3

Gaïa, île de Rhodos,
Grand Oikoumenë d’Alexandreia,
Année d’Alexandros 2331-2342

Rhita Berenikë Vaskayza avait grandi plus ou moins à l’état sauvage au bord de la mer, près de l’ancien port de Lindos, jusqu’à ce qu’elle arrive à l’âge de sept ans. Son père et sa mère avaient laissé le soleil et la mer la modeler à leur manière. Ils ne lui avaient enseigné que ce qu’elle était curieuse de savoir, et qui représentait déjà beaucoup.

C’était une sauvageonne au teint hâlé, peu vêtue, aux grands yeux, qui passait facilement inaperçue au milieu des remparts, des colonnes et des vieilles marches de couleur brune, blanche et or terni de l’akropolis abandonnée. De l’étendue claire qui formait le porche du sanctuaire d’Athënë Lindia, les paumes des mains appuyées sur les murs croulants, elle contemplait, au-dessous d’elle, au pied des falaises, l’azur de la mer immense, comptant les vagues qui venaient paisiblement et régulièrement se briser contre les rochers.

Quelquefois, elle se glissait, derrière la porte en bois, dans la remise qui abritait la statue géante d’Athënë, massive et sereine dans l’ombre, les traits du visage nettement asiatiques, avec son éclatante couronne de cuivre (autrefois en or) et son bouclier de pierre de la hauteur d’un homme. Peu de Lindiens montaient jusqu’ici. Nombreux étaient ceux qui croyaient ces lieux hantés par les fantômes séculaires des défenseurs perses massacrés lorsque l’Oikoumenë avait repris le contrôle de l’île. De temps à autre, il y avait des touristes venus d’Aigyptos ou du continent, mais la chose était relativement rare. La mer du Milieu n’était plus un endroit pour les touristes.

Les fermiers et les bergers de Lindos voyaient en elle une Artémis qui leur portait bonheur. Au village, son univers ne semblait formé que de visages familiers et de sourires accueillants.

Le jour de son septième anniversaire, Berenikë, sa mère, la conduisit de Lindos à Rhodos. Elle n’avait pas un très grand souvenir de la plus grande ville de l’île, à part l’imposant Neos Colossos en bronze, refondu et érigé quatre siècles auparavant, à qui il manquait la totalité d’un bras et la moitié de l’autre.

Berenikë, dont la chevelure était d’un brun presque roux et dont les yeux étaient aussi larges que ceux de sa fille, conduisit celle-ci, à travers la ville, jusqu’à la demeure de pierre, de plâtre et de briques blanchies à la chaux du didaskalos de l’Akademeia du premier degré, qui s’occupait de l’éducation des enfants. Rhita demeura seule avec le didaskalos dans la salle d’examen ensoleillée et chaude, pieds nus, vêtue d’une modeste chemise blanche, et répondit à ses questions simples mais perspicaces. Ce n’était rien d’autre qu’une formalité, compte tenu du fait que la grand-mère de Rhita avait fondé l’Akademeia Hypateia, mais c’était une formalité importante.

Un peu plus tard, le même jour, Berenikë apprit à l’enfant qu’elle était acceptée à l’école primaire, et qu’elle commencerait à étudier à l’âge de neuf ans. Puis elles retournèrent à Lindos, et la vie reprit son cours normal. Rhita avait simplement un peu plus de livres et un peu plus de leçons pour se préparer, et moins de temps pour courir au vent sur le rivage.

Elles n’avaient pas rendu visite à la sophë à l’occasion de leur bref voyage. Elle était souffrante. Certains la disaient mourante, mais elle fut rétablie deux mois plus tard. Tout cela avait peu de signification pour la jeune Rhita, qui connaissait à peine sa grand-mère. Elle ne s’était trouvée que deux fois en sa présence, lorsqu’elle était bébé et à l’âge de cinq ans.

