25

La Cité du Chardon

Lanier, mû par un simple désir d’amusement, s’employa à renouveler la décoration des appartements qui lui avaient été attribués sous la coupole du Nexus. Allant d’une pièce à l’autre de ce véritable palais, il donnait vocalement ses instructions.

— Polynésien, dit-il dans la salle à manger au décor d’un classicisme sombre et austère.

Les projecteurs de décoration fouillèrent leurs mémoires de styles historiques, et firent apparaître une chambre cérémoniale éclairée par des flambeaux, au sol recouvert de tapas brun et noir où étaient posés des bols en bois. Les murs étaient faits de troncs de palmiers tapissés de nattes d’herbes et de palmes tressées.

— Parfait, approuva-t-il.

En s’amusant avec toutes ces merveilles, il avait le sentiment d’apaiser son ego rabougri, ou tout au moins de se mettre de meilleure humeur.

Jadis, de puissants gouverneurs, des sénateurs, des Ministres-Présidents et même des Présidents avaient logé dans ces appartements. Mais ils étaient demeurés vides durant des siècles après l’exode dans la Voie, et n’étaient plus utilisés que pour des cérémonies exceptionnelles.

Korzenowski était parti s’occuper des préparatifs de la conférence plénière du Nexus. Mirsky était dans ses propres appartements, semblables à ceux-ci. Lanier n’avait que ses pensées pour l’occuper. Il se faisait l’effet d’être la cinquième roue du carrosse. Il était vieux, de toute manière. Et sa compréhension n’avait jamais été à la hauteur d’un problème comme celui-ci. Pourtant, il n’avait encore exprimé ses réserves devant personne, et cela le tracassait encore plus. Cela signifiait que le chien fidèle administratif qui sommeillait en lui se résignait finalement à ronger l’os qui avait été glissé de force entre ses mâchoires. Mais ce n’était pas ce à quoi il aspirait. Il aspirait au repos et non à l’excitation intellectuelle de l’aventure et de la nouveauté. Ce qu’il voulait, c’était…

Pour dire les choses un peu plus crûment, ce que désirait Garry Lanier, c’était finalement la mort.

Ses yeux s’ouvrirent un peu plus grand tandis qu’il s’asseyait sur une marche de l’escalier conduisant dans la grande salle à manger (creusée à même la roche volcanique, s’il fallait en croire les projecteurs). Il avait l’impression que son cœur venait de manquer un battement. Toujours prêt à se dissimuler ses propres sentiments, il n’avait jamais voulu, jusqu’ici, faire face à cette vérité personnelle particulière.

Mettre fin à l’expérience de l’existence. Accepter le repos final. Acquérir l’assurance que, malgré tous les progrès de la médecine et de la science, la vie, tout au moins pour lui, pouvait prendre fin dans le silence de l’obscurité.

Il avait vécu plus de choses extraordinaires qu’il n’était capable de se rappeler clairement. La plus grande partie de ses souvenirs était obnubilée par la simple incompréhension. Même s’il passait un siècle à essayer d’expliquer tout ce qu’il avait vu, il ne serait probablement pas beaucoup plus avancé pour autant. Il ne lui resterait qu’à hausser les épaules et à fermer les yeux.

Cependant, le fait même d’avoir admis cette pensée était pour lui un choc. Il frotta ses joues caves de ses longs doigts minces, encore vigoureux, et poursuivit son introspection durant un bon moment, savourant l’amertume qui s’en dégageait. Quoi qu’il eût été dans sa vie, il n’avait jamais été du genre à renoncer facilement ; et pourtant, qu’éprouvait-il en ce moment, sinon un profond désir de renoncement ?

Heineman n’avait jamais eu de telles idées. Il avait accepté sa mortalité, mais il avait joui de la vie jusqu’au bout, et il avait survécu à autant de traumatismes, sinon plus, que Lanier. Lenore Carrolson avait toujours le moral. Sa vitalité et son enthousiasme demeuraient intacts. Quant à Karen, elle aimait tellement la vie qu’elle refusait de penser à la mort, dont elle retardait le moment avec l’aide de la technologie de l’Hexamone.

Rien d’étonnant à ce que leurs chemins se soient séparés. Le moral de Karen n’avait pas plus été entamé que celui de Lenore par tout ce qu’elle avait vu, et elle avait vu exactement les mêmes choses que lui. Elle avait pleuré leur fille avec autant de chagrin et plus de difficulté dans la mesure où elle entretenait un espoir impossible, celui de retrouver un jour l’implant d’Andia. Où donc avait-il lui-même signé son échec ?

