17
Le Chardon
Jadis, avant qu’il eût atteint l’âge de trente ans, la vie était délimitée par des murailles aux proportions raisonnables. Garry Lanier n’avait pas à faire face, alors, à un barrage constant de réévaluations explosives de la réalité, et d’interrogations sur la place qu’il occupait. Mais depuis le jour où il avait mis les pieds sur le Caillou, il avait dû si souvent affronter d’impossibles réalités qu’il en avait fini par croire que plus rien ne l’étonnerait jamais plus.
Svard, l’assistant de Korzenowski, lui avait préparé un lit pour qu’il se repose. Étendu sur le dos dans l’obscurité, à demi couvert par le drap, il soupira en se disant qu’il n’était pas, après tout, si blasé que cela. Le récit du Russe l’avait proprement époustouflé.
Mirsky était revenu d’un voyage au-delà de la fin du temps qui avait fait de lui une sorte de divinité mineure à tout le moins.
C’était un avatar, un symbole réincarné de forces qui dépassaient même la compréhension de Korzenowski.
— Doux Jésus, murmura-t-il presque involontairement.
Ce nom qu’il venait d’invoquer avait perdu une partie considérable de son pouvoir au cours des dernières décennies. Après tout, les miracles qui avaient présidé à la naissance du christianisme étaient presque tous reproduits chaque semaine dans l’Hexamone terrestre. La technologie avait supplanté la religion.
Mais que pouvait bien être Mirsky, pour que sa réapparition dépasse même les capacités de l’Hexamone ? Les miracles avaient-ils bouclé la boucle pour se retrouver finalement dans le camp de la religion ?
Ce que Mirsky leur avait montré… cette combinaison de symboles visuels simplifiés, de mots et de sons incompréhensibles projetés directement dans son esprit… Il en était encore tout remué à l’intérieur.
Qu’est-ce que Karen en aurait pensé, elle qui n’avait pas une perspective tout à fait occidentale ? Née en Chine de parents qui avaient fui l’Angleterre, elle possédait peut-être une capacité d’émerveillement accrue par son attitude différente face aux réalités. Lanier n’avait en tout cas jamais eu l’impression qu’elle était aussi traumatisée que lui par le choc des cultures ou celui du futur. Elle avait accepté l’inévitable et l’indéniable avec calme et pragmatisme.
Il frotta ses paupières toujours fermées du bout de ses phalanges et se retourna plusieurs fois dans son lit, essayant de capturer un sommeil de plus en plus illusoire. Maintenant qu’il lui était devenu impossible de revoir Karen, il s’avisait qu’elle lui manquait. Malgré toute l’amertume cachée de leurs dernières années de vie commune, ils partageaient au moins leur lien avec le passé.
Était-il simplement trop vieux pour accepter de nouvelles réalités ? Pouvait-il remédier à cela en s’adonnant, comme les autres, au pseudo-talsit ou à une nouvelle jeunesse qui lui nettoierait les canalisations mentales ?
Il jura sous sa barbe et commença à se lever, mais il n’avait nulle part où aller, aucun endroit où il ne serait pas observé. Et ce dont il avait le plus besoin, en ce moment, c’était la solitude de l’obscurité, la liberté de n’obéir à aucun stimulus. Il se sentait dans la peau d’un animal en cage que l’on transporte et qui s’accroche à la sécurité de sa prison. S’il essayait de sortir de la cage, il risquait de se heurter à un nouveau barrage d’impossibilités.
Tandis que Lanier s’efforçait de trouver le sommeil, Korzenowski était en train d’organiser une rencontre avec le Président et plusieurs repcorps importants. Il y avait de bonnes chances pour que Judith Hoffman, la patronne de Lanier et son mentor quatre décennies auparavant, soit présente.
Lanier n’avait pas suivi ses activités depuis des années. Il n’avait pas été surpris d’apprendre qu’elle avait entrepris un traitement de réjuvénation à base de transplants et de pseudo-talsit, mais il avait eu un véritable choc lorsque Korzenowski l’avait informé qu’elle était à la tête du mouvement qui préconisait, sur le Chardon, la réouverture de la Voie.