L’été qui précédait ses débuts à l’école, la grand-mère de Rhita manifesta le désir de la voir et de la garder quelques jours chez elle à Rhodos. La sophë vivait en recluse. Beaucoup de Rhodiens la considéraient comme une déesse. Ses origines et les histoires que l’on racontait sur elle étayaient ces croyances. Rhita n’avait pas d’opinion arrêtée sur la question. Ce que racontaient les Lindiens et ce que lui disaient son père et sa mère présentaient des différences déroutantes sur certains points, et des ressemblances troublantes sur d’autres.

La mère de Rhita fut extrêmement impressionnée par ce privilège, que Patrikia n’avait accordé à aucun autre de ses petits-enfants. Son père, Rhamön, prit la chose avec l’expression de calme et de sérénité qu’il arborait ces temps-là, avant la mort de la sophë et les luttes partisanes de l’Akademeia. Ensemble, ils conduisirent Rhita à Rhodos avec la calèche, en suivant la même route pavée et goudronnée qu’ils avaient prise deux ans plus tôt.

La demeure de Patrikia était située sur un promontoire rocheux qui dominait le Grand Port Naval. C’était un petit édifice de pierre et de plâtre de gypse, de style perse de la dernière période, qui comportait quatre chambres et une pièce de travail séparée sur la falaise basse au-dessus de la plage. Remontant à pied l’allée qui traversait le jardin potager, Rhita aperçut, par-delà un mur de briques, l’ancienne forteresse de Kamybsës qui barrait l’accès du port, s’élevant comme un vase de pierre géant à l’extrémité d’un large môle. La forteresse avait été abandonnée durant soixante-dix ans, mais l’Oikoumenë était en train de la remettre en état. Des ouvriers, minuscules comme des souris, étaient accrochés à ses épaisses murailles en ruine. Le Neos Kolossos gardait l’entrée du port à cent bras de la forteresse, toujours manchot, dans une posture qui n’en était que plus digne sur son socle massif de brique et de pierre entouré d’eau.

— C’est vrai que c’est une sorcière ? demanda Rhita à son père, à voix basse, devant la porte d’entrée.

— Chut ! fit Berenikë en mettant un doigt sur les lèvres de sa fille.

— Ce n’est pas une sorcière, lui dit Rhamön en souriant. C’est ma mère.

Rhita se disait que ce serait bien si c’était une servante qui venait leur ouvrir la porte, mais la sophë n’avait pas de servante. Ce fut Patrikia Vaskayza en personne qui apparut en souriant sur le seuil. Elle avait les cheveux blancs et la peau brune parcheminée. Elle était toute desséchée, mais ses yeux entourés d’innombrables rides avaient quelque chose de rusé et de pénétrant. Bien qu’on fût au cœur de l’été, la brise était fraîche sur la colline, et Patrikia portait une robe noire qui descendait jusqu’à terre.

Elle toucha la joue de Rhita d’un doigt sec, et l’enfant pensa : Elle est en bois. Mais la paume de la main de la sophë était douce et parfumée. De l’autre main, elle sortit une guirlande de fleurs qu’elle cachait derrière elle, et qu’elle passa autour du cou de Rhita en disant :

— C’est une vieille tradition polynésienne.

Berenikë gardait la tête basse et les bras serrés le long du corps. Rhita s’aperçut de l’effet que Patrikia exerçait sur sa mère, et désapprouva vaguement celle-ci. La sophë était peut-être vieille et décharnée, mais elle ne lui inspirait aucune terreur. Pas jusqu’ici, en tout cas. Elle ajusta la couronne de fleurs autour de son cou et jeta un coup d’œil à Rhamön, qui lui fit un sourire rassurant.

— Nous allons déjeuner tous ensemble, dit Patrikia d’une voix rauque et presque aussi grave que celle d’un homme.

Elle les précéda lentement jusqu’à la cuisine, mesurant chacun de ses pas avec précision. Ses pieds chaussés de pantoufles glissaient sur le carrelage noir rugueux. Ses mains se posèrent sur le dossier d’une chaise comme si elle fêtait un ami, puis s’appuyèrent au bord d’un vieux bassin de fer forgé et lissèrent finalement le bord d’une table de bois aux couleurs délavées, garnie de fruits et de fromages.

— Lorsque mon fils et ma belle-fille, qui sont des gens charmants mais qui n’ont rien à faire ici, seront repartis, dit-elle, nous pourrons parler sérieusement.

