6

Le Chardon

Olmy était installé devant un terminal personnel de la bibliothèque dans ses propres appartements d’Alexandrie, la cité de la deuxième chambre. Il avait installé ce poste à peine quelques jours auparavant, dans l’appartement où il avait passé une partie de son adolescence et dans l’immeuble même où les partiels isolés de Korzenowski avaient été dissimulés. Ces partiels représentaient tout ce qu’il restait de l’Ingénieur après son assassinat, plusieurs siècles auparavant. Olmy les avait trouvés par hasard quand il était enfant, et il avait joué plus tard un rôle actif, en même temps que Patricia Vasquez, dans la reconstitution incarnée de Korzenowski.

C’est dans cet endroit discret, sur un terminal secret réputé à l’abri des indiscrets, qu’il reçut un message d’un vieil ami. Les pictogrammes, transposés de manière approximative, disaient :

J’ai quelque chose pour toi. Important pour ton travail.

Le message était suivi de coordonnées spatiales, correspondant à une station abandonnée de la cinquième chambre, et temporelles, pour le rendez-vous.

« Tout seul », précisaient impérativement les pictogrammes. Et la fin du message portait la marque de Feor Mar Kellen.

Mar Kellen était un vieux soldat et un vieux compagnon de la police des portes, à peu près de l’âge d’Olmy. Il était né pendant les dernières guerres des Jartes, à l’époque de la grande offensive contre les envahisseurs de la Voie avant la Séparation. Les Jartes avaient alors été repoussés au-delà du point 2 ex 9 – deux milliards de kilomètres sur la Voie à partir du Chardon. Ces guerres avaient duré quarante ans et avaient ravagé des centaines de milliers de kilomètres de la Voie. Les territoires ainsi regagnés avaient été fortifiés, et des portes avaient été ouvertes sur des mondes inhabités qui se prêtaient à l’exploitation minière. Ces mondes avaient fourni les matériaux utilisés pour la construction de la première Cité de l’Axe, sans oublier l’atmosphère et le sol qui remplissaient une grande partie de la Voie.

Ces années-là avaient été à la fois horribles et glorieuses. Des années de mort et d’endurcissement. L’Hexamone en était ressorti fortifié, prêt à imposer sa loi sur les routes de communication entre les portes et à faire le maximum pour attirer des partenaires et des clients dans tous les mondes habités auxquels ils avaient maintenant accès. Dans certains cas, l’Hexamone avait repris des relations commerciales abandonnées par les Jartes. C’était de cette manière que s’étaient établis de solides liens avec les énigmatiques Talsits. C’étaient eux qui leur avaient appris le nom de leurs ennemis, dans la mesure où il pouvait être transposé en langage humain.

Les Jartes, naturellement, n’avaient pas perdu la guerre. Ils avaient seulement été repoussés un peu plus loin sur la Voie, et maintenus à distance au moyen d’une série d’avant-postes puissamment fortifiés.

Mar Kellen avait survécu aux vingt dernières années de cette guerre. Il avait ensuite servi dans les forteresses situées au-delà du point 1,9 ex 9. Mais même ces avant-postes n’étaient pas assez stimulants pour lui. Il s’était engagé dans la police des portes, et c’était là qu’il avait connu Olmy.

Ils ne s’étaient pas revus depuis des siècles. Olmy était surpris d’apprendre que Mar Kellen se trouvait sur le Chardon. Il était plutôt du genre à aller grossir les rangs des Geshels et à s’enfoncer avec eux sur la Voie, à l’aventure.

Les rendez-vous clandestins irritaient Olmy. Il avait depuis longtemps cessé de se délecter des intrigues, particulièrement quand elles étaient inévitables. Mais Mar Kellen laissait entendre qu’il était sur une affaire qu’Olmy ne pouvait pas se permettre d’ignorer ; et quelles que fussent par ailleurs les excentricités de son vieil ami, il ne lui avait jamais menti.