Les trains qui reliaient, aussi efficacement que jamais, les différentes chambres du Chardon ressemblaient à de longs et luisants mille-pattes glissant à plusieurs centaines de kilomètres à l’heure dans leurs étroites galeries. Lanier était assis à côté de Mirsky, en face de Korzenowski, et tous étaient plongés dans le silence.
Leur mutisme était d’une nature cosmique qui laissait peu de place à la conversation après ce que Mirsky leur avait montré. Le Russe acceptait stoïquement ce silence, regardant, par la fenêtre, l’obscurité du tunnel qui explosa soudain en une clarté aveuglante tandis que le train émergeait dans la cité à la lumière du tube.
La métropole de la troisième chambre, la Cité du Chardon, avait été conçue et édifiée postérieurement au lancement de l’astéroïde, ce qui lui avait permis de profiter des leçons de la construction d’Alexandrie, dans la deuxième chambre. Ses énormes tours s’élevaient en s’évasant vers le haut jusqu’à cinq mille mètres au-dessus de la base de la vallée. Des structures suspendues à des hauteurs vertigineuses traversaient toute la largeur de la voûte de la chambre comme autant de gratte-ciel accrochés aux plis d’une tenture. Les mégaplexes rutilants, chacun de l’importance d’une grande ville sur la Terre d’avant la Mort, paraissaient sur le point de tomber d’un instant à l’autre. L’architecture de la Cité du Chardon était un cauchemar pour les yeux de celui qui n’en avait pas l’habitude. Tout semblait vaciller au bord d’un abîme de catastrophe, menaçant d’être emporté par le vent.
Pourtant, ces structures avaient résisté à l’arrêt puis à la reprise de la rotation de l’astéroïde à l’époque de la Séparation, avec relativement très peu de dommages.
— C’est magnifique, dit Mirsky, rompant le silence.
Il se pencha en avant en secouant la tête avec enthousiasme et en souriant comme un jeune garçon.
— C’est un compliment de valeur, dans la bouche de quelqu’un qui est allé jusqu’à la fin du temps, fit remarquer Korzenowski.
Il ne se comporte pas comme une copie, se disait Lanier.
Après la Séparation, la Cité du Chardon avait été réoccupée par des citoyens des cylindres. Une expérience avait été tentée pour installer dans la cité des autochtones de la Terre, mais l’idée avait été vite abandonnée. Les nouveaux immigrants ne parvenaient pas à s’adapter, et ils avaient été renvoyés sur leur planète natale où ils ne risquaient pas d’être éblouis par des splendeurs artificielles. Lanier sympathisait de tout son cœur avec eux.
Le cinquième de la cité était actuellement occupé. La plupart des nouveaux habitants s’étaient groupés dans certains secteurs, mais d’autres préféraient des quartiers moins peuplés où une ou deux familles pouvaient occuper tout un immeuble. Même si les habitants de la Terre décidaient de venir en masse dans la Cité du Chardon, il y aurait largement de la place pour tout le monde.
Tous les espaces verts de la cité avaient été remis en service, contrairement à Alexandrie où les travaux n’étaient pas encore achevés. Certains parcs avaient été replantés avec des essences importées de la Terre. Les conservateurs encourageaient les espèces animales terrestres en danger à se reproduire dans différents jardins zoologiques impressionnants, construits au cours des deux dernières décennies. Les bibliothèques des deuxième et troisième chambres contenaient le dossier génétique de chaque espèce connue au moment du lancement du Chardon, mais un grand nombre de ces espèces avaient disparu dans les années qui avaient suivi la Mort. Ils avaient ici une chance de mettre un terme à l’extinction.
L’assemblée du Nexus de l’Hexamone terrestre se tenait au milieu d’une forêt tropicale de quatre cents hectares. Un dôme bas, translucide, de la couleur d’un ciel dégagé au crépuscule, recouvrait la plus grande partie de la forêt et de l’assemblée du Nexus. Sous cette coupole, la lumière du tube se transformait en une gloire de soleil et de nuages.
Le Nexus ne siégeait pas aujourd’hui. L’arène où se tenait l’assemblée, avec son podium central, était presque déserte.
Judith Hoffman occupait un fauteuil sur le côté, à proximité du podium. Lanier, Mirsky et Korzenowski s’engagèrent, de front, dans l’allée où elle se trouvait, et elle se retourna dans son fauteuil, le front plissé. D’un seul coup d’œil, elle identifia Mirsky et Korzenowski. Puis elle sourit à Lanier. Il s’avança et l’étreignit chaleureusement tandis que les deux autres hommes attendaient en arrière.
