de l’abeille, hurlant et brandissant leurs fusils et leurs sabres. Oresias leur fit face, les mains écartées pour montrer qu’il n’était pas armé. Le premier cavalier, tête nue, chauve, la lèvre surmontée d’une fine moustache, se pencha en avant sur sa selle miniature et lui fit signe de s’approcher.
— Tu parles hellénique ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Oresias.
— Notre stratëgos a un mot à te dire. Tu t’appelles bien Oresias ?
— Oui.
— C’est toi qui commandes, avec cet Arabios, Jamal Atta ?
— Oui.
— Qu’est-ce que vous êtes venus faire ici ?
Le guerrier chauve se pencha en avant avec une expression d’intense intérêt, mais il se ravisa et se redressa en secouant la tête.
— Non. Il vaut mieux que tu expliques ça au stratëgos, en même temps que l’Arabios !
Oresias descendit de l’abeille et suivit les trois cavaliers jusqu’à l’endroit où Atta palabrait toujours avec l’homme à la cape de laine.
Rhita suivait toujours à moitié ce qui se passait sur la projection mentale de la clavicule. Les cercles autour de la croix étaient devenus flous et tourbillonnants. Cela signifiait, lui expliqua la clavicule, que la porte avait acquis beaucoup plus de puissance. Des énergies énormes étaient en jeu. Elle ne voyait plus directement la dépression ni la porte.
— Il se passe quelque chose, dit-elle à Demetrios.
Il était accroupi à côté d’elle, les cheveux ruisselants de pluie. Ils ressemblaient tous à des chats qui seraient tombés dans l’eau. Il lui tendit la main, et elle lâcha la poignée de la clavicule pour la saisir et la plaquer contre le guidon.
Les yeux de Demetrios s’élargirent.
— Seigneur ! dit-il. C’est un véritable cauchemar !
— Je crois que les Tatars n’ont encore rien remarqué d’anormal, dit-elle, mais elle ne cesse de s’élargir et de se renforcer.
— Que se passe-t-il ?
— Je crois que quelque chose veut passer ici.
— Peut-être des gens comme votre grand-mère, suggéra Lugotorix.
Il posa son pistolet-mitrailleur derrière le capot du treuil, hors de vue, pour le cas où ils seraient fouillés, mais à portée de la main.
Rhita secoua la tête. Elle avait soudain chaud, comme si elle était fiévreuse.
Ils ne sont pas humains, lui apprit la clavicule. Ils ne commandent pas la porte comme des humains.
Demetrios se tourna vers elle, effaré. Il avait entendu, lui aussi, le message, mais ne savait comment l’interpréter.
Dans combien de temps ? demanda Rhita.
La porte est ouverte. On ne peut pas savoir quand ils passeront.