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La Terre
Il n’y eut aucune sensation physique lorsque la navette décolla du terrain de Christchurch. Karen Farley-Lanier ferma un instant les yeux, écoutant les exclamations des délégués, dont la plupart n’avaient jamais pris l’avion, et encore moins voyagé dans l’espace avant ces dernières semaines. Il leur faudrait encore sept heures de voyage pour arriver au Caillou – ou plutôt au Chardon, rectifia-t-elle mentalement. Les autochtones étaient les seuls à désigner encore l’astéroïde en orbite sous le nom de Caillou.
Toujours mince, ses cheveux blonds prenant au fil des ans une couleur de soleil cendré, Karen avait mûri, mais elle était loin de porter ses soixante-huit ans. Elle paraissait tout au plus en avoir quarante, bien conservée. La fierté d’être physiquement en forme représentait une partie de son rempart personnel contre la Mort. Si elle pouvait maintenir sa vigueur et sa jeunesse, pensait-elle à un niveau plus inconscient qu’autre chose, la Terre retrouverait peut-être, elle aussi, sa vitalité. Quelquefois, elle s’accusait de vanité égocentrique. Mais sur quoi sa vanité aurait-elle pu porter ? Ou plutôt, sur qui ? Son mari ne l’avait pas complimentée sur son aspect physique depuis au moins cinq ans. Ils n’avaient pas fait l’amour depuis trois ans, et elle n’avait ni le temps ni le goût de le tromper.
La vie l’avait rendue presque complètement autonome, une sorte d’équivalent, dans le domaine émotionnel, d’un homomorphe comme Olmy.
L’atmosphère à bord de la navette était chargée d’excitation électrique. Les délégués avaient le nez collé à leur hublot, les yeux agrandis. Plus d’une heure s’écoula avant que l’attrait de la nouveauté s’estompe suffisamment pour que certains d’entre eux s’arrachent à la contemplation des étoiles et de la Terre. Karen examina, autour d’elle, l’intérieur spacieux, au décor blanc faiblement éclairé, de la cabine. Comme dans presque toutes les navettes de l’Hexamone, la décoration intérieure ressemblait à de la pâte à pain subtilement modelée, disposée pour offrir le maximum de confort et d’efficacité, prête à s’adapter localement à chacun de ses occupants. La coque était opaque là où aucun hublot n’était nécessaire, transparente là où les passagers souhaitaient voir l’extérieur. Une tache de lumière marquait l’endroit où un délégué était en train de consulter une petite liasse de documents écrits (archaïques dans un tel décor), et l’obscurité totale entourait un autre délégué endormi.
Cette navette était l’une des plus grandes de l’Hexamone. Elle contenait aisément plusieurs centaines de passagers. Ils étaient quarante-cinq à bord, hommes et femmes originaires de tous les coins de la Terre. L’expérience allait être mémorable. Tous ces gens seraient amenés, bon gré mal gré, à se serrer les coudes, à former une même famille et à comprendre que leurs intérêts n’étaient pas séparés mais, au contraire, étroitement liés, et que leurs compagnons ne devaient pas être considérés comme des rivaux mais comme des alliés.
Les présentations, à Christchurch, s’étaient faites dans la bonne humeur générale. Karen s’était vite effacée, malgré son statut de coordinatrice planétaire, et la plupart des groupes l’acceptaient sur un plan d’égalité.
Plusieurs délégués avaient essayé de l’entourer pour former une sorte de protohiérarchie. L’une d’entre eux, d’âge moyen, était originaire de Chine continentale, et sa communauté, située non loin du Hu-nan, la province natale de Karen, n’avait été en contact avec l’Hexamone terrestre que depuis les cinq dernières années. Un autre était un fier Ukrainien bardé de cicatrices. Il représentait un groupe d’indépendants qui avaient farouchement résisté, durant près de vingt ans après la Mort, à l’influence de ceux qui venaient sauver leurs communautés et leurs villages. Un troisième était un Américain du Nord originaire de Mexico. Cette cité n’avait échappé aux bombes que pour succomber aux radiations mortelles, et elle avait été repeuplée ensuite par des Latinos d’Amérique centrale et par des réfugiés venus des cités frontalières.