— C’est merveilleux de vous retrouver, Garry, dit-elle.
— Cela fait beaucoup trop longtemps, murmura-t-il avec un large sourire.
Il se sentait rassuré et galvanisé par sa seule présence. Elle s’était laissée vieillir un peu, remarqua-t-il, mais cela ne l’empêchait pas de paraître vingt ans plus jeune que lui. Ses cheveux étaient d’un gris d’acier, et son visage avait une expression de dignité lasse et accablée.
Elle avait ignoré délibérément les modes plus élaborées de la Cité du Chardon, où le costume était souvent fait d’illusions plus que de tissu. Elle avait choisi une combinaison-pantalon d’un gris uni dont la seule touche féminine était apportée par la coupe des revers. Un picteur lui servait de collier, et sa tablette devait avoir au moins quarante ans d’âge, ce qui équivalait ici à se servir d’une plume d’oie.
— Comment va Karen ? demanda-t-elle. Est-ce que vous voyez toujours Lenore et Larry ?
— Karen va très bien. Elle aurait pu être ici en ce moment. Elle travaille avec Ram Kikura sur un projet social. (Il déglutit.) Lenore est dans l’Oregon, je crois. Larry est mort il y a quelques mois.
Les lèvres de Judith Hoffman s’arrondirent de surprise.
— Je n’étais pas au courant… Zut alors. Soyez chrétien, après ça… (Elle joignit les mains en soupirant.) Il va me manquer. J’ai perdu le contact avec tout le monde, ici. Mais j’ai eu tellement de travail…
Trois autres membres du Nexus s’approchaient d’eux dans une travée voisine : David Par Jordan, assistant et avocateur du Président, petit homme d’aspect fragile, aux cheveux d’un blond presque blanc, originaire du Chardon, accompagné de la responsable de la sixième chambre, Deorda Ti Negranes, une homomorphe grande et souple, entièrement vêtue de noir, et d’Eula Mason, une femme massive et athlétique, aux traits d’épervier, repcorp de l’Axe Thoreau, nadériste orthodoxe mais plutôt modérée, disposant de ce fait d’un pouvoir d’arbitrage substantiel dans les votes de la Chambre basse du Nexus.
Mirsky les observait avec son expression neutre et distante, comme un acteur qui attend son tour de paraître sur scène. Judith Hoffman serra la main des nouveaux venus et échangea quelques plaisanteries avec Korzenowski. Puis elle se tourna pour regarder Mirsky, croisant les bras sur sa poitrine.
— Garry, fit-elle, est-ce que cet homme est bien celui qu’il prétend être ?
Lanier savait que son jugement, implicitement, serait considéré comme fiable.
— J’avais un doute, au début, dit-il, mais je pense maintenant qu’il s’agit bien de lui, oui.
— Ser Mirsky, dit-elle, c’est pour moi un plaisir de vous revoir, dans des circonstances plus pacifiques mais assurément plus mystérieuses aussi que la dernière fois.
Décroisant les bras, elle lui tendit la main, non sans une hésitation perceptible. Mirsky lui saisit le bout des doigts et s’inclina devant elle.
Une courbette chevaleresque venue de l’autre bout du temps, se dit Lanier. À quoi doit-on s’attendre, maintenant ?
— Il est exact, ser Hoffman, que beaucoup de choses ont changé, déclara Mirsky.
Tandis que tout le monde se dirigeait vers une salle de conférences située dans le complexe souterrain des arènes, les présentations furent faites avec une lourdeur solennelle qui, compte tenu des circonstances, fit sourire Lanier. Le sens humain des conventions pouvait rendre banale même l’occasion la plus extraordinaire. Et c’était peut-être l’objet de ce genre de civilités que de ramener les événements les plus lourds de conséquences à une échelle plus humaine.
Korzenowski s’abstint délibérément de donner des détails sur la présence de Mirsky.
— Nous avons des faits importants et complexes à présenter au Nexus et au Président, dit-il tandis qu’ils prenaient place autour d’une petite table ronde.