 

La cinquième chambre était la plus sinistre du Chardon. Ce n’était rien d’autre qu’une sorte de vaste cave. Plusieurs lignes de trains passaient par là à destination des sixième et (jadis) septième chambres. Mais un seul continuait à s’arrêter ici, et cela exceptionnellement, uniquement sur demande. Il y avait peu de restrictions sur les voyages en direction de la seule chambre inoccupée du Chardon ; et chaque mois, quelques hardis montagnards et amateurs de rapides venaient admirer les paysages austères, lourds de nuages, de roche brute d’astéroïde sculptée par des siècles d’exploitation minière en une fantasmagorie d’abîmes et de pics noirs, gris et orangés. Les eaux excédentaires du Chardon coulaient ici rouges, chargées d’oxydes et de minéraux dissous, impropres à la consommation pour celui qui ne possédait pas d’implant chélateur capable d’en traiter les éléments métalliques.

La cinquième chambre, en moyenne, ne faisait pas plus d’une quarantaine de kilomètres de large. Au commencement du voyage du Chardon, elle en faisait exactement trente-huit. Les matériaux déplacés avaient été utilisés pour la construction, et pour remplacer les substances volatiles qui s’étaient échappées dans les inévitables fuites des systèmes de recyclage de l’astéroïde. Personne ne vivait dans cette chambre de manière permanente. Elle ne faisait l’objet que d’une télésurveillance.

Olmy monta dans un train vide à la gare de la quatrième chambre. Il demeura les bras croisés sur son siège tandis que défilaient sans heurt les kilomètres de roche noire d’astéroïde qui séparaient les deux chambres.

Le message de Mar Kellen avait été si inattendu qu’il n’avait même pas essayé d’en deviner les implications. Il avait bien le temps de songer à ce qui l’attendait là-bas, et préférait se concentrer sur ses recherches actuelles.

Les rares informations culturelles concernant les Talsits auxquelles il avait eu accès se trouvaient réunies dans les bibliothèques de la Cité de l’Axe et du Chardon. La plupart de ces matériaux lui étaient maintenant familiers, et il les ressassait méthodiquement, espérant trouver la réponse à quelques questions insolubles.

Ce court voyage, cependant, lui laissait peu de temps, et il vit les parois du tunnel laisser place à d’épais nuages noirs au relief fantasmagorique et irréel brisé par des éclairs de lumière argentée issus du tube au plasma, virant par saccades du vermeil au bleu, en passant par un vert foncé presque noir. Le train était ressorti de la galerie courbe en position inclinée, les fenêtres du côté droit tournées vers le ciel selon un dévers de trente degrés au moins.

Il avait toujours puisé une sorte de réconfort austère dans le spectacle de ces régions désolées.

Le train ralentit. Puis il s’avança, sur son triple rail enveloppant, vers la petite station surmontée d’une coupole entre deux murs rugueux de fer-nickel rougi par l’oxydation et luisant. La pluie crépitait sur la partie du quai de pierre qui n’était pas protégée par la coupole. On entendait, non loin, le bruit d’une cataracte qui se déversait dans l’un des grands lacs boueux dont la chambre était parsemée.

Mar Kellen l’attendait dans le hall désert de la station, assis sur un banc de pierre qui semblait conçu pour soutenir le poids d’une lourde machinerie plutôt que celui d’un être humain. Le tonnerre grondait au-dehors. C’était un bruit qu’Olmy avait rarement entendu dans le Chardon, mais il n’avait jamais eu beaucoup de temps pour visiter la cinquième chambre, où le tonnerre était quelque chose de courant.

Mar Kellen agita deux archaïques parapluies en signe de bienvenue. Puis il projeta vers Olmy une série de pictogrammes biographiques accompagnés de signaux secondaires destinés à indiquer le degré de véracité de chaque élément et l’opportunité, dans chaque cas, de demander, sans être discourtois, des précisions supplémentaires. En général, les demandes étaient plutôt découragées. Olmy répondit de la même manière, mais plus brièvement, et avec encore plus d’ambiguïté. Le reste de la conversation fit appel à la fois aux pictogrammes et à la parole.

— J’ai suivi de très près ta carrière, ser Olmy. Tout au moins en ce qui concerne la partie qui a été rendue publique. Tu es quelqu’un d’illustre, et qui fait honneur aux nadéristes.

