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La Voie, Gaïa efficace
Un labyrinthe de lumières vertes brillantes s’esquissa en lignes parallèles autour d’eux, vite rompu pour tracer une sorte de harnais ou de cage entourant la bulle à une vitesse que les yeux de Rhita avaient du mal à suivre. Après une brève pause, un nouvel agencement de lignes surgit de la surface de la Voie, tout en bas, commençant par un tourbillon éblouissant au niveau de l’une des tours de disques empilés. Puis les lignes se rejoignirent, et la bulle ovale descendit, à une vitesse inquiétante, mais sans produire, là encore, la moindre sensation.
Rhita se sentait défaillir. Il y avait trop de stimulations, trop de choses à absorber.
— Ça ne va pas du tout, dit-elle à Tÿphön.
Son guide lui saisit le bras gauche. C’était la première fois qu’il la touchait. Son contact était chaud, mais peu convaincant. À travers le cercle de sa vision et de ses pensées, qui se rétrécissait de plus en plus, elle éprouvait une sensation de vague répulsion. Mais elle se retrouva vite sur les genoux, et plus rien n’importait pour elle.
Elle s’attendait plus ou moins à ce que Tÿphön lui fasse quelque chose pour chasser sa nausée. Mais il se contenta de rester derrière elle en la maintenant pour l’empêcher de tomber à la renverse. Durant quelques instants, elle réprima une forte envie de vomir. Puis elle serra très fort les paupières, décidant que l’absence de lumière améliorait son état.
Au bout d’un moment, les vertiges disparurent et elle se sentit beaucoup mieux.
— Si vous avez soif, lui dit Tÿphön, buvez ceci.
Elle ouvrit les yeux et vit qu’il tenait à la main une coupe de verre emplie d’un liquide incolore. Elle la prit et y trempa prudemment ses lèvres. C’était de l’eau, rien de plus, pour autant qu’elle pût le dire. Elle en fut vaguement déçue. Elle s’était attendue à quelque élixir. Naturellement, il y avait l’énigme posée par la manière dont Tÿphön avait pu se procurer un verre d’eau à l’intérieur de cette bulle. Elle l’imagina en train d’ouvrir un petite porte dans son propre corps pour en sortir la coupe, ou en train de cracher dedans pour la remplir. Elle ferma une deuxième fois les yeux, luttant contre une nouvelle montée de nausée.
Elle s’aida de la rampe pour se relever, repoussant la main que lui tendait Tÿphön, et lui rendit vivement la coupe à moitié pleine. En partie pour se distraire du spectacle extérieur, mais aussi pour vaincre sa nausée, elle porta son attention sur la coupe pour voir ce qu’il allait en faire.
Il continua de la tenir à la main. Rien de plus. En frissonnant, Rhita se força à regarder de nouveau à l’extérieur de la bulle. Ils étaient descendus beaucoup plus près de la surface. Ils se dirigeaient à présent, apparemment guidés par les lignes vertes, vers une tour entièrement blanche. Essayant d’évaluer ses dimensions, Rhita décida qu’elle était au moins aussi haute que le Pharos d’Alexandreia, et beaucoup plus massive. Mais à l’échelle de la Voie, toutes les structures semblaient plus petites.
Elle fit un effort sur elle-même pour pencher la tête en arrière et regarder vers le haut. Sa nuque résistait. Ses lèvres s’entrouvrirent et elle soupira malgré elle. Loin derrière au-dessus d’eux, le prisme triangulaire énorme, lourd et sans grâce, était en suspens au centre du ruban de lumière laiteuse comme un long cristal noir flottant entre deux eaux dans une mer blanche.
Un peu plus loin dans la Voie, un signal clignotant attira son attention. Elle s’abrita les yeux d’une main, bien que la lumière du tube ne fût pas excessive, et se concentra sur un point en mouvement qui se trouvait, lui aussi, à l’intérieur du tube, mais à plusieurs stades de là, et qui se déplaçait rapidement dans leur direction. Rhita rejeta la tête en arrière au moment où il passait juste au-dessus d’eux, et vit alors qu’il s’agissait d’un autre prisme irisé qui allait entrer en collision avec le premier. Elle sursauta en étouffant une exclamation au moment où les deux prismes se heurtèrent comme des trains lancés sur les mêmes rails. L’espace d’un instant, il n’y eut plus qu’une longue masse verte, puis le second prisme passa à travers le premier sans dommage apparent, et poursuivit normalement son voyage en s’éloignant à grande vitesse.