La sophë jeta un regard acéré à Rhita qui, malgré elle, hocha la tête en signe d’assentiment, entrant dans la conspiration.

 

Elles passèrent, les semaines suivantes, presque tout leur temps ensemble. Patrikia raconta à Rhita des histoires qu’elle avait déjà entendues, pour la plupart, de la bouche de son père. La Terre d’où venait la sophë était différente de la Gaïa où Rhita avait grandi. L’histoire y avait suivi un cours différent.

Un jour de brume torpide, où le vent ne soufflait guère et où la mer semblait figée dans son sommeil, la grand-mère de Rhita la précéda à pas lents vers une petite orangeraie voisine, un panier à fruits sous le bras.

— En Californie, dit-elle, il y avait des orangers partout. Les fruits étaient splendides, bien plus gros que ceux-ci.

Elle soupesa un fruit doré, presque rouge, entre ses doigts fins mais vigoureux.

— Les vergers avaient presque disparu lorsque j’avais ton âge, poursuivit-elle. Trop de gens voulaient vivre là-bas. Il n’y avait plus de place pour les arbres.

— Quelle Californie, grand-mère ? demanda Rhita. Celle d’ici, ou celle de là-bas ?

— Celle de là-bas. Celle de la Terre. Il n’y a pas de Californie ici.

Elle s’interrompit, regardant songeusement le ciel.

— J’ignore ce qu’il peut y avoir à la place de la Californie dans ce monde-ci, reprit-elle. Je suppose que c’est une partie du désert occidental de Nea Karkhëdön.

— Avec tout plein d’hommes rouges armés d’arcs et de flèches ?

— C’est possible, mon enfant. C’est possible.

Après avoir mangé toute seule avec sa grand-mère dans la cuisine, Rhita écouta tranquillement la sophë tandis qu’elles buvaient leur thé dans la fraîcheur plaisante de cette soirée d’été, devant une petite table d’osier sur laquelle une vieille lampe à huile brillait dans la lumière crépusculaire, dégageant une fumée douceâtre.

— Ton arrière-grand-mère, c’est-à-dire ma mère, vient me rendre visite de temps en temps, dit Patrikia.

— Mais, grand-mère, je croyais qu’elle vivait dans l’autre monde ?

La sophë eut un sourire et hocha la tête, son visage ressemblant à un masque parcheminé dans la lumière dorée.

— Ce n’est pas cela qui l’arrête. Elle vient me voir pendant mon sommeil, et elle me dit toujours que tu es une petite fille très intelligente, une enfant merveilleuse, et qu’elle est fière que tu portes son nom. (La sophë se pencha en avant.) Ton arrière-grand-père est fier de toi, lui aussi. Mais ne te laisse pas abattre pour ça, ma chérie. Tu as encore le temps de jouer et de rêver et de grandir avant que ton jour arrive.

— De quel jour parles-tu, grand-mère ?

Patrikia sourit d’un air énigmatique, et hocha la tête en direction de l’horizon. Aphroditë miroitait et scintillait à la surface de la mer comme un trou sur le côté d’un abat-jour de soie bleu foncé.

 

Rhita retourna dans la demeure de Patrikia deux ans plus tard. Ce n’était plus la petite sauvageonne impressionnée par la présence d’une grand-mère à l’âge impossible. Elle était devenue une jeune fille sérieuse et studieuse sur le point de se transformer en femme. Patrikia était restée la même. Aux yeux de Rhita, elle évoquait un fruit sec ou une momie égyptienne faite pour survivre éternellement.

Leurs conversations, cette fois-ci, portèrent davantage sur l’histoire. Rhita connaissait pas mal de choses sur l’histoire de Gaïa, et ce qui lui avait été enseigné ne correspondait pas forcément au point de vue officiel de l’Oikoumenë. L’Akademeia Hypateia mettait à profit la distance qui séparait Rhodos d’Alexandreia. Quelques décennies auparavant, l’Hypsëlotës impériale Kleopatra XXI avait donné quant aux programmes beaucoup plus de libertés à la sophë que ne le jugeaient souhaitable les conseillers du royaume.