— Merci. Je regrette de dire que, pour ma part, je t’ai un peu perdu de vue, ser Mar Kellen.

— Pas fâché de l’apprendre. J’ai fait en sorte de demeurer aussi longtemps dans l’ombre que possible, sans pour cela finir dans la mémoire civique ou devenir rogue.

Il picta une image de lui sous la forme d’un rogue insouciant, grossièrement esquissé, avec des connotations indiquant qu’il ne réussissait peut-être pas de manière si terrible que ça. Ils éclatèrent de rire en même temps, bien que la réaction d’Olmy fût un peu forcée.

— J’espère quand même que tu n’as pas appris trop de choses sur mon compte, fit Olmy.

— Non. Ta carrière a été obscure sur bien des points. Mais tu fais partie de l’histoire. Et j’ai appris, peut-être de manière indiscrète, ce qui occupe actuellement tes pensées.

— Ah ?

— Tu sembles croire que nous allons bientôt avoir à affronter des non-humains. Peut-être même les Jartes.

Olmy ne répondit pas. Ses lèvres esquissèrent simplement un sourire figé. Ses recherches privées, semblait-il, avaient bénéficié d’une publicité surprenante, tout au moins pour ceux qui accordaient de l’importance à l’information. L’obscurité où était demeuré Mar Kellen s’éclairait sous un jour plus compréhensible. Cet homme ne s’était pas déchargé dans la mémoire civique, mais représentait un phénomène très rare : un rogue à l’état corporel. Olmy picta un demi-cercle jaune indiquant son intérêt et son attention entière.

— Je suis tombé sur quelque chose qui pourrait te servir, reprit Mar Kellen. Un vestige des siècles passés. Un peu comme l’enregistrement de l’Ingénieur.

— Ici ? demanda Olmy.

Le vieux soldat hocha solennellement la tête.

— Marché conclu, si ça t’intéresse ? Je te garantis que tu ne seras pas déçu.

— Je ne suis pas riche. Je ne suis pas non plus particulièrement puissant.

— Je comprends très bien, ser Olmy. Mais tu as encore l’appui de l’Hexamone. Tu pourrais me fournir les entrées et les privilèges dont j’ai besoin, faute de me donner l’or de la terre qui ne m’intéresse pas.

Olmy examina de plus près le personnage et ses pictogrammes. Mar Kellen était sincère. Pour autant qu’Olmy pût s’en rendre compte, il ne bluffait pas.

— Je suis à la retraite, répliqua-t-il. Mon influence n’est plus aussi grande que par le passé. Mais dans les limites de mon statut actuel…

— Ce statut suffira amplement à mes besoins.

— Si tu as réellement une information qui m’intéresse, marché conclu.

Le sourire abrupt de Mar Kellen avait quelque chose de vaguement malveillant.

— Très bien. Suis-moi.

Il tendit l’un des deux parapluies à Olmy, puis lui montra la manière de le déployer.

— Il appartenait à ma Béni, dit-il. Tu en auras besoin pour protéger tes vieux os usés.

Tenant le parapluie au-dessus de sa tête, Olmy suivit Mar Kellen sur le sentier étroit qui s’éloignait de la station, taillé au flanc de la roche, en sinuant au-dessus d’une cascade d’eau brunâtre. La lumière du tube leur parvenait à peine à travers les nuages et la pluie. Tout était plongé dans des ténèbres presque aussi épaisses que celles d’une nuit terrestre. Mar Kellen avait sorti une lampe pour éclairer leur chemin. Explorant la pente qui se trouvait devant eux, le faisceau lumineux s’arrêta sur une dépression de la roche.

— C’est un passage, dit-il à Olmy. Une fois que nous l’aurons franchi, nous serons au chaud et à la lumière. Viens. Il n’y en a plus que pour quelques minutes.

Ils marchaient déjà depuis une bonne demi-heure.