Patrikia ne lui avait jamais rien décrit qui ressemblât à cela.
— J’ai la tête qui tourne, dit-elle en lançant à Tÿphön un regard de reproche.
— C’est vous qui avez exprimé le désir de tout voir, dit le guide d’une voix douce. Aucun de moi n’emprunte très souvent cette route.
Rhita retourna quelques instants cette étrange syntaxe dans sa tête, puis décida que le spectacle était moins troublant que ce qu’elle soupçonnait Tÿphön de vouloir dire. Elle regarda de nouveau devant elle.
La tour n’avait aucune entrée visible. Néanmoins, la bulle passa directement à travers la paroi courbe de l’un des disques empilés pour se retrouver dans un espace clos semi-circulaire rempli de polyèdres flottants. Puis elle traversa une autre paroi, se défaisant de sa panoplie de lignes vertes, et descendit le long d’un puits de couleur vert tilleul en direction de ce qui ressemblait à une lentille de verre parfaitement transparente. À travers la déformation de cette lentille, on apercevait des bleus de ciel, des bleus de mer, des bruns de terre et des gris de nuages. Toutes les couleurs normales de sa planète. Retenant sa respiration, elle espéra, contre toute raison, que son cauchemar allait bientôt prendre Fin.
— C’est la porte qui mène à Gaïa, lui dit son guide. Elle existait déjà avant. Nos portes ne sont généralement pas si exiguës. Mais la géométrie existante est la plus forte.
— Ah ! fit Rhita.
Il était prodigue d’informations qui n’avaient pratiquement aucun sens pour elle.
Tandis qu’ils tombaient rapidement vers la surface bombée de la lentille, la couleur du puits vira au rouge puis, abruptement, au blanc.
La bulle creva la surface. De l’autre côté s’étendait un paysage d’océan gris bordé d’une ligne côtière et surmonté de nuages. Par endroits, le soleil illuminait la surface de l’eau, qui était bleue.
— Où sommes-nous ? demanda Rhita, presque incapable de respirer.
— C’est votre monde, lui dit Tÿphön.
Elle le savait déjà. Et elle savait aussi que ce n’était pas un rêve.
— Où sommes-nous sur Gaïa ? précisa-t-elle.
— Pas très loin de chez vous, je crois. Je ne suis jamais venu ici, sous quelque forme ou capacité que ce soit.
— Je voudrais aller… (Elle leva les yeux vers le ciel bleu et le miroitement indistinct, au-dessus de leurs têtes, à l’endroit où se trouvait la porte qu’ils venaient de franchir.) Est-ce que nous ne pourrions pas aller à Rhodos ?
Tÿphön parut réfléchir quelques instants à sa question.
— Cela ne consommera pas plus d’énergie, dit-il. Mais notre programme n’est plus très loin de son terme. Il faudra qu’il y ait bientôt des résultats.
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— Pour notre enquête. Il faudra que vous fournissiez des éléments concrets.
— Je vous ai dit tout ce que je savais, fit Rhita, au bord des larmes et de l’épuisement total. Que pourrais-je faire de plus.
— Conduisez-nous jusqu’à ceux qui ont fabriqué cette clavicule. Donnez-nous des clés. Mais… (levant la main alors qu’elle s’apprêtait à protester) je me rends très bien compte que vous ignorez ces détails. Notre espoir est que vous nous fournirez des indices par votre comportement, votre présence, vos réactions… La clavicule est peut-être liée à d’autres que vous. Pour le moment, vous êtes la seule à pouvoir la faire fonctionner. Ce qui vous rend encore utile sous votre forme active.
— Et mes… compagnons ?
— Nous les ferons venir ici, si cela peut vous apaiser.
— J’en suis sûre, dit Rhita. Faites-les venir, je vous en supplie.
Tÿphön eut un sourire.
— Vos formes de conciliation sociale sont extraordinaires. Une telle simplicité masquant un tel pouvoir d’agressivité… La demande est transmise. Normalement, nous les retrouverons à Rhodos, si notre budget énergétique n’est pas dépassé.
