16

Gaïa

La conférence de la Boulë sur l’attaque libyenne contre le Brukheion avait été particulièrement décourageante. La milice juive stationnée tout autour du delta du Nilos avait déjà montré son mécontentement sous la forme de manifestations à la lisière de la mutinerie. La Boulë avait réagi. Kleopatra, entourée de son habituelle nuée de collaborateurs et de conseillers, était ressortie de la séance pour affronter les feux des projecteurs braqués sur elle par les équipes de chroniqueurs officiels de la Boulë. Elle possédait encore suffisamment de vanité pour détester les caméras et les lumières crues, mais elle avait assez de sens du devoir pour sourire.

Sa position en tant que reine était devenue précaire. Elle avait eu depuis longtemps l’occasion de regretter le pouvoir qu’elle avait, au cours des trente dernières années, regagné à la dynastie de Ptolemaios. Juste assez de pouvoir pour endosser les blâmes, pas assez pour exercer le contrôle. Elle ne possédait pas assez d’autorité pour défier entièrement la Boulë et diriger l’armée. Cependant, en cas d’échec de la politique militaire de la Boulë, c’était elle que de nombreuses factions rendaient systématiquement responsable. Des rumeurs de complot circulaient en ce moment. Elle espérait presque les voir se concrétiser.

Et pour couronner la journée, son informateur au Mouseion l’avait mise au courant de la manière dont Rhita Berenikë Vaskayza était traitée là-bas.

Son Hypsëlotës impériale avait depuis longtemps appris à tirer tout le parti possible d’une situation donnée. Elle soupçonnait le Mouseion, depuis plus de dix ans, de ne plus avoir les mêmes intérêts qu’elle, mais pas encore au point de la défier ouvertement. L’Akademeia Hypateia de Rhodos était une épine dans le pied du bibliophylax. Kleopatra avait cru provoquer une réaction intéressante, à l’époque, en autorisant la petite-fille de Patrikia à entrer au Mouseion. Et si cette jeune fille apportait de meilleures nouvelles que Patrikia autrefois…, tant mieux.

D’une manière ou d’une autre, elle lui serait utile.

Mais les nouvelles que lui apportait son informateur avaient de quoi la rendre furieuse. Assise sur un siège pliant, dans son petit bureau privé, pour écouter son récit, elle serra les mâchoires tandis que sa balafre devenait blanche. Jamais elle n’aurait cru que le bibliophylax Kallimakhos bafouerait ainsi son autorité.

Il avait éloigné, contre sa propre volonté, le didaskalos choisi par Rhita, un jeune professeur de physique et de mécanique nommé Demetrios, sous prétexte de congé sabbatique. (Demetrios, qui était, selon l’informateur, un excellent mathématicien de même qu’un inventeur prometteur, s’était déclaré enchanté par la perspective de travailler avec la petite-fille de la sophë Patrikia.) Kallimakhos traitait Rhita de manière ignominieuse, ignorant délibérément son statut d’étudiante privilégiée, la forçant à vivre séparée de son garde du corps celte dont elle avait besoin, de toute évidence, pour assurer sa sécurité.

Rhita Vaskayza, expliqua l’informateur avec une nuance d’admiration professionnelle dans la voix, faisait bonne figure devant toutes ces brimades.

— Doit-on la considérer comme une favorite royale ? demanda-t-il enfin, cédant à la curiosité.

— Est-il nécessaire que vous le sachiez ? répliqua froidement Kleopatra.

— Non, ma reine. Mais si c’en est une, vous avez choisi une jeune femme très intéressante.

Kleopatra ignora cette familiarité.

— Il est temps de jouer le morceau choisi, dit-elle.

D’un doigt preste, elle congédia l’informateur. Un secrétaire apparut dans l’encadrement de la porte.

— Faites venir ici Rhita Berenikë Vaskayza, demain matin, commanda la reine. Et veillez surtout à ce qu’elle soit traitée avec des égards exceptionnels.

Elle se mit à fredonner en contemplant le plafond. Elle cherchait ce qu’elle pouvait faire d’autre pour assurer sa propre satisfaction sans déranger de plus grands desseins.