— J’ai fait cette découverte à l’occasion de mes recherches sur le projet de repeuplement du Chardon, expliqua Mar Kellen. Simple routine, pour quelqu’un qui n’a pas grand-chose à faire pour s’occuper. Cela avait été effacé de toutes les cartes de ressources sauf une, sans doute par négligence. Comme ce n’était pas important pour le projet, je n’en ai pas parlé. Je ne l’ai dit qu’à ma Béni… C’était ma compagne, confia-t-il soudain à Olmy en s’arrêtant pour le regarder par-dessus son épaule. Elle n’avait que trente ans. Elle est née après la Séparation. Imagine donc, un vieux cheval de bataille comme moi avec une si jeune femme – une vraie dame issue d’une vieille famille nadériste orthodoxe. Elle avait l’aventure dans le sang. Beaucoup plus d’enthousiasme que moi. Elle a voulu à tout prix explorer. Nous sommes donc venus jusqu’ici en exploration, et nous avons découvert…

Il sauta avec agilité à l’intérieur de la cavité. Olmy le suivit plus simplement, avec aise. Au fond de la cavité, le faisceau de la lampe éclaira faiblement un mur lisse et noir. Mar Kellen s’avança et fit claquer sa main à plat sur cette paroi. Une grimace de douleur déforma un instant son visage.

— Voilà de quoi il avait l’air quand nous l’avons trouvé, dit-il. J’ai tout de suite su ce que c’était. Un mur de sécurité. À partir de là, c’est moi qui suis devenu enthousiaste ! Rien de tel qu’un bon code à percer. Mais ne crois pas que cela a été facile. J’ai dû forcer une bonne trentaine de blocs codés, grâce à des techniques d’analyse inventées seulement au siècle dernier. Les maths, c’est devenu mon truc, Olmy. (Il caressa le mur noir, le regard perdu entre la paroi et Olmy.) Et j’ai résolu le problème. J’imagine que, dans le temps, cet endroit était sous très haute surveillance…

Il picta une brève rafale de symboles, et le mur noir devint gris avant de disparaître purement et simplement pour laisser place à l’entrée d’une galerie bien éclairée.

— Une fois à l’intérieur, poursuivit Mar Kellen, je savais qu’il devait y avoir de nombreux dispositifs de sécurité mortels. Nous nous sommes appliqués à les chercher, et nous en avons découvert encore plus que ce que je jugeais nécessaire pour garder les plus grands secrets. Plusieurs de ces dispositifs avaient atteint leur limite de fonctionnement de cinq siècles, et s’étaient automatiquement désactivés. Visiblement, personne ne connaît plus depuis longtemps l’existence de cet endroit. Pas même les Présidents qui se sont succédé. C’est du moins ce que je suppose, mais il est possible que je me trompe.

De nouveau, il fit son sourire mauvais.

Ils s’approchèrent de la vaste entrée voûtée en forme de demi-cercle. Une voix mécanique de style ancien – elle devait être au moins aussi vieille que ses équivalents d’Alexandrie – leur demanda leur identité.

Mar Kellen récita une série de chiffres et colla la paume de sa main contre une plaque de vérification à côté des portes opacifiées.

— J’ai enregistré mes propres diagrammes, expliqua-t-il à Olmy.

Les portes devinrent transparentes et s’ouvrirent lentement. À l’intérieur, une zone de réception aux murs nus attendait dans la pénombre. Mar Kellen fit signe à Olmy de le suivre, et s’avança dans un couloir qui débouchait sur une petite pièce, elle aussi dépouillée, sans le moindre décor picté.

Les murs étaient blancs et l’éclairage ne projetait aucune ombre. Les mains entrecroisées devant lui, au milieu de la pièce, Mar Kellen s’adressa à Olmy, qui était demeuré sur le seuil.

— Cet endroit abrite un très grand secret, dit-il. Il n’a peut-être pas d’utilité pratique pour quiconque dans l’immédiat, mais je pense qu’il a dû en avoir une dans le temps. La chose a peut-être servi, à l’époque, sans que personne en ait entendu parler. Ou bien elle a été jugée trop dangereuse. Mais avance donc !

Une fois Olmy parvenu à sa hauteur, Mar Kellen leva la main, pointa l’index et le dirigea vers le sol.

— En bas, s’il vous plaît, dit-il.