— Il y a une question que j’aimerais poser sans attendre, déclara Eula Mason, le visage grave. Je sais très peu de choses à propos de ser Mirsky. C’est un vieil autochtone – pardonnez-moi, un originaire de la Terre –, et il a des ancêtres russes, mais vous ne nous avez pas encore expliqué son importance, ser Korzenowski. Pouvons-nous savoir d’où il vient ?
— De très loin dans le temps et l’espace, répondit l’Ingénieur. Il nous apporte des nouvelles troublantes, et il est prêt à témoigner devant cette commission réduite, mais je dois vous avertir qu’il s’agit d’une expérience unique, inconnue même des annales de la mémoire civique.
— Je n’ai pas pour habitude de fréquenter la mémoire civique, lui dit Eula Mason. J’ai du respect pour vous, ser Korzenowski, mais je n’aime pas beaucoup les mystères, et j’aime encore moins perdre mon temps.
Pour des alliés officiellement unis dans le combat contre la réouverture, Lanier se disait que Mason n’était pas particulièrement aimable avec Korzenowski.
Celui-ci ne se démonta pas.
— Je vous ai demandé à tous les quatre de venir aujourd’hui en raison du caractère très inhabituel de la situation, reprit l’Ingénieur. Il s’agit d’une sorte de répétition avant de soumettre le problème au Nexus entier.
— Allons-nous avoir besoin d’aspirine ? demanda Judith Hoffman en se penchant vers Lanier.
— Il y a des chances, oui.
La présentation de Negranes en tant qu’homomorphe était un peu outrée au goût de Lanier. Ses traits faciaux étaient trop peu développés par rapport à sa tête, et son corps avait des proportions exagérées. Les jambes étaient trop longues, les cuisses trop larges. Les doigts étaient extrêmement minces et longs, et la poitrine était celle d’un garçon. Cependant, elle avait la prestance d’une reine, et elle connaissait, de toute évidence, la place qu’elle occupait dans cette assemblée et sur le Chardon.
— Est-ce que ce témoignage est destiné à décourager une réouverture, ser Ingénieur ? demanda-t-elle.
— Mon opinion est qu’il nous permettra peut-être d’arriver à un compromis, lui répondit Korzenowski.
Il est optimiste, se dit Lanier.
Eula Mason plissa les paupières d’un air de suspicion qu’elle ne cherchait pas à cacher. De toute évidence, on ne faisait pas totalement confiance à Korzenowski dans son propre camp. Ce qui n’était pas fait, au demeurant, pour surprendre. C’était lui qui avait conçu la Voie au départ.
— Passons donc à la démonstration, demanda Par Jordan.
— Cette fois-ci, dit Mirsky, je n’utiliserai pas de projecteur. J’épargnerai ser Korzenowski et ser Lanier. Ils ont déjà enduré une fois mon récit.
Quand l’exposé fut terminé, Judith Hoffman baissa la tête jusqu’à ce que son front touche la table et laissa échapper un long soupir. Lanier lui massa la nuque et les épaules d’une main experte.
— Seigneur Dieu ! fit-elle d’une voix étouffée.
Par Jordan et Negranes semblaient abasourdis. Eula Mason se leva, les mains tremblantes.
— C’est une farce grossière, dit-elle en se tournant vers Korzenowski. Je suis surprise que vous vous laissiez prendre à cette tromperie délibérée. Il n’est pas possible que vous soyez l’homme en qui mon père a placé sa confiance lorsque…
— Eula, fit Korzenowski en la regardant froidement, ceci n’est pas une supercherie, et vous le savez aussi bien que moi.
— Qu’est-ce que c’est, alors, d’après vous ? demanda-t-elle d’une voix rauque. Je n’y comprends absolument rien !
— Mais si, vous comprenez très bien. C’est stupéfiant, mais très clair.
— Que veut cet homme ? Qu’attend-il de nous ?
Korzenowski leva une main et hocha lentement la tête pour lui demander d’être patiente. Elle se résigna à croiser les bras et à demeurer le dos raide dans son fauteuil.
— Avez-vous des questions à poser ? demanda Korzenowski en s’adressant à Negranes et à Par Jordan.
Celui-ci semblait être le moins troublé de tous.
— Et vous pensez que le Président doit voir ça, ou tout au moins en faire l’expérience ? demanda-t-il.