— Je ne sais pas si je vais pouvoir rester ici plus longtemps. Je suis trop fatiguée.
Tÿphön l’encouragea à s’accroupir sur la plate-forme.
— Vous ne serez pas ridicule à mes yeux, dit-il.
Faisant la grimace, non seulement elle s’accroupit mais elle se coucha à plat ventre, regardant vers le bas.
— Est-ce que nous allons à Rhodos ? demanda-t-elle.
— Oui.
Une ligne verte se forma à partir des nuages voisins et se déploya devant eux en un réseau radieux de courbes enchevêtrées. De nouveau encagée dans ce treillis, la bulle les transporta très haut au-dessus de l’océan. Rhita n’aurait su dire dans quelle direction géographique ils allaient.
— Est-ce que je suis la première humaine que vous étudiez ? demanda-t-elle.
— Non. Mes autres moi ont étudié des dizaines d’humains de cette planète avant de s’occuper de votre dossier enregistré.
— Savez-vous absolument tout sur nous ?
La colère était maintenant son émotion dominante. Elle ravala les mots qui lui montaient à la bouche, espérant cependant que le ton acerbe de sa voix n’avait pas échappé au Jarte.
— Non, répondit-il. Il y a encore beaucoup de subtilités que nous devons étudier. Mais je ne sais pas si je pourrai conduire cette étude de vous à son terme. Des tâches plus urgentes et plus élevées nous appellent, et mes moi sont très occupés.
— Vous ne faites que répéter cela, murmura Rhita d’une voix lasse. « Mes moi. » Je ne comprends pas du tout ce que vous voulez dire.
— Je ne suis pas un individu. Je suis juste engrangé de manière active…
— Comme du grain dans un baril ? demanda Rhita, sarcastique.
— Comme des souvenirs dans votre tête. Je suis enregistré sous forme active dans la faille. Nous savons y induire des résonances qui nous permettent d’enregistrer des quantités énormes d’informations. Littéralement, des planètes entières de données. Est-ce que cela vous dit quelque chose ?
— Non, admit Rhita. Mais comment pouvez-vous avoir plusieurs moi ?
— Parce que ma configuration personnelle, ma personnalité, peut être reproduite à volonté. Je peux aussi être combiné avec d’autres personnalités de conception et de capacités différentes. Plusieurs types d’exécuteurs peuvent être mis à notre disposition. Des machines, des véhicules ou, plus rarement, des corps. Je travaille quand on a besoin de mes moi.
— Vous êtes spécialisé dans les rapports avec les étrangers ?
— En un sens. J’ai étudié jadis des êtres qui vous ressemblent, lorsque nous les combattions dans la Voie. J’étais un individu, à cette époque, avec une forme biologique qui ressemblait à celle de ma naissance.
La grand-mère de Rhita lui avait raconté le peu qu’elle savait des guerres contre les Jartes. Pour une petite fille, cela n’avait pas une grande signification. Elle n’en avait gardé que le souvenir de merveilleux récits fantastiques sans aucun rapport avec la réalité. Elle regrettait maintenant de n’avoir pas écouté plus attentivement.
— Quelle était votre forme originelle ? demanda-t-elle.
— Elle n’était pas humaine. Pas du tout comme celle-ci.
— Mais vous avez bien eu une forme à vous.
— Une partie de moi seulement. Depuis, j’ai toujours été combiné avec d’autres, mélangé.
Il fit tourner lentement son index. Rhita fronça les sourcils. Toutes mes questions, se disait-elle, c’est pour m’empêcher de regarder la vérité en face.
— Je vous avoue que je suis encore perdue, fit-elle à haute voix. Vous me dites d’abord une chose, puis une autre.
Tÿphön s’accroupit à côté d’elle, les coudes sur les genoux, les mains entrecroisées, dans une attitude très humaine. Elle avait même l’impression que son visage avait plus de caractère.
— Votre langage ne possède pas les groupes sémantiques voulus. Tous les langages vocaux sont inadéquats.
— Vous ne communiquez pas par la parole ?
— Pas avec des mots, ni des sons. Pas de manière habituelle, du moins.
— Est-ce que vous me tueriez, si vous en receviez l’ordre ?