— Envoyez une équipe de contrôleurs fiscaux au Mouseion, dit-elle enfin. Je veux que chaque administrateur et didaskalos présent – je précise bien, uniquement ceux qui sont présents dans les locaux – soit vérifié en ce qui concerne le paiement de la dîme et des taxes royales. La seule exception sera Kallimakhos. Vous lui ferez savoir que je souhaite le voir dans la semaine. Veillez également à ce que toutes les subventions et redevances prélevées sur le trésor royal pour être transférées au Mouseion soient retardées de trois semaines.

— Oui, ma reine.

Le secrétaire leva ses mains entrecroisées jusqu’à ce qu’elles touchent son menton, puis se retira obliquement et à reculons.

Kleopatra ferma les yeux et calma sa rage sourde en laissant échapper un long gémissement. Plus que jamais, elle appelait de tous ses vœux quelque chose d’apocalyptique qui pût rompre la monotonie du marais politique où elle était actuellement embourbée. Elle n’était ni suprêmement puissante ni assez faible pour être ignorée. Il lui fallait manier le pouvoir comme un matelot sur le lac Mareotis, à bord d’une barque qui prenait l’eau.

— Apporte-moi quelque merveille qui puisse me distraire, Rhita Vaskayza, murmura-t-elle entre ses dents. Quelque chose qui soit réellement digne de ta grand-mère.

 

Le hall de la résidence résonnait de voix de femmes s’exprimant en hellénique, en araméen, en aithiopien et en hébreu. Les premiers cours commençaient aujourd’hui, et Rhita n’avait pas encore de didaskalos ni, par conséquent, d’affectation à des cours autres que les matières de base que suivaient tous les étudiants du Mouseion : orientation, langues (dont elle n’avait aucun besoin) et histoire du Mouseion. La deuxième heure de la matinée – qui commençait juste après l’aube –, le hall s’était presque vidé, et Rhita se trouvait dans sa chambre, l’humeur sombre, en train de se demander si elle avait bien fait de venir étudier ici.

Elle entendit le pas lourd de deux personnes qui s’approchaient dans le couloir, et connut un moment d’angoisse. Quelqu’un frappa sur l’encadrement de la porte, et une voix d’homme demanda :

— Rhita Berenikë Vaskayza ?

— Oui, dit-elle en se levant pour faire face, s’attendant au pire.

— Je suis venu avec votre garde du corps, déclara l’homme en hellénique d’une voix posée. Son Hypsëlotës Impériale requiert votre présence dans son palais aujourd’hui à la sixième heure.

Rhita ouvrit la porte et vit Lugotorix derrière un grand et massif Aigyptien portant la livrée royale. Le Celte fit un signe de tête à Rhita, et elle cligna de l’œil en réponse.

— Tout de suite ? demanda-t-elle.

— Tout de suite, confirma l’Aigyptien.

Lugotorix l’aida à rassembler les écrins contenant les Objets de Patrikia. Elle se sentait ridicule d’avoir essayé de vivre au Mouseion, mais c’était le désir de son père, sur une suggestion de sa mère, depuis des années.

« Mieux vaut ne pas essayer d’approcher directement son Hypsëlotës Impériale, avait conseillé sa mère. Surtout après le fiasco des portes disparues. »

Un chariot à moteur beaucoup plus grand que celui qui l’avait amenée au Mouseion l’attendait sur l’allée pavée qui partait de l’arche principale de la résidence. Trois autres Aigyptiens, eux aussi en livrée royale, chargèrent avec soin les bagages à l’arrière. Le Celte monta s’asseoir à côté du chauffeur tandis que les gardes se tenaient sur le marchepied de chaque côté. Dans un sonore ronflement de moteur, l’équipage s’ébranla en direction de la sortie du Mouseion, puis vers le palais royal. Rhita se retourna pour regarder le portail et comprit, dans un frisson d’intuition, que son bref séjour au Mouseion venait de s’achever définitivement.

Éternité
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