Karen leur était reconnaissante de la confiance qu’ils plaçaient en elle, mais elle s’efforçait de décourager subtilement leurs tentatives inconscientes de constitution d’une hiérarchie. Elle ne désirait ni la prééminence ni le pouvoir, mais seulement la réussite de l’entreprise. C’était une occasion unique. Une circonstance exceptionnelle qui devait être manipulée avec soin.
Les visages de tous ces délégués portaient les stigmates de la souffrance de la Terre, même si beaucoup d’entre eux étaient nés après la Mort. Rares étaient ceux, parmi eux, qui avaient été soumis à la thérapie mentale du pseudo-talsit, dans la mesure où ils avaient su garder, même confrontés aux pires épreuves, leur équilibre mental et leurs capacités de réaction. Ils étaient tous incroyablement coriaces et adaptables. Ils avaient été sélectionnés un à un par les sociologues de l’Hexamone, qui avaient mis des mois à étudier le Grand recensement de la Reconstruction – achevé depuis quatre ans à peine – à la recherche d’individus comme eux. « Nous les appelons des surchoix », lui avait dit Suli Ram Kikura, la coordinatrice du programme. « Ce sont des autochtones résistants, qui n’ont pas du tout ou presque pas été modifiés. »
La plupart étaient des meneurs-nés, ayant accédé au pouvoir sans l’aide de l’Hexamone. Ils semblaient à l’aise ensemble, bien que la plupart ne se soient pas connus avant en tant que chefs. Les communautés qu’ils représentaient n’avaient généralement pas de frontière commune, ils n’avaient pratiqué que très peu d’échanges commerciaux jusqu’à présent. Mais dans les dix ans à venir, avec la transformation des structures sociales de l’Hexamone, il était à prévoir que les populations concernées communiqueraient de plus en plus. L’expérience qu’ils allaient vivre sur le Caillou servirait, il fallait l’espérer, à faire germer de nouvelles forces d’équilibre sur la Terre reconstruite.
Les préjugés qu’entretenait Suli Ram Kikura à l’encontre des méthodes psychologiques de manipulation utilisées par l’Hexamone étaient toujours vivaces. Cela faisait d’elle la coordinatrice idéale de ce programme, qui ne visait à rien d’autre que rétablir la Terre sur ses pieds.
Certains citoyens de l’Hexamone terrestre semblaient penser que la politique de l’Hexamone n’avait aucune chance de demeurer stable dans un avenir plus ou moins éloigné. La pénurie de matériaux nécessaires au maintien du niveau de vie social du Caillou, les changements dans les attitudes profondément ancrées, les conséquences de l’affrontement à leurs propres origines sur la Terre d’après la Mort, tout cela prélevait un lourd tribut sur la stabilité de l’Hexamone. Si l’on voulait que la Terre survive à la crise grave parmi ses sauveteurs, il faudrait bien la sevrer un jour.
Karen parlait couramment le chinois, l’anglais, le français, le russe et l’espagnol. Elle avait appris ces deux dernières langues grâce aux techniques de l’Hexamone. Elle en savait assez pour communiquer directement avec la plupart des délégués. Ceux dont elle ne parlait pas la langue – notamment dans le cas de trois d’entre eux, dont le dialecte s’était formé après la Mort – communiquaient généralement avec le reste du groupe par l’intermédiaire d’une autre langue commune. Aucun interprète, aucune machine à traduire ne venait troubler ce stade précoce de leurs discussions. Ils apprenaient surtout, pour le moment, à établir des relations de confiance. Avant la fin de la semaine, chacun parlerait l’ensemble des dialectes de tous les autres, appris dans la mémoire civique de la troisième chambre ou par contact direct.
