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La Voie
— Nous sommes prisonniers, annonça Rhita à Demetrios dans la barque effilée voguant sur le lac. Nous sommes tous prisonniers. La reine est morte, et Jamal Atta également. Ils ne sont pas ici.
— D’accord, fit Demetrios. J’admets qu’il se passe des choses bizarres. Mais pourquoi dites-vous que nous sommes prisonniers ?
— C’est un test, une expérience que font les Jartes.
— Ce mot ne m’est pas familier.
Rhita lui toucha le visage de ses deux mains.
— Vous ne sentez pas que nous ne sommes pas libres ?
— Je veux bien vous croire sur parole.
— Est-ce que vous vous souvenez d’un Celte nommé Lugotorix ?
Un ibis quitta la rive à ce moment-là et vint se percher sur la proue du bateau. Ouvrant son long bec, il leur dit :
— Vous êtes autorisés à vous souvenir, maintenant.
Rhita s’enfonçait dans son passé. Elle se cachait. À quoi bon se souvenir ? Il n’y avait rien qu’elle pût faire. Aucun moyen de s’échapper alors que les jambes qui la porteraient n’avaient même pas de réalité. Elle rendit une brève visite à sa mère, dans la petite maison de pierre et de plâtre blanc près de Lindos. Elles échangèrent quelques propos banals en se reposant au soleil, qui n’était ni aussi chaud ni aussi brillant qu’il aurait dû l’être. Sur le chemin du temple où elle voulait passer une journée seule, elle vit son ombre la précéder, effilée sur les cailloux dans la lumière rase du matin. Moyennement intéressée, elle s’arrêta pour voir ce qui allait se passer. L’ombre leva les bras alors que les siens pendaient le long de son corps. L’ombre se mit à faire des gestes frénétiques. Elle s’allongea démesurément, traversa le chemin, franchit des haies et des murets de pierre puis s’arrêta dans un verger desséché où les branches des arbres bougeaient sur son passage.
Un jeune homme aux cheveux bruns s’approcha d’elle sur le chemin. Il demeura quelques instants à ses côtés, contemplant l’ombre qui s’étirait jusqu’à la limite de l’île puis se perdait dans le ciel à travers les nuages mobiles. Elle le regarda sans aucune curiosité. Il murmura :
— Nous sommes en train de vous perdre, Rhita Vaskayza. Il ne faut pas vous cacher. Si nous n’avons plus de prise sur vous, votre moi va se dissoudre dans ses propres souvenirs. Nous ne souhaitons pas cela. Nous serions obligés de vous désactiver. Ne préférez-vous pas continuer à penser ?
— Non, dit-elle. Je sais ce que je fais.
Elle s’éloigna du jeune homme en courant, mais dans ses souvenirs ou sa pensée, quel que fût l’endroit où elle se trouvait maintenant, elle prit un très mauvais virage.
Elle tomba dans le réservoir de tous ses cauchemars.
Avant qu’elle pût être désactivée, elle vit les fantômes de tous ceux qu’elle avait tués, volant au-dessus des eaux sanglantes de l’océan, une question à la bouche et un couteau à la main.
Pourquoi as-tu ouvert cette porte ?
Elle avait assassiné Gaïa.
Mais elle-même ne pouvait pas mourir.
Sa psyché était épinglée comme un papillon au fond d’une boîte où de monstrueux collectionneurs la retournaient dans tous les sens pour l’examiner. Elle vit des enfilades de salles brillamment éclairées, bordées de rayonnages d’acier où s’étageaient des humains de tous âges et de toutes sortes – vieux, jeunes, futures mères, soldats –, qui défilaient devant elle dans une incroyable profusion de détails, plus réels que tout ce qu’elle avait pu connaître dans sa vraie vie. Et chaque spécimen se tordait autour de l’épingle qui lui transperçait le cœur.
Je suis avec vous, leur dit-elle. Je ne peux pas m’échapper.
Et pourtant, elle n’arrêtait pas de courir. Elle n’avait pas de corps physique, mais elle se propulsait en prenant appui sur ses propres souvenirs, sur les routes de son esprit, frénétique de douleur, de peur et de culpabilité. Elle courut, de plus en plus vite, jusqu’à ce qu’elle eût l’impression de se liquéfier et de jaillir comme de l’eau pour s’éparpiller en une écume froide, diffuse, vidée de toute personnalité. Plus de centre, presque plus de conscience.
Une brève chaleur précédant le néant.