À onze ans, Rhita avait déjà des notions de politique. Mais elle était encore plus attirée par les nombres et par les sciences.

Au cours des longues soirées passées sur la terrasse à regarder mourir les jours au fil des horizons pourpre, orange et gris, Patrikia parla à Rhita de la Terre et de la manière dont sa planète s’était pratiquement suicidée. Elle lui raconta l’histoire du Caillou venu des étoiles, creux comme une calebasse ou quelque minéral exotique, et construit par les enfants de la Terre venus du futur. Rhita demeura perplexe devant les géométries subtiles qui faisaient qu’un objet aussi énorme pût être projeté à travers le temps dans un univers contigu presque semblable. Mais sa tête s’emplit d’abeilles de lumière lorsque Patrikia lui décrivit le corridor, la Voie, que les enfants de la Terre avaient attachée au Caillou.

Elle s’endormit, cette nuit-là, d’un sommeil agité, et rêva de ce monde artificiel dont la forme était celle d’une conduite d’eau sans fin percée de trous qui communiquaient avec une infinité d’autres mondes.

Un jour qu’elles jardinaient, arrachant les mauvaises herbes et tuant les insectes, plantant des barrières d’ail autour des jeunes fleurs fragiles, Patrikia fit à Rhita le récit de son arrivée sur Gaïa. Elle était encore jeune, à cette époque, soixante ans plus tôt, quand on lui avait donné une chance de rechercher dans la Voie une porte susceptible de la conduire sur une Terre exempte de guerre nucléaire, et où elle aurait la possibilité de retrouver sa famille vivante.

Au lieu de cela, une erreur de calcul avait fait qu’elle s’était retrouvée sur Gaïa.

— J’ai commencé par devenir « inventeur », dit-elle. Je me contentais, en fait, de reproduire des objets que je connaissais sur la Terre. J’ai ainsi donné à Gaïa le bikyklos. Puis des outils pour travailler la terre. Tout ce que je pouvais me rappeler. (Elle fit un geste vague de la main, comme si ces choses n’avaient pas d’importance.) J’ai alors commencé à travailler pour le Mouseion, et les gens se sont mis à croire un peu à mes histoires. Certains me traitaient comme si j’étais un peu plus qu’une sorcière humaine. Mais je ne suis pas une sorcière, ajouta-t-elle en secouant vigoureusement la tête. Et je suis mortelle, ma chérie. Ce dont tu t’apercevras probablement très bientôt…

Cinq ans ne s’étaient pas écoulés depuis son arrivée sur Gaïa lorsque Patrikia avait été convoquée au palais pour rencontrer Ptolemaios XXXV Nikephoros. Le vieux souverain de l’Oikoumenë l’avait questionnée de manière détaillée ; puis il avait examiné les instruments qu’elle avait apportés avec elle et réussi à conserver tout ce temps. Il avait proclamé qu’elle constituait un véritable prodige.

— Il m’a dit que je n’étais pas, de toute évidence, une déesse ni une démone. Et il m’a attachée à la cour. Ce fut une période difficile pour moi. J’avais commis l’erreur de leur décrire les armes de la Terre, et ils voulaient que je les aide à fabriquer des bombes plus puissantes. J’ai refusé. Nikephoros a menacé de me jeter en prison. Il était, à cette époque-là, sous la pression des armées du désert de Libye. Il voulait les écraser d’un seul coup. J’avais beau lui répéter à quoi les bombes avaient réduit la Terre, il ne voulait rien savoir. Je suis restée en prison à Alexandreia durant un mois. Puis il m’a relâchée, et m’a envoyée à Rhodos en me demandant d’y créer une akademeia. Il est mort cinq ans plus tard, mais l’Hypateion était déjà bien établi. Par la suite, je me suis entendue assez bien avec son fils, un garçon sympathique et plutôt faible. Puis il y a eu sa petite-fille… D’abord sa mère, naturellement, une femme forte et volontaire, très brillante également. Mais l’Hypsëlotës Impériale, quand elle eut l’âge de régner…

— Est-ce que tu te plais ici ? demanda Rhita en ajustant sur sa tête le large chapeau de paille qui la protégeait du soleil.