Le sol disparut sous leurs pieds. La petite pièce n’était rien d’autre qu’une cage d’ascenseur. Ils descendirent, sans éprouver de sensation particulière, dans l’obscurité. Toutes les quatre ou cinq secondes, une fine ligne rouge, sans doute un repère quelconque de profondeur, passait très rapidement sous leurs yeux. Cela dura plusieurs minutes.

Olmy n’avait jamais entendu parler de l’existence de galeries habitées à plus de deux kilomètres de profondeur à l’intérieur de l’astéroïde. Ils avaient déjà dû parcourir au moins le double de cette distance.

— De plus en plus intéressant, n’est-ce pas, hein ? fit Mar Kellen. Qu’est-ce que ça peut bien être, à ton avis, pour qu’ils se soient entourés de tant de précautions, et à une telle profondeur ?

— Combien ? demanda Olmy.

— Six kilomètres dans la paroi de l’astéroïde. Ces niveaux-là ont leur propre réseau d’alimentation, qui ne figure sur les diagrammes d’aucune chambre.

— Il s’agit d’un dépôt de données clandestin, conjectura Olmy.

Il avait entendu parler de ces installations supersecrètes, de ces dépôts quelquefois utilisés par la police ou par les politiciens qui, les siècles précédents, redoutaient de tomber en défaveur auprès de l’Hexamone. Mais c’était la première fois qu’il en voyait un.

— C’est presque cela, ser Olmy. Mais illégal n’est pas tout à fait le terme. C’est « extra-légal » qu’il faut dire. Ce sont des hommes politiques, des législateurs, qui ont fait construire ce dépôt. Crois-tu qu’un législateur puisse accomplir quelque chose d’illégal, à strictement parler ?

Olmy ne répondit pas. C’était un truisme, même dans l’univers à l’éthique très stricte de l’Hexamone politique, que d’affirmer qu’aucun système de gouvernement ne pouvait survivre sans faire quelques entorses à ses propres lois.

Un carré blanc monta bientôt vers eux pour constituer un nouveau sol sous leurs pieds. Une porte s’ouvrit, et Mar Kellen le précéda dans un couloir très court qui débouchait sur une cellule cubique obscure de trois mètres de côté à peine.

— Voilà le terminal d’accès à la mémoire, dit Mar Kellen en s’asseyant sur le tabouret de métal qui se trouvait devant un grand panneau d’acier lisse monté sur la paroi à hauteur de poitrine. Je me suis amusé à le manipuler, et… je suis tombé sur quelque chose d’horrible.

Il effleura le panneau du doigt, et deux petites lumières circulaires à l’éclat faible apparurent sur le panneau.

— Bonjour. Code d’accès général. Je m’appelle Davina Taur-Ingel.

Ce nom devait être celui d’une ancêtre de l’ancien Ministre-Président de l’Hexamone Infini, Ilyin Taur-Ingel. Mar Kellen faisait face au tableau comme s’il avait une longue pratique derrière lui.

— C’est cela qui a été le plus difficile, dit-il. Les systèmes de sécurité se sont désactivés, mais il y avait des labyrinthes d’accès en aval, incorporés à la structure mémorielle. Ils ne manquaient pas de prudence, nos mystérieux ancêtres extra-légaux. S’il n’y avait pas eu ces labyrinthes, j’aurais pu te céder ces informations pour rien, au titre de notre vieille amitié, en pensant qu’elles te serviraient… Mais je n’étais pas seul quand j’ai fait cette découverte. J’avais ma Béni avec moi…

Olmy décela un brusque pic dans les émotions de Mar Kellen. Le vieux soldat éprouvait du chagrin et de la colère mêlés à une sorte de triomphe amer. Il était, sans nul doute, sincère. Mais était-il vraiment sain d’esprit ?

Mar Kellen lui fit signe de s’avancer et de placer sa main sur le panneau, au-dessous d’une lumière verte.

— Ne t’inquiète pas. Mais prépare-toi à interposer tes barrières personnelles. Tu n’auras aucun mal à le faire. Moi, j’ai réussi de justesse, mais nous avons été pris par surprise.

