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Les limbes
Ils avaient achevé leur travail sur le Chardon. Ils se déplaçaient maintenant, à travers leurs canaux de communication privés, vers des points situés entre des mondes. Lanier avait perdu toute notion du temps. Ce qui était naturel, étant donné qu’il était censé être mort. Mais il pensait toujours, il conservait ses souvenirs, et son esprit fonctionnait en quelque sorte sur une nouvelle matrice établie et entretenue par Pavel Mirsky.
Suis-je mort en ce moment ? demanda-t-il à Mirsky.
Mais oui, naturellement.
Je n’ai rien oublié.
Vous préférez l’oubli ? Ce n’est pas aussi reposant qu’on le dit.
Non…
Plus rien ne nous retient ici. Le moment est venu de faire notre choix… sur la manière de rentrer chez nous.
Lanier avait envie de rire. Cela se communiqua à Mirsky.
C’est merveilleux, n’est-ce pas, une telle liberté ? Nous pouvons rentrer de la même manière que Ry Oyu, ou suivre un autre itinéraire… plus long et plus ardu.
Il décrivit à Lanier l’endroit où les conduirait cette route, et le temps que cela prendrait.
Flottant dans les limbes rassurants et apaisants, Lanier absorba ces informations. Déjà, il se sentait séparé de la réalité qu’avait été sa vie. Les deux routes lui semblaient acceptables, mais la seconde était véritablement extraordinaire. Il n’avait guère eu l’occasion d’imaginer une chose pareille. La liberté totale, un voyage qui dépassait tous ceux que l’on pouvait concevoir. Et un voyage qui répondait à un but bien précis, comme le lui fit remarquer Mirsky.
La Mentalité Finale a besoin d’un grand nombre d’observateurs répartis sur la route, et de beaucoup de rapports sur l’évolution de la situation. Nous pouvons lui fournir un rapport continu, du commencement jusqu’à la fin.
Nous ne commencerons pas ici ? demanda Lanier.
Non. Nous allons retourner au commencement. Nous ne sommes que des observateurs, après tout, et non plus des acteurs, maintenant que notre tâche est accomplie. Les informations que nous recueillerons ne pourront avoir aucun effet sur les époques où nous les trouverons.
Les pensées de Lanier devinrent de nouveau cristallines. Il sentit une vague aiguë d’émotions où se mêlaient le sens du devoir, l’amour et la nostalgie.
Je n’ai pas encore coupé mes racines avec le présent, dit-il.
Mirsky admit qu’il ne les avait pas non plus coupées totalement.
Ferons-nous nos adieux ? Discrètement, rapidement, à ceux que nous aimons ?
Définitivement ? demanda Lanier.
Pour très longtemps, mais pas forcément pour la dernière fois.
Là, vous êtes un peu obscur.
C’est l’un de nos privilèges, avec une telle liberté ! Où voulez-vous aller pour faire vos adieux ?
Il faut que je trouve Karen.
Et moi, Garabédian. Retrouvons-nous ici, si vous voulez, disons dans quelques secondes, pour commencer le voyage.
Lanier s’aperçut qu’il était encore capable de rire. Le sentiment de légèreté qui l’habitait n’était bridé que par la nostalgie et le sens du devoir qu’il éprouvait encore.
Très bien. Dans quelques secondes. Quel que soit le temps que cela prendra.
Ils filèrent chacun de son côté par les canaux réservés aux messages subtils des particules subatomiques, les circuits cachés de l’espace-temps.
Karen était en train de parcourir, en compagnie de trois sénateurs de la Terre, les rues récemment aménagées du camp de Melbourne.
— Ils appellent ça des camps de réfugiés, mais moi j’appelle ça un palais, déclara le sénateur de l’Australie du Sud. Nos populations auront toujours de quoi être envieuses.
Cela durait depuis le début de la matinée. Karen commençait à être sérieusement fatiguée. La journée allait être interminable. Encore des réunions en perspective, des palabres inutiles et, surtout, le sentiment que jamais, dans toute l’histoire humaine, ils ne pourraient vraiment s’affranchir de leur héritage simiesque.
Elle s’arrêta soudain, et sentit ses genoux se mettre à trembler. Quelque chose était en train de surgir en elle, une vague d’amour et d’angoisse et de joie. La joie d’avoir passé toutes ces années en compagnie de son mari, d’avoir travaillé ensemble et accompli tout ce que deux humains réunis pouvaient accomplir.
L’absolution pour tout. Nous ne sommes pas parfaits. Il suffit que nous ayons fait tout ce que nous pouvions.
— Garry ! s’écria-t-elle.
Elle sentait sa présence. Elle respirait son souffle. Ses yeux se remplirent de larmes. Une partie d’elle-même lui disait : Pas maintenant. Ne te laisse pas aller maintenant devant ces gens. Mais la sensation demeurait, et elle leva les bras comme en direction d’un lointain soleil.
Le sénateur de l’Australie du Sud se retourna pour la regarder d’un air intrigué.
— Vous vous sentez bien ? demanda-t-il.
— Je sens sa présence. C’est bien lui. Ça ne vient pas de moi.
Elle serra très fort les paupières, laissa retomber ses bras et les garda rigides le long du corps.
— Je le sens ! répéta-t-elle.
— Elle a perdu son mari récemment, expliqua aux autres le sénateur de l’île du sud de la Nouvelle-Zélande. Elle a été terriblement affectée.
Karen ne les entendit pas. Elle préférait écouter la voix familière qui lui disait :
Nous faisons toujours équipe, toi et moi.
— Je t’aime, chuchota-t-elle. Ne t’en va pas. Où es-tu ?
Elle leva de nouveau les bras vers le ciel, happant l’air, les paupières toujours fermées, et sentit un bref instant le contact de ses doigts sur les siens.
Il y aura d’autres surprises, dit la voix, puis le contact prit fin et la présence sembla se retirer sur de vastes distances.
Karen rouvrit les yeux. Elle regarda les visages, pleins d’étonnement et de sollicitude, autour d’elle.
— Mon mari, dit-elle, animée d’un tremblement incoercible. C’était Garry !
Ils la guidèrent vers un espace vert entre deux bâtiments.
— Je vais bien, maintenant, dit-elle. Je voudrais seulement m’asseoir un peu.
Un instant, entourée de jeunes arbres et d’une pelouse impeccablement tondue, elle se crut sur le Chardon, dans la cité de la deuxième chambre, avant sa première rencontre avec Garry. Tout au commencement…
Elle frissonna. Elle prit une longue inspiration. Ses idées commençaient à s’éclaircir. Le contact avait été fort, indéniablement venu de l’extérieur. Ce n’était pas une hallucination, bien qu’elle doutât de pouvoir jamais en convaincre les autres.
— Tout va bien, murmura-t-elle. Je vous assure que tout va parfaitement bien, maintenant.