47
La Terre
Lanier se débattait au bord d’un puits. Chaque fois qu’il décrispait les mains, s’attendant à tomber, quelqu’un le retenait au dernier moment. Il ne pouvait pas mourir. Il commençait à en vouloir à celui qui le sauvait. Tant qu’il demeurait vivant, il était condamné à sentir ce drôle de goût amer dans sa bouche et cette distorsion dans son ventre. Dans un moment de lucidité, il essaya de se rappeler qui il était, mais n’y parvint pas.
Une explosion de lumière l’entoura. Il semblait baigné d’une gloire divine. En même temps, son esprit le démangeait et il entendit ses premières paroles depuis un temps qui lui paraissait infini.
— Nous avons fait tout ce que nous avons pu en dehors de la reconstitution.
Lanier médita ces paroles, qui lui semblaient si familières et pourtant si étrangères en même temps.
— Il n’aurait pas accepté cela.
Karen !
— Dans ce cas, il n’y a rien d’autre que nous puissions faire.
— Est-ce qu’il reprendra conscience ?
— Il est conscient, d’une certaine manière. Il nous écoute probablement.
— Peut-il parler ?
— Je ne sais pas. Posez-lui une question.
— Garry, est-ce que tu m’entends ?
Oui pourquoi ne me laissez-vous pas mourir Karen non il y a encore du…
— … travail à accomplir.
— Garry ? Quel travail ?
Est-ce que la Reconstruction est terminée…
— … Reconstruction terminée ?
— Garry, tu as été très malade. Est-ce que tu m’entends ?
— Oui.
— Je ne pouvais pas te laisser mourir comme ça. J’ai appelé le centre médical de l’Hexamone à Christchurch. Ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient…
Il n’y voyait toujours pas. Il n’était même pas capable de dire si ses yeux étaient ouverts ou fermés. La lumière de gloire avait fait place à des ténèbres marron.
— … Ne les laisse pas…
— Quoi ?
— Ne les laisse pas.
— Garry, dis-moi ce que je dois faire !
Elle s’était exprimée en chinois. Sa voix était très malheureuse. Il la rendait malheureuse.
— Qu’est-ce que c’est que la reconstitution ?
Une autre voix s’interposa, en anglais.
— Ser Lanier, vous ne pourrez jamais vous remettre sans reconstitution. Il s’agit d’introduire dans votre cerveau de minuscules mobiles chirurgicaux qui aideront à réparer vos tissus nerveux endommagés.
— Pas de corps nouveau.
— Votre corps est très bien comme cela. Seul votre cerveau a été atteint.
— Pas de privilège.
— Que veut-il dire ?
La voix s’adressait à quelqu’un d’autre. Ce fut Karen qui répondit.
— Il ne veut pas être l’objet d’un traitement médical privilégié.
— Ser Lanier, il s’agit d’une procédure tout à fait ordinaire. Vous voulez dire… (de nouveau, la voix s’adressait à quelqu’un d’autre, toujours Karen, sans doute) qu’il refuse les implants contre le vieillissement ?
— Il les a toujours refusés.
— Cela n’a rien à voir avec le traitement que nous vous proposons, ser. C’est de la médecine classique. Vous n’avez jamais, jusqu’ici, refusé des soins.
Non, c’est vrai. Ma vie a été longue.
— Mais je dois ajouter, reprit la voix, que si vous étiez venu nous voir à Christchurch, nous aurions pu vous dire que cette attaque se préparait. Nous aurions pu vous l’éviter.
— Appartenez-vous aux corps en orbite ? demanda Lanier en articulant lentement.
Il ouvrit les yeux. Il sentait ses paupières ouvertes, mais il ne voyait toujours rien.
— J’ai fait mes études là-bas, ser, mais je suis originaire de Melbourne. Ça s’entend à mon accent, non ?
C’était vrai. Il percevait maintenant son accent traînant.
— D’accord, dit-il.
Avait-il le choix ? Avait-il peur de mourir, en fin de compte ? Il était incapable de penser, et encore moins de prendre une décision. Mais il savait qu’il ne voulait pas faire souffrir Karen.
Elle était en train de pleurer, loin de lui. Puis les sanglots s’éteignirent, et les ténèbres marron devinrent noires. Mais avant de perdre tout à fait conscience, Lanier entendit une autre voix qui lui disait, cette fois-ci avec un accent russe :
— Garry, nous allons vous aider. Rétablissez-vous vite, mon ami.
Mirsky !