S’adressant au panneau, il dit :

— Donnez accès à l’occupant. Invité d’Ingel.

Olmy rejeta brusquement la tête en arrière, et tous ses muscles se contractèrent. Il recevait des impulsions de quelque chose qui se trouvait dans le panneau, quelque chose qui n’avait pas l’habitude du contact humain. Il entrevit des fragments d’indications visuelles plus que déformées, presque incompréhensibles. Et il entendit une voix beaucoup plus éloignée d’un être humain que celle d’un Frante… ou même d’un ambassadeur talsit.

 

« Incertitude du temps. Incertitude du devoir. Inactivité temps inconnu. »

 

Avec un effort considérable, Olmy retira sa main.

Les traits de Mar Kellen s’étaient tordus en un rictus d’enthousiasme. Le vieux soldat n’avait pas menti, mais il semblait assez irresponsable. Son expérience ici lui avait causé un choc, peut-être des lésions émotionnelles, bien qu’il eût réussi à cacher son état jusqu’à maintenant. Il éclata soudain de rire, puis respira très fort pour retrouver son calme.

— C’est cela qui a tué Béni, dit-il. Juste après que nous eûmes déjoué le labyrinthe. Toutes ses voies nerveuses disloquées. Même ses implants mémoriels ont été atteints et rendus illisibles. Il ne restait plus rien à transférer dans la mémoire civique. Son corps, cependant, était intact, vivant. J’ai dû tuer moi-même ce qu’il restait d’elle, et le faire disparaître… C’est pour cela que je suis obligé de te faire payer ce service, murmura-t-il, le visage blême. Pour sa perte, pour ses souffrances. Qu’est-ce que ça peut être, ce qu’ils cachent ici, à ton avis ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua Olmy.

— J’ai une théorie. Si je ne me trompe… (il avança le menton et sourit, de nouveau, d’un air mauvais), ils ont dû le capturer depuis très longtemps, et déverser sa personnalité – ou son équivalent –, en secret, dans ce dépôt mémoriel clandestin. Puis ils l’ont abandonné, et il a attendu, en sommeil, durant tous ces siècles, que Béni et moi nous tombions sur lui par hasard. Tu es persuadé que nous devrons affronter de nouveau les Jartes un de ces jours, n’est-ce pas ? Quelle valeur pourrait avoir pour l’Hexamone la personnalité captive d’un Jarte, si cela devait se produire vraiment ? Hein ?

Olmy secoua la tête, trop éberlué pour répondre.

— Viens voir un peu ça, maintenant, continua Mar Kellen. Je ne l’ai découvert qu’après la mort de… après… Oui. Suis-moi.

Il s’avança vers le mur opposé à celui de l’entrée, qui se fragmenta en cinq sections en forme de L. Celles-ci s’écartèrent silencieusement, sans heurt, pour leur livrer passage. Ils pénétrèrent dans une salle plus vaste, plongée dans l’obscurité, où circulaient des courants d’air glacé.

— Montre-toi, salaud.

La lumière se fit. Elle émanait d’un cercle situé très haut au-dessus de leur tête. Un bloc de cristal transparent se trouvait au centre de la salle octogonale, occupé par une créature qui ne ressemblait à rien de ce qu’avait jamais connu Olmy. Elle avait une tête très large, d’un bleu tirant sur le vert, en forme de masse de marteau verticale, barrée de trois fentes horizontales. De la fente supérieure dépassaient des sortes de tuyaux blancs miroitants terminés par des boules noires – peut-être des yeux. Des deux autres fentes sortaient des touffes de poils noirs et drus. Derrière la tête démesurée, à peu près de l’importance d’un tronc humain, s’étendait un long thorax horizontal d’un vert satiné. Des tentacules rose pâle aux extrémités fourchues, chacun de l’épaisseur du poignet d’Olmy et à peu près de la longueur de ses bras, formaient une crête au sommet de son dos. À l’arrière, dans le prolongement des tentacules, s’élevait un fouillis de courts piquants ou antennes. Une épaisse queue dressée, enfin, se terminait par une sorte de pavillon de clairon de couleur mauve. Mais le plus étrange de tout était peut-être les sept paires de « pattes » ou de supports qui s’alignaient de part et d’autre du corps. Ce n’étaient pas des pattes ni des jambes à proprement parler, mais plutôt des sortes d’étais, ou des perches longues et pointues, chacune d’une couleur luisante d’obsidienne. Sous la tête, prenant peut-être naissance à la base de la tête elle-même, se trouvaient deux grappes de bras aux multiples articulations, l’une des grappes étant pourvue d’appendices qui ressemblaient étonnamment à des mains, et l’autre de palpes roses et translucides.