Patrikia avança ses lèvres desséchées et secoua gravement la tête en un mouvement qui ne voulait dire ni oui ni non.

— Ce n’est pas mon vrai monde tout en l’étant un peu, dit-elle. Mais si l’occasion m’en était donnée, j’essaierais encore de retourner chez moi.

— Tu crois que ce serait possible ?

Patricia leva les yeux vers le ciel radieux.

— Possible, mais improbable, dit-elle. Un jour, une porte s’est ouverte sur Gaïa. Avec l’aide de la reine, j’ai passé plusieurs années à essayer de la localiser. Mais elle était comme un fantôme des marais. Elle disparaissait sans cesse pour reparaître à un autre endroit. Cela fait dix-neuf ans qu’elle a disparu définitivement.

— Tu penses qu’elle te conduirait à la Terre, si tu la retrouvais ?

— Non, fit la sophë. Elle me ramènerait plutôt sur la Voie. Mais de là, j’aurais une chance de retourner chez moi.

Rhita éprouva une grande tristesse en entendant la voix douce de la vieille femme s’éteindre sur les derniers mots. Son visage était dans l’ombre de son grand chapeau, et ses yeux noirs félins, qui s’ouvraient et se refermaient à demi, exprimaient une lassitude infinie. La sophë frissonna, puis jeta à sa petite-fille un regard évaluateur tout en disant :

— Aimerais-tu que je t’enseigne des géométries intéressantes ?

Le visage de Rhita s’illumina.

— Oh ! oui ! dit-elle.

À moitié endormie sur le petit lit de la chambre aux murs nus blanchis à la chaux, Rhita écoutait le bruit des vagues d’une lointaine tempête qui venaient se briser à quelques bras de là, comme si Poséidon tapait violemment du poing sur les rochers, coïncidant dans son rêve avec le bruit lent et rythmé des sabots d’un énorme coursier. La lune emplissait un coin de la pièce d’une froide lumière. Rhita écarta imperceptiblement les paupières. Elle sentait une présence dans la chambre. Une ombre traversa le rayon de lune, portant quelque chose dans ses bras. La jeune fille se retourna dans son demi-sommeil, toujours plongée dans la sécurité douillette du petit lit de cuir.

L’ombre se rapprocha. C’était Patrikia.

Rhita ferma les yeux, puis les rouvrit de l’épaisseur d’une fine fente. Elle n’avait pas peur de la sophë, mais que faisait-elle dans sa chambre à cette heure, en pleine nuit ?

Patrikia prit la main de sa petite-fille dans ses doigts desséchés, et y plaça quelque chose de métallique, de dur et de doux à la fois, au toucher étrange mais agréable. Rhita grommela une question inintelligible.

— Cet objet te reconnaîtra, chuchota Patrikia. En le touchant, tu le fais tien pour les années à venir, lorsque tu auras grandi. Mon enfant, écoute bien ses messages. Il te dira où et quand. Je suis trop vieille, à présent. Retrouve le chemin de la maison à ma place.

L’ombre quitta la chambre. Le clair de lune s’estompa. L’obscurité enveloppa tout. Rhita ferma les yeux, et ce fut bientôt le matin.

Ce jour-là, Patrikia commença à enseigner à Rhita deux langages qui n’existaient pas sur Gaïa. L’anglais et l’espagnol.

 

La sophë mourut, entourée seulement de ses trois fils encore vivants, dans la chambre où sa petite-fille, cinq ans plus tôt, avait rêvé d’un grand coursier. Rhita était à présent une jeune femme qui entamait des études de troisième cycle à l’Hypateion. Elle éprouva, à l’annonce de cette mort, des émotions fort contradictoires. Elle était, physiquement, de taille moyenne, mais plutôt gauche, avec une silhouette frêle et un visage au charme mal dégrossi, aux traits de garçon. Sa chevelure était brune, tirant sur le roux, et ses sourcils étaient arqués dans une expression de perpétuelle surprise au-dessus de ses yeux verts. Elle avait les yeux de son père dans le visage de sa mère.