— Pardonnez-moi, mais il faut que ce soit le Nexus au complet qui décide, intervint Mirsky. Et le plus tôt possible.
Ils le regardaient tous comme s’il était un fantôme brusquement apparu, ou peut-être un monstrueux insecte. Ils éprouvaient une réticence visible à s’adresser directement à lui.
— J’ai l’impression, ser Korzenowski, reprit Mirsky, que cela ne va pas être facile. Je comprends tout à fait la réaction de ser Mason…
Elle frappa la table, devant elle, du plat de la main, pour protester.
— Je n’ai jamais rien éprouvé de semblable, déclara Deorda Ti Negranes en redressant la tête. Je me sens, après cela, incroyablement petite. Tout n’est-il donc que futilité pour que le temps nous engloutisse ainsi, oubliés à jamais ?
— Vous n’êtes pas oubliés, lui dit Mirsky. La preuve, c’est que je suis ici, parmi vous.
— Pourquoi vous ? demanda Negranes. Pourquoi pas quelqu’un de l’Hexamone, plus connu ?
— J’ai été volontaire, en quelque sorte. Je me suis proposé.
Hoffman Fixa sur Korzenowski le regard de ses prunelles marron clair.
— Nos points de vue diffèrent, depuis longtemps, sur cette question, dit-elle. Je suis sûre que Garry a été étonné d’apprendre que je suis en faveur de la réouverture. Qu’en pensez-vous maintenant, à la lumière de ces faits nouveaux ? Avez-vous changé d’opinion ?
Korzenowski ne répondit pas durant quelques instants. Puis, avec une intonation qui fit sursauter Lanier – car c’était exactement celle de Patricia Vasquez –, il murmura :
— J’ai toujours su, au fond de moi, que la chose était inévitable. Je n’ai jamais aimé l’inéluctable, et je ne l’aime pas plus en ce moment. J’ai inventé la Voie, et j’ai été puni de cela en me faisant assassiner. Puis j’ai été ressuscité, et j’ai pu constater les progrès que nous avions accomplis, tout ce que nous avions gagné – et non perdu – en qualité d’êtres humains. Nous avons été pris au piège de notre propre gloire. J’étais convaincu qu’en retournant sur la Terre, nous stabiliserions nos problèmes, mais la Voie est semblable à une drogue. Nous y sommes habitués depuis trop longtemps. Nous ne pouvons plus nous en libérer tant que demeure la possibilité d’une réouverture.
— Ce que vous dites me semble un peu ambivalent, fit remarquer Eula Mason.
— Je pense que la Voie doit être rouverte, puis détruite. Je ne vois pas de solution de rechange à la méthode exposée par ser Mirsky.
— La réouverture, fit Mason en secouant la tête. Nous allons donc céder, finalement.
— Nous portons une lourde responsabilité sur nos épaules, reprit l’Ingénieur. La Voie doit être démantelée. Elle fait obstacle aux desseins de ceux dont les préoccupations dépassent en ampleur tout ce que nous pourrions aisément concevoir.
— Soyez sûr, dit Eula Mason, que si nous acceptons la réouverture, ils ne nous laisseront jamais démanteler la Voie.
Elle avait hoché la tête, en prononçant ces mots, dans la direction de Negranes et de Judith Hoffman. Cette dernière, dont le visage venait seulement de retrouver quelques couleurs, se tourna vers Lanier.
— De toute manière, dit-elle, il faut que le Nexus voie cela. Je suis certaine, maintenant, que cet homme est bien Mirsky, et c’est déjà un fait assez remarquable pour me convaincre du reste.
Par Jordan se leva.
— Je ferai ma recommandation au Président, dit-il.
— Et quelle est-elle ? demanda Mirsky.
— Je doute que nous puissions nous opposer à une présentation devant l’assemblée plénière du Nexus. Je ne sais même pas si tel serait notre désir. Je suis… un peu dépassé par tout cela, je l’avoue, dit-il après avoir pris une inspiration profonde. Tout va être désorganisé de manière incroyable.
Lanier aspirait soudain à revivre ces instants, sur la montagne, où il avait vu pour la première fois le marcheur descendre le long du sentier.
Si c’était à recommencer, il se disait qu’il prendrait peut-être ses pauvres jambes endolories à son cou.