Malgré ses années d’expérience de relations avec des non-humains, Olmy se sentit frémir. Luttant contre ses instincts les plus forts, il se rapprocha, le front plissé, soudain conscient d’une vérité profonde concernant cette créature. Ce corps n’était pas vivant, mais seulement conservé de manière à ne pas se décomposer. Il y avait quelque chose de gauche et de désordonné dans sa position qui disait à Olmy que la créature devait être morte.

— Impressionnant, n’est-ce pas ? fit Mar Kellen en contournant le bloc transparent.

La créature, déployée, devait bien faire quatre mètres de longueur, de la tête verticale à la queue dressée.

— Nos ancêtres qui défendaient nos frontières, reprit Mar Kellen, et que nous avons peut-être connus, ou bien sous les ordres de qui nous avons peut-être servi, ont dû capturer ce (ou cette) Jarte, et l’ont enfermé ici. Mais pourquoi n’avoir pas diffusé la nouvelle ? C’eût été une information sensationnelle, d’une inestimable valeur…

Olmy comprenait ce qu’il voulait dire. Avec les armes que possédaient les deux parties, les affrontements directs étaient rares et cataclysmiques. Les Jartes n’avaient jamais répondu à aucune avance diplomatique. En vérité, au bout de quelques décennies de guerre, les humains avaient cessé d’en faire. Aucun des deux adversaires ne savait très bien à quoi ressemblait l’autre. Ils avaient fait abondamment usage de leurres et de ruses. Les informations de toute sorte étaient automatiquement suspectes. Capturer un Jarte, même s’il était agonisant ou mort, et comprendre en partie ses processus de pensée… cela aurait été un événement formidable.

Mais pourquoi avoir voulu le cacher, même au cours des siècles ? Qu’avaient-ils découvert sur leur prisonnier qui rendît nécessaire une telle prudence ?

Mar Kellen haussa les épaules tandis que son picteur projetait au plafond un symbole bleu isolé, sans contexte.

— À moins qu’il ne soit pas réel. C’est peut-être une simulation ratée… (Il donna un coup, de sa main à plat, sur la console.) Mais je suis presque sûr qu’il est réel. Nos simulations ne valaient pas un clou. Et nous n’avons jamais rencontré de Jarte face à face. Personne, en tout cas, à ce qu’on nous a répété, n’est revenu pour le dire. Cette chose-là, cependant, n’a été révélée à personne. Je ne sais pas ce qu’elle vaut, ser Olmy, mais il faut croire qu’elle est bien précieuse.

Le vieux soldat désigna une plaquette blanche sur le côté du panneau.

— Il y a d’autres manières de l’étudier, dit-il. Je les ai toutes essayées après la… mort de Béni, ma compagne. Pendant des mois, je n’ai pas voulu toucher à la jonction directe. Ceci, d’une manière moins dangereuse, permet d’afficher les circuits mentaux de cette foutue créature en mode analogique. Je suppose qu’à l’époque, il y avait des experts capables de déchiffrer les symboles. Mais ce n’est pas mon cas.

Olmy observa le panneau. Un cylindre lumineux s’était formé juste au-dessus. Comme une fleur géométrique, il s’épanouit et projeta un faisceau confus de lignes spiralées qui dansaient de manière hypnotique. Puis le cylindre s’évasa à la base, en prenant les couleurs successives d’une mosaïque. Noir sur fond gris, rouge sang sur vert, blanc sur vert, rouge sur noir et ainsi de suite, tout en demeurant immobile en suspens.