La voix de l’appartement annonça la présence d’un visiteur à l’entrée principale. Lanier émit un grognement. Il aurait voulu disposer d’un peu de temps pour ressasser tout cela avant d’avoir à affronter les autres, mais ce n’était pas possible. Il ne pouvait continuer à s’isoler ainsi.

— Très bien, dit-il.

Il marcha jusqu’à l’entrée principale, qui avait la forme d’un pont d’acier de cinq mètres de long sur deux de large, suspendu à l’intérieur d’une sphère creuse en cristal météorique. Une feuille de cristal s’écarta à l’autre bout du pont, et Pavel Mirsky apparut, souriant de son habituel sourire triste.

— Je ne vous dérange pas ? dit-il.

— Non, répondit Lanier, plus épouvanté par l’aspect solide et normal de l’homme que par n’importe quoi d’autre.

Pourquoi n’est-il pas venu au moins habillé comme un dieu, avec des éclairs dans ses cheveux ?

— J’ai des insomnies, et je commence à en avoir assez de ne rien faire d’autre que rechercher des informations, lui dit Mirsky. J’ai besoin d’un peu de compagnie. J’espère que vous pensez comme moi ?

Lanier hocha vaguement la tête en signe d’assentiment.

Pas étonnant qu’il s’ennuie. Même les extraordinaires bibliothèques du Chardon doivent lui sembler bien puériles… mais qui peut savoir ?

— Je ne sais pas si je vous ai déjà présenté mes excuses pour venir ainsi vous importuner, reprit Mirsky.

— Il me semble que oui, dit Lanier.

Aurait-il des trous de mémoire ?

— J’ai dû le faire, en effet, déclara Mirsky en souriant.

Il franchit le pont et dépassa Lanier.

— C’est une demeure très spacieuse, n’est-ce pas ? reprit-il. Et pourtant, je ne pense pas qu’elle soit beaucoup plus luxueuse que les appartements où tout le monde vivait. La technologie a finalement réussi à mettre les dirigeants et leurs sujets sur un pied d’égalité.

— C’est trop riche à mon goût.

— Je suis d’accord, fit Mirsky.

Ils traversèrent la rotonde de réception sous une coupole qui représentait les cieux vus du pôle nord du Chardon. La lune était en ce moment visible et pleine, et sa lumière projetait des ombres sous leurs pieds.

— C’est tout de même du plus bel effet, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Lanier.

Il ressemblait plutôt à un enfant, maintenant. Plus spontané, plus joueur, mais toujours parfaitement contrôlé.

Lanier suivit le Russe dans le petit salon de la demeure. Mirsky essaya un fauteuil de style un peu plus neutre que les autres dans la mesure où il ne possédait pas de coussins de traction ou autres effets de champ. Il se laissa rebondir sur les ressorts encore souples après tous ces siècles, et secoua la tête avec une feinte tristesse.

— Vous auriez dû voir l’état où j’étais quand j’ai quitté ce… vaisseau spatial, dit-il. J’avais perdu la plus grande partie de ma personnalité, ou du moins je le pensais. J’étais désorienté. Je me souviens cependant clairement d’une chose…

Lanier se racla la gorge. Le regard soutenu de Mirsky le démontait.

— Mon admiration pour vous, reprit Mirsky. Pour votre force d’âme incroyable. Vous avez fait face depuis le début, et vous n’avez jamais… craqué ?

Lanier secoua lentement la tête, ne niant pas totalement qu’il eût gardé la tête froide.

— Ce n’était pas une époque facile, dit-il.

— La pire de toutes. J’ai peine à croire que ce que je suis aujourd’hui soit réellement sorti de ces circonstances. Mais ce soir, j’éprouve le besoin de parler, particulièrement avec vous. Nous avons peu de points communs en apparence, mais les similitudes sont pour moi bien réelles.

— Même aujourd’hui ?

Le visage de Mirsky se durcit.

— Ce n’est pas l’enthousiasme, je vois. J’ai l’impression que vous êtes au bout de votre longe.

Lanier eut un rire rauque.

— Vous ne croyez pas si bien dire, murmura-t-il.

— Vous savez, quand un homme arrive au bout de sa longe, généralement, il tombe.

— Ou il se pend avec, fit Lanier.