Quelle partie d’elle venait de Patrikia ? Que portait-elle de la sophë en elle ?

Son père était un homme aux manières lentes et posées, mais le chagrin et les préoccupations étaient visibles sur son visage tandis qu’il précédait le long cortège sur la chaussée de pierre battue par le soleil qui menait au port de commerce. Il portait le corps frêle de la sophë au bateau qui s’éloignerait avec elle au gré des flots. Ses deux frères, les oncles de Rhita, suivaient. Ils enseignaient les langues étrangères à l’Hypateion. Derrière eux venait le corps professoral tout entier des quatre écoles, habillé uniquement de gris et de blanc. Rhita marchait juste derrière son père, sur le côté, en se répétant : « Je fais ce qu’elle voulait que je fasse. »

Elle étudiait les mathématiques et la physique. C’était cela qu’elle avait hérité de sa grand-mère. Son don pour les sciences.

 

Un an après les funérailles, alors que le printemps verdissait les vignes et les vergers et que les oliviers fleurissaient, le père de Rhita la conduisit dans une caverne secrète, à une douzaine de stades au nord-ouest de Lindos, non loin de l’endroit où elle était née. Il refusait de répondre à ses questions. C’était une femme adulte à présent, ou du moins elle le croyait. Elle avait déjà un amoureux, et elle n’appréciait guère d’être ainsi commandée et menée en grand mystère dans des endroits qu’elle ne connaissait pas et dont elle se souciait encore moins. Mais son père avait insisté, et elle n’avait pas le goût de le défier.

L’entrée de la caverne était barrée par une double porte cintrée en acier rouillé, mais aux gonds bien huilés. Dans le ciel au-dessus d’eux évoluait une formation de mouettes à réaction de l’Oikoumenë, probablement basée dans l’un des aérodromoi du désert de Kilikia ou de Ioudaia. Derrière elles, des traînées blanches égratignaient l’azur paisible.

Son père ouvrit la double porte avec une clé d’une longueur impressionnante et neuf torsions d’un cadran à combinaisons dissimulé dans un renfoncement secret. Il la précéda dans la pénombre fraîche, longeant des alignements de fûts de vin et d’huile d’olive ainsi que de barils d’acier hermétiquement scellés, contenant des provisions séchées, jusqu’à une nouvelle porte qui donnait sur une galerie plus étroite. Rhamön attendit que l’obscurité s’épaississe pour actionner un interrupteur noir qui leur donna de la lumière.

Rhita vit qu’ils se trouvaient dans une vaste grotte à la voûte très basse, à l’atmosphère imprégnée d’une odeur de roche sèche. À la lueur jaunâtre de l’unique ampoule, son père s’avança, précédé par son ombre tremblotante et démesurée, jusqu’à un meuble de bois massif et lourd dont il fit glisser vers lui un tiroir profond. Le grincement du bois résonna comme une plainte sourde et lugubre dans la caverne. À l’intérieur du tiroir se trouvaient quatre coffrets de bois travaillé dont l’un avait la taille d’une valise. Il le sortit en premier et le porta jusqu’à l’endroit où attendait Rhita. Là, il s’agenouilla devant elle et souleva le couvercle.

À l’intérieur, au creux d’un logement de velours façonné pour contenir un objet faisant au moins trois fois sa taille, se trouvait quelque chose qui ne dépassait pas la largeur de ses deux paumes réunies. Cela ressemblait aux guidons des bikykloi inventés par la sophë, mais en beaucoup plus épais, et avec une selle orientée dans la direction opposée à celle de la fourche.

— Cela t’appartient, maintenant. Tu en es devenue responsable, lui dit son père en écartant les mains, comme s’il refusait d’y toucher davantage. Elle les a mis à l’abri pour toi. Tu étais, d’après elle, la seule capable de continuer sa tâche. Son œuvre. Aucun de ses fils n’en a été jugé digne. Elle pensait que nous étions plus faits pour l’administration que pour l’aventure. Je n’ai jamais essayé de la convaincre du contraire. Ces choses-là me font un peu peur.