— Docile, jusqu’à présent, n’est-ce pas ? fit le vieux soldat.

Olmy lui jeta un bref coup d’œil, puis reporta son attention sur le panneau. Il n’avait pas la moindre clé pour comprendre ce qu’il voyait.

— Tu penses que c’est un diagramme de la mentalité de cette créature ?

— Il s’agit d’un Jarte, répliqua Mar Kellen en s’agitant. Il ne peut s’agir que d’un Jarte. Ce qui s’affiche là, c’est non seulement son psychisme, mais ses souvenirs. J’ai passé des heures ici à l’observer, en me disant parfois : « Voilà ce qui a tué ma Béni. » Dans ces moments-là, il fallait que je parte ou que je coure le risque de perdre l’esprit.

Olmy, fasciné, contemplait la structure aux couleurs changeantes. Il avait eu un contact, tout à l’heure, avec l’extrême périphérie de la personnalité de cette créature. Ce n’était pas assez pour décider si cette personnalité était partielle ou intégrale, endommagée ou intacte, ou même si sa mémoire était active ou inactive. Mais il avait là une occasion sans pareille d’aborder un mystère à première vue impénétrable.

Il ressentit un élan hormonal que son organisme s’appliquait à stabiliser.

— Ça donne le frisson, hein ? fit Mar Kellen. Trop de mystères.

— C’est exact, reconnut Olmy en se rapprochant du prisonnier tandis que les processeurs de ses implants mentaux s’attaquaient déjà au problème. J’espère que tu n’as montré cela à personne d’autre ?

Mar Kellen secoua la tête.

— Je n’ai plus aucun contact. C’est Béni qui m’a… (Son regard croisa celui d’Olmy. Ses paupières étaient mi-closes, ses traits plissés de douleur.) Guéri. Ramené à la surface.

Olmy se détourna pour ne plus voir l’angoisse de son vieil ami.

Il s’était trouvé en présence du danger bien plus souvent qu’il ne voulait se le rappeler. Il avait mis son propre courage à l’épreuve avec une régularité qui confinait à la perversion. Même le talsit à forte concentration – il ne s’était pas offert ce luxe depuis des années – était incapable de pacifier la soif d’aventure qui était en lui. Cependant, ce n’était pas tant le danger que la nouveauté de l’expérience qui exerçait un attrait sur lui. Les dernières décennies de son existence avaient été très peu fertiles en faits extraordinaires. Lui aussi s’était finalement lassé de la Terre, avec ses bourbiers de besoins et ses excès de misère.

Dans toutes ses vies, cependant, il n’avait jamais éprouvé la peur qu’il ressentait maintenant. Quelle que fût la nature de l’entité prisonnière de cette unité de mémoire – et c’était presque certainement une personnalité Jarte, si les suppositions de Mar Kellen étaient fondées –, elle était assez forte encore pour avoir ébranlé la raison de son vieil ami après avoir tué sa compagne.

— Ne me remercie surtout pas, dit Mar Kellen, dont le sourire avait à présent disparu. Maintenant que je t’ai amené ici… (Il picta un tourbillon frénétique de symboles rouges et jaunes, des symboles personnels qui n’avaient pas de signification pour Olmy mais dont la structure était celle d’une ancienne prière nadériste.) Je ne veux rien pour moi. Vraiment rien. Pas même les faveurs que je t’avais demandées. Plus rien ne compte pour moi. Je l’ai assassinée en la faisant descendre ici…

Olmy sortit un instant de sa semi-rêverie.

— Tu as découvert quelque chose d’extrêmement important, dit-il. Je ne suis pas encore très bien sûr de savoir de quoi il s’agit, mais…

— Je n’ai plus la moindre curiosité en moi, lui dit Mar Kellen. Si c’est important pour toi, je te l’abandonne volontiers. Je crois que j’ai déjà vécu beaucoup trop longtemps.

Son visage, tandis qu’il murmurait ces mots, était illuminé par les reflets changeants des motifs colorés du Jarte. Il battit doucement des paupières puis, s’humectant les lèvres, se tourna brusquement vers Olmy pour ajouter :

— Toi non ?

Éternité
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