Pour la première fois depuis des années, Karen se sentait presque comblée. Elle avait souffert autant que son mari au cours des quatre dernières décennies. Elle avait parcouru la Terre ravagée de long en large, vu plus de destructions, de souffrances sans fin et de morts qu’elle ne se serait crue capable d’en supporter. Et ils avaient perdu leur fille. Sa respiration se coupait encore à cette pensée. Mais elle avait réagi, devant la douleur, d’une manière très forte et très différente, sans l’intérioriser comme si elle représentait l’archétype de la culpabilité d’un monde, mais en la rejetant finalement, en mettant sa propre personnalité de côté, comme pouvait faire une infirmière devant la maladie. Elle n’y avait peut-être pas réussi entièrement – elle avait ses propres stigmates cachés –, mais elle ne s’était pas laissé réduire à un état de panique permanente.
Elle se força à remettre ses idées en ordre, un peu surprise d’avoir lâché pied un instant. Elle s’était depuis longtemps habituée à déconnecter, quand et où cela devenait nécessaire, la partie de son esprit qui concernait son mari. Elle faisait généralement en sorte de ne pas trop penser à Garry, quand ils étaient séparés, pour se concentrer sur les délicates activités du jour. Mais depuis leur dernière rencontre… où elle l’avait vu si nerveux, effrayé, peut-être, bien que faisant tous ses efforts pour ne pas le paraître… accompagné d’un homme qui ne pouvait pas faire partie de cette Terre…
Elle regarda de nouveau les étoiles par le hublot de la navette, ignorant momentanément la conversation polie des trois délégués assis à côté d’elle. Garry se trouvait-il déjà sur le Caillou avec ce Russe impossible ? Elle avait, à sa manière obstinée, déjà résolu en partie le mystère, en décidant que quelqu’un avait joué un mauvais tour à son mari, et que Mirsky n’était jamais parti explorer la voie. Mais plus elle y repensait – et elle avait du mal, n’ayant rien d’autre à faire, à s’empêcher d’y penser –, et plus elle se rendait compte que cette hypothèse était peu plausible.
Elle se sentit en proie à une soudaine vague de colère. Quelque chose allait certainement se passer. Quelque chose de gigantesque. Elle éprouvait une sorte de ressentiment devant ce mystère du retour de Mirsky. Elle avait peur que cela n’enfonce un peu plus Garry dans son désarroi, en lui faisant affronter, à l’échelle cosmique, des impondérables contre lesquels il était encore plus impuissant que devant les souffrances de la Terre.
Le front plissé, elle se détourna des étoiles. Contrairement à Lanier, elle n’était pas accablée par chaque modification qui survenait dans son existence. Elle acceptait de bon gré le changement. Les voyages dans l’espace, le Caillou, les occasions offertes par l’Hexamone. Mais le retour de Mirsky était une chose qui échappait à son entendement comme une anguille entre ses doigts.
— Ser Lanier, lui dit la déléguée chinoise avec un large sourire sur son visage incliné, en s’asseyant à côté d’elle sur la banquette de forme libre.
Elle avait la peau craquelée d’une multitude de petites rides étoilées. Petite et ronde, l’air imposant, elle devait cependant avoir dix ans de moins que Karen.
— Vous êtes toute pensive, dit-elle. C’est ce congrès qui vous préoccupe ?
— Non, fit Karen avec un sourire rassurant. Ce sont des problèmes personnels.
— Vous devriez vous détendre un peu. Tout ira bien, vous verrez. Nous sommes déjà amis. Même avec ceux pour qui je me faisais du souci.
— Je sais, dit Karen. Ce n’est rien. Ne vous inquiétez pas pour moi.
Voilà que cela recommence, se disait-elle. Je ne peux pas m’empêcher de penser tout le temps à lui.
Elle ferma les yeux et se força à trouver le sommeil.