— Je ne recevrai jamais l’ordre de vous tuer, ni de tuer qui que ce soit, si vous entendez par là la destruction de votre configuration personnelle. Ce serait ce que vous appelleriez un crime ou un péché.
Cela suffisait pour le moment, jugea-t-elle en se laissant de nouveau rouler sur le ventre. Au-dessous d’eux, l’océan avait une couleur bleu-vert et semblait peu profond, avec des colonnes rocheuses qui émergeaient comme des souches d’arbre. Elle ne connaissait pas cet endroit.
Ils étaient cependant censés se trouver près de Rhodos. Mais « près » n’avait peut-être pas le même sens pour un Jarte habitué à parcourir la Voie à toute vitesse et à franchir des portes dans des bulles de savon pour aller d’un monde à l’autre.
De nouvelles colonnes apparurent. Chacune était coiffée d’un chapiteau doré qui épousait la forme de la roche, comme si elle était peinte. Pas de végétation, pas de bateaux dans l’eau, rien d’autre qu’une désolation surmontée de nuages gris et parsemée de colonnes.
— Est-ce que je pourrais humer l’air ? demanda Rhita.
— Non, répondit sèchement Tÿphön.
— Pourquoi ?
— Ce serait dangereux pour vous. Il y a maintenant dans l’atmosphère de votre monde des organismes et des machines biologiques que vous ne pouvez pas voir parce qu’ils sont trop petits, et qui s’occupent d’élever Gaïa à un niveau d’efficacité adéquat.
— Personne ne peut vivre dans cette atmosphère ?
— Personne de votre espèce, dit Tÿphön d’un air contrit.
Elle se sentit défaillir de nouveau. Ils avaient empoisonné l’atmosphère de Gaïa. C’était cela que son guide venait de dire ? Ils avaient souillé la planète et semé la mort. Toute vie était devenue impossible…
— C’est partout comme cela ? demanda-t-elle. On ne peut plus vivre nulle part ?
— Il n’y a plus aucun humain sur Gaïa. Ils ont été enregistrés pour examen ultérieur.
La colère explosa soudain, lui faisant rejeter la tête en arrière, agrippant ses entrailles dans sa main géante, tirant de son gosier un hurlement lugubre. Rhita se jeta sur Tÿphön les deux poings levés. Il ne fit aucune tentative pour se défendre. Elle le frappa aussi fort qu’elle put, et ce n’étaient pas des coups faibles ni féminins. Son éducation ne l’avait pas habituée à ne pas se défendre. Ses poings déformèrent le visage de Tÿphön et ses genoux firent des creux dans ses vêtements. Elle avait l’impression de cogner dans de la pâte à pain, tiède et molle. Elle continua de hurler, un peu plus dans l’aigu à chaque coup, poussant des grognements, bavant, les paupières à demi fermées. Et elle frappait, frappait, des poings, des pieds, de ses ongles qu’elle enfonçait dans ce qui aurait dû être de la chair.
Tÿphön s’écroula sur la plate-forme, le visage déformé, les yeux fermés de travers, non pas contusionnés mais simplement de travers. Elle lui donna des coups de pied redoublés, jusqu’à ce qu’elle ne ressente plus dans la tête qu’un grand vide noir et tremblant. Levant les yeux vers les nuages à l’extérieur de la bulle, les joues ruisselantes de larmes luisantes, le menton couvert de bave, la rage disparue mais les bras et les jambes toujours tremblants, elle commença à recouvrer le contrôle d’elle-même.
Elle regarda la masse, à ses pieds, qui n’avait guère plus que les vêtements d’humain. Son expression était celle d’un cheval fou, ses pupilles étaient des têtes d’épingle et ses narines étaient dilatées. Elle agrippa la rampe, avec l’impression, de nouveau, qu’elle allait vomir. Elle aperçut alors, se profilant à l’horizon, une longue masse sombre aux contours familiers. Le dernier fragment d’espoir qu’elle avait en elle s’illumina. C’était Rhodos. Elle l’aurait reconnue dans n’importe quelles circonstances. La bulle était toujours en train de la conduire chez elle.
La voix de Tÿphön s’éleva à ce moment-là derrière elle, inchangée malgré les dommages que Rhita avait causés à son visage, pour dire :
— Je pense que mon budget va certainement être dépassé, à présent.