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La Voie
Dans les rares moments – qu’ils fussent composés de temps ou d’illusion – où Rhita n’était pas étudiée, testée, questionnée ou autrement manipulée par les Jartes, quand elle pouvait avoir une pensée dont elle fût raisonnablement sûre qu’elle était bien personnelle, elle essayait de comprendre ce que lui avait expliqué sa grand-mère. Il était évident qu’elle se heurtait à un mur derrière lequel Patrikia n’avait jamais mis les pieds. Un mur d’ignorance au sujet des Jartes. Que sont-ils en train de me faire ? Elle avait l’impression qu’ils détenaient ses pensées et son moi dans un endroit à part. Elle ne sentait pas son corps ; tout au moins, elle n’avait pas l’impression que son corps physique fût encore connecté à elle. Certaines des illusions qui lui étaient présentées avaient une réalité convaincante, mais elle avait appris à se défier de toutes les réalités apparentes.
Où suis-je ?
Elle se trouvait de nouveau sur la Voie, la chose était fort probable. Mais on lui avait donné l’impression que les transformations subies par Gaïa n’étaient pas achevées. Par déduction, elle se disait qu’on ne la laisserait pas ici et qu’il devait être plus commode, pour ceux qui l’étudiaient, de garder son corps à proximité.
Quant à son esprit, il pouvait être n’importe où.
Est-ce toujours Tÿphön qui est en train de me tester ?
Elle n’en avait aucune idée. Cela n’avait d’ailleurs peut-être pas d’importance. Les Jartes semblaient interchangeables.
Les tests qu’on lui faisait subir lui apprenaient parfois quelque chose, dans la mesure où elle s’en souvenait et où elle pouvait y penser pendant les rares moments où son esprit demeurait livré à lui-même.
Ils l’avaient placée dans différentes situations sociales, face aux fantômes de gens qu’elle avait connus. Au début, il n’y avait aucune des personnes dont elle avait fait la connaissance à Alexandreia. Elle jouait ces scènes très sérieusement, comme si ces fantômes étaient réels. Une partie d’elle-même, totalement plongée dans l’illusion, donnait ce qu’elle jugeait être une honnête représentation. Mais l’autre partie, bien qu’inactive, gardait son scepticisme.
Elle parla ainsi plusieurs fois à Patrikia. Parfois, certaines scènes étaient rejouées. Cela donnait à Rhita l’occasion de préciser ses souvenirs en même temps que les Jartes.
Au bout d’un temps impossible, pour elle, à mesurer, tout cela changea. Sa vie s’enracina. Elle était étudiante à Alexandreia. L’illusion n’était plus interrompue par les Jartes.
Elle dormait dans le dortoir des filles, elle se frayait un chemin à travers l’ostracisme politique et social, et elle suivait les cours de mathématiques et de mécanique. Elle espérait commencer bientôt la physique théorique.
Demetrios devint son didaskalos. La petite partie d’elle toujours frappée de scepticisme se demandait s’il s’agissait de la vraie psyché de Demetrios. Il semblait un peu plus convaincant que précédemment.
Tout l’environnement semblait assez réel pour qu’elle commence à se relaxer. Son moi sceptique s’estompa au point qu’elle se mit à considérer ses souvenirs mêmes comme des illusions temporaires. La dernière pensée de Rhita sceptique fut : Ils ont finalement réussi à pénétrer ma garde.
Alexandreia devint alors réelle, malgré quelques distorsions de temps à autre.
Rhita n’avait aucun souvenir de son voyage dans les steppes. Elle avait remporté haut la main la plupart de ses batailles académiques. Demetrios semblait concevoir pour elle un intérêt qui dépassait la relation normale entre didaskalos et étudiante. Ils avaient en commun quelque chose qu’aucun des deux n’était capable de définir.
Les jours passèrent. L’hiver aigyptien approchait, peu humide, comme d’habitude, mais plus frais. Ils allèrent faire une promenade en barque sur le lac Mareotis. Il lui avoua qu’il lui avait enseigné à peu près tout ce qu’il savait, excepté la sagesse politique.
— Vous semblez avoir plus de mal à assimiler ces choses-là, lui dit-il.
Elle ne le nia pas. Elle déclara que l’honnêteté lui avait toujours paru être une meilleure politique que l’adaptabilité.
— Il n’en est pas ainsi à Alexandreia, lui dit-il. Pas même en ce qui concerne la petite-fille de la sophë Patrikia. Surtout pas dans ce cas-là.