Il se releva, et son ombre quitta le coffre et son contenu. L’objet à la forme bizarre jetait des éclats nacrés.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— C’est l’un des Objets, lui répondit son père. Elle l’appelait une « clavicule ».

La sophë avait amené avec elle trois Objets dans le voyage merveilleux qui l’avait conduite de la Voie jusqu’ici. Patrikia n’avait jamais expliqué la nature de leur pouvoir à Rhita. Elle lui avait simplement dit ce que l’on pouvait faire avec certains d’entre eux, mais pas de quelle manière ils fonctionnaient. Le père de Rhita alla chercher les autres coffrets, qu’il posa sur le sol sec de la grotte.

— Ça, c’était son teukhos, dit-il en ouvrant l’un d’eux pour désigner une plaque de métal et de verre à peine plus large que sa main.

Il effleura avec respect les quatre cubes brillants nichés dans des creux à côté de l’objet plat.

— C’était sa bibliothèque privée. Dans ces cubes sont contenus des centaines de livres. Certains sont devenus partie intégrante du dogme sacré de l’Hypateion. D’autres concernent la Terre. Ils sont écrits dans des langages qui, pour la plupart, n’existent pas ici. Je suppose qu’elle t’en a enseigné quelques-uns.

Il n’avait pas, en disant cela, une voix dépitée mais plutôt résignée, et même, peut-être, soulagée. Mieux valait que ce soit sa fille plutôt que lui. Il ouvrit le troisième coffret.

— Cela a servi à la maintenir en vie pendant le passage, dit-il. En lui fournissant l’air qu’elle respirait. Tout t’appartient, à présent.

Elle se pencha sur le plus grand des coffrets et tendit la main vers l’Objet en forme de selle. Avant même que son doigt en eût effleuré la surface, elle comprit que c’était la clé qui servait à ouvrir les portes depuis l’intérieur de la Voie. Le contact de l’Objet était amical, doté d’une chaleur qui lui semblait familière. Elle le connaissait, et il la connaissait déjà.

Rhita ferma les yeux et vit Gaïa, le monde entier, comme s’il était gravé sur un globe incroyablement détaillé. Cette sphère se mit à tourner devant elle et à se dilater, en l’entraînant jusqu’aux steppes du Rhus nordique, jusqu’à la Mongoleia et jusqu’au Chin Ch’ing, territoires qui se trouvaient bien au-delà de l’influence de l’Oikoumenë d’Alexandreia. Là, dans une dépression marécageuse peu profonde, au-dessus d’un cours d’eau presque tari et boueux, brillait une croix en trois dimensions, d’un rouge étincelant.

Elle rouvrit les yeux, pâle et terrifiée, pour regarder la clavicule. Elle avait grossi pour atteindre trois fois sa taille précédente, et elle remplissait maintenant exactement le creux de velours.

— Que se passe-t-il ? lui demanda son père.

Elle secoua la tête.

— Je ne veux rien de tout ça.

Elle regagna en courant l’entrée de la caverne et ressortit au soleil. Son père la suivit, les épaules voûtées, presque obséquieux, en lui criant :

— Ils t’appartiennent, ma fille. Personne d’autre que toi ne peut s’en servir.

Elle s’éloigna de la caverne, courant plus vite que lui, et se réfugia dans une anfractuosité entre deux rochers désagrégés. Essuyant ses larmes, elle se prit à détester soudain sa grand-mère.

— Pourquoi m’as-tu fait ça ? s’écria-t-elle en remontant ses genoux jusqu’à son menton, et en calant ses pieds chaussés de sandales contre la roche sèche et rugueuse. Tu n’étais qu’une vieille folle. Une vieille sorcière complètement folle !

Elle se souvint de l’ombre entrevue, dans l’obscurité de sa chambre, quand elle était petite fille, et frappa rageusement le rocher du talon jusqu’à ce que la douleur fût insupportable. Pendant tous ces mois qu’elle avait passés, presque seule avec elle, à l’écouter parler de ce monde fabuleux, elle n’avait jamais imaginé une seule seconde qu’il pût exister réellement, qu’il pût être aussi réel que Rhodos ou la mer qui l’entourait. Le monde de Patrikia avait toujours appartenu, pour elle, au royaume des rêves, et il était tout aussi lointain et improbable que lui.