Des ibis blancs s’avançaient majestueusement à travers les roseaux de la rive étayée de murs de grès et de granité qui maintenaient depuis mille ans les limites anciennes du Mareotis. Assise à l’arrière de la barque, Rhita essayait désespérément de se rappeler quelque chose qui lui échappait. L’effort lui donnait mal à la tête. Peut-être l’empressement de son didaskalos, qu’elle ne repoussait pas tout à fait, contribuait-il à son malaise, mais il y avait autre chose de bien plus urgent. Une audience de la reine ? Quand était-elle prévue ?
— J’attends toujours que la reine me reçoive, dit-elle de but en blanc.
— C’est votre père qui a demandé cela ? s’enquit Demetrios en souriant.
— Je crois, fit Rhita, dont la migraine devenait de plus en plus aiguë.
— Il cherche à court-circuiter le bibliophylax.
— Je ne pense pas que ce soit la véritable raison… Il doit falloir longtemps pour obtenir une audience.
— Assez longtemps. La reine est très occupée.
Rhita porta subitement les mains à ses joues. Leur contact ressemblait à… du néant solidifié.
— Je voudrais regagner la rive, dit-elle d’une voix calme. Je ne me sens pas bien.
C’était peut-être à ce moment-là que la longue illusion continue avait commencé à se disloquer, et ceux qui la gardaient prisonnière n’y étaient pour rien. Quelque chose dans la psyché de Rhita ne fonctionnait pas normalement. Tout ce qu’elle avait vu et ressenti faisait irruption dans ses pensées cachées, cherchant à se libérer.
Les jours semblèrent passer. Elle continuait d’étudier et s’efforçait de dormir normalement la nuit, mais le sommeil était pour elle une drôle de chose, un vide à l’intérieur d’un vide.
Elle rêva, durant cette période troublée, d’une petite fille en train de tambouriner sur la porte de sa grand-mère pour qu’elle la laisse entrer. Qui était donc cette petite fille qui voulait voir la sophë alors qu’elle était si occupée et ne pouvait recevoir n’importe qui ? La petite fille pleurait, elle devenait de plus en plus maigre, elle avait faim. En une nuit de rêve, elle fut réduite à la taille d’une cosse sèche, enveloppée d’un linceul de toile d’où émanait une odeur de paille, affaissée contre la porte comme un ballot de toile jaunie, la mâchoire rigide. La nuit suivante, elle n’était plus là, mais le tambourinement continuait, vide et désespéré.
Patrikia ne reçut jamais la petite fille.
Rhita, cependant, finit par obtenir son audience royale. Elle fut introduite dans les appartements privés de la reine, remarquant au passage Oresias, assis dans un coin, en train de lire, tel un ancien érudit, un très long et très épais parchemin. Elle remarqua également, accroché au mur, le portrait funéraire de Jamal Atta.
Puis un Celte aux cheveux roux l’escorta jusqu’à la chambre à coucher de la reine, située dans les profondeurs du palais, entourée d’épaisses murailles de pierre froide, sombre et immuable. Il flottait dans cette chambre une odeur de maladie et d’encens. Rhita dévisagea le Celte, dont le regard était extérieurement solennel et intérieurement terrorisé.
— J’ai l’impression que je devrais connaître également votre nom, lui dit-elle.
— Entrez, fit le Celte. Peu importe mon nom. Entrez voir la reine.
Celle-ci était très malade, la chose était évidente. Rhita la vit étendue sur son immense lit de cuir, couverte de peaux d’animaux exotiques du continent Sud. Des lampes à huile en or étaient suspendues partout, ainsi que des appareils électriques d’éclairage de faible intensité. La reine était extrêmement vieille, très maigre, les cheveux blancs, et portait une robe noire. Des objets dans des coffrets de bois l’entouraient, éparpillés sur les peaux de bêtes. Rhita s’avança, suivie des yeux par la reine, jusqu’à la tête de lit du côté droit.
— Vous n’êtes pas Kleopatra, dit-elle abruptement.
La reine ne répondit pas. Elle se contentait de la regarder.
— J’ai besoin de parler à Kleopatra, insista Rhita.
Elle se retourna et vit Lugotorix – c’était son nom, elle le savait maintenant – à l’entrée de la chambre.
— Je ne suis pas au bon endroit, dit-elle.
— Aucun de nous ne l’est, maîtresse, fit le Celte. Rappelez-vous. Je fais des efforts pour résister, pour me rappeler, mais c’est tellement difficile ! Souvenez-vous !
Rhita était tremblante, mais sa peur n’avait pas de profondeur.
Tÿphön sortit alors de l’ombre, sans distorsion, aussi convaincant à présent que pouvait l’être Lugotorix. Son visage était marqué par l’expérience, ses yeux étaient intelligents, beaucoup plus humains.
— Vous êtes autorisée à vous rappeler, maintenant, lui dit-il.