Mais sa grand-mère ne lui avait jamais menti. Jamais elle n’avait déformé, si peu que ce fût, la réalité de tout ce qu’elle lui avait décrit. Elle lui avait expliqué les choses comme à une grande personne, sans détour, avec patience, répondant à ses questions sans faire appel à aucun des mensonges derrière lesquels les adultes avaient l’habitude de se cacher quand ils s’adressaient à des enfants.

Pourquoi aurait-elle menti au sujet de la Voie ?

Tandis que la lumière du crépuscule adoucissait les contours des branches qu’elle apercevait au-dessus d’elle à travers l’anfractuosité, Rhita se glissa hors de sa cachette et descendit lentement la pente en direction de la caverne. Son père attendait toujours là, assis devant la double porte cintrée, tenant à deux mains un long bâton vert posé sur ses genoux. L’idée n’effleura même pas Rhita qu’il aurait pu la frapper avec. Rhamön ne lui avait jamais infligé le moindre châtiment corporel. Le bâton était juste un objet à manipuler et à contempler.

Brave père, toujours si prudent, se dit-elle. La vie était compliquée pour lui. La politique et les problèmes de succession à l’Akademeia devenaient trop sordides. Il ne méritait pas qu’on lui fasse encore de la peine.

Il se leva, jeta le bâton loin de lui, s’essuya les mains sur les côtés de son pantalon et demeura les yeux fixés au sol. Elle courut vers lui et le serra très fort contre elle. Puis ils retournèrent ensemble à la caverne, remirent les Objets dans leurs écrins et, les bras chargés, reprirent le chemin de la maison aux murs blancs où Rhita était née, au pied de la colline.

Éternité
cover.xhtml
book_0000.xhtml
book_0001.xhtml
book_0002.xhtml
book_0003.xhtml
book_0004.xhtml
book_0005.xhtml
book_0006.xhtml
book_0007.xhtml
book_0008.xhtml
book_0009.xhtml
book_0010.xhtml
book_0011.xhtml
book_0012.xhtml
book_0013.xhtml
book_0014.xhtml
book_0015.xhtml
book_0016.xhtml
book_0017.xhtml
book_0018.xhtml
book_0019.xhtml
book_0020.xhtml
book_0021.xhtml
book_0022.xhtml
book_0023.xhtml
book_0024.xhtml
book_0025.xhtml
book_0026.xhtml
book_0027.xhtml
book_0028.xhtml
book_0029.xhtml
book_0030.xhtml
book_0031.xhtml
book_0032.xhtml
book_0033.xhtml
book_0034.xhtml
book_0035.xhtml
book_0036.xhtml
book_0037.xhtml
book_0038.xhtml
book_0039.xhtml
book_0040.xhtml
book_0041.xhtml
book_0042.xhtml
book_0043.xhtml
book_0044.xhtml
book_0045.xhtml
book_0046.xhtml
book_0047.xhtml
book_0048.xhtml
book_0049.xhtml
book_0050.xhtml
book_0051.xhtml
book_0052.xhtml
book_0053.xhtml
book_0054.xhtml
book_0055.xhtml
book_0056.xhtml
book_0057.xhtml
book_0058.xhtml
book_0059.xhtml
book_0060.xhtml
book_0061.xhtml
book_0062.xhtml
book_0063.xhtml
book_0064.xhtml
book_0065.xhtml
book_0066.xhtml
book_0067.xhtml
book_0068.xhtml
book_0069.xhtml
book_0070.xhtml
book_0071.xhtml
book_0072.xhtml
book_0073.xhtml
book_0074.xhtml
book_0075.xhtml
book_0076.xhtml
book_0077.xhtml
book_0078.xhtml
book_0079.xhtml
book_0080.xhtml
book_0081.xhtml
book_0082.xhtml
book_0083.xhtml
book_0084.xhtml
book_0085.xhtml
book_0086.xhtml
book_0087.xhtml
book_0088.xhtml
book_0089.xhtml
book_0090.xhtml
book_0091.xhtml
book_0092.xhtml