— Mais le chien, quand il arrive au bout, il la ronge, et… il se libère.

— C’est un vieux dicton slave ?

— Pas du tout, fit Mirsky, le visage toujours impassible.

Il ne regardait pas Lanier, et son regard n’était pas non plus perdu dans le vague. Il ressemblait plutôt à une sorte de pâté de semoule où l’on pouvait se laisser sombrer confortablement, pour y mener une existence faite de sommeil tranquille et de vanille. Le besoin de se confier déchira la surface.

Il alla s’asseoir face à Mirsky, en s’efforçant de retrouver la démarche fluide du temps de sa jeunesse, histoire de rivaliser avec son interlocuteur. La chose n’était pas très pratique, mais…

— D’accord, admit-il. Je suis fatigué. J’ai vécu trop longtemps. Et vous avez survécu à un univers, et vous ne ressentez ni ennui ni fatigue.

— C’est exact ; mais j’ai eu moi aussi ma part de fatigue et de lassitude, d’une manière dont je n’aperçois plus très bien les détails. J’ai été littéralement épuisé de fatigue. Ceux qui, comme moi, avaient choisi de descendre la Voie ont échoué lamentablement dans leur entreprise. Cela nous a coûté… extrêmement cher. Nos cicatrices n’ont pas encore disparu. Nous avons souffert ce que j’appellerai une perte d’ego, et cela seul a presque suffi à nous annihiler. Quand on n’a d’existence que dans le néant, la perte d’ego est analogue à la perte de tout son sang. Nous avons failli nous vider de toute notre sève.

Mirsky avait posé les mains à plat sur ses cuisses, les doigts écartés comme s’il voulait vérifier la propreté de ses ongles. Presque timidement, il demanda :

— Vous êtes peut-être curieux de savoir ce que je suis au juste en ce moment ?

— Nous sommes tous très curieux, fit Lanier d’une voix de nouveau très douce, comme s’il voulait éviter par-dessus tout de troubler l’humeur magique de sincérité où se trouvait Mirsky.

— J’ai retrouvé, en gros, mon ancienne personnalité. Quelquefois, je ne contrôle pas mes propres capacités, ce qui se produit surtout quand ce que je dois faire dépasse la compréhension de mon ancien moi.

Lanier haussa un sourcil. Il ne suivait plus très bien. Mais Mirsky poursuivit sans autre explication :

— Je suis venu vous parler de vous, et de la raison pour laquelle je suis revenu ici. Il me semble que j’ai une dette envers vous, et je ne pouvais m’en acquitter à travers la barrière du temps. Sous certains de mes aspects, ce n’est pas une chose qui me tracassait, dans la mesure où mon passé était rangé sur une étagère comme un vieux livre qu’on n’a pas eu le temps de lire. Mais lorsque j’ai appris que j’allais revenir ici sous ma forme antérieure, la dette a refait surface.

— J’ignore de quelle dette vous parlez, fit Lanier.

Le besoin de se confier grandissait en lui. Il sentait qu’il allait éclater. Il allait presque porter ses deux mains à sa tête pour essayer de demeurer entier.

— C’est une dette toute simple, fit Mirsky. Il faut que je vous remercie.

Les larmes affluèrent aux yeux de Lanier, brusquement, malgré lui.

— Vous avez été honnête, poursuivit Mirsky. Vous avez accompli votre travail, sans quêter de remerciement. Vous êtes la raison pour laquelle j’ai survécu afin d’accomplir ce très long voyage et de me retrouver ici en ce moment. Dans toute situation, il doit y avoir un cristal de bon sens et de bien. Sur le Caillou, c’est vous qui avez été ce cristal.

Lanier pencha la tête en arrière contre le dossier de son siège. Les larmes lui coulaient le long des joues. Si cela avait été dans son caractère, il aurait sangloté. Il retenait ses spasmes, mais il se sentit néanmoins soulagé.

— Un simple remerciement, insista Mirsky.

Il était assez incroyable que, durant tout le temps qu’il avait passé à s’occuper de la Reconstruction, personne, à sa souvenance, ne lui eût jamais exprimé le moindre remerciement. Pas même Karen, qui lui était peut-être trop proche pour voir à quel point il en avait besoin. Il avait sacrifié son temps et sa vie à ses administrés ; et cependant, en raison de son attitude d’autosuffisance confiante, il n’avait jamais été remercié par personne, ou bien il avait oublié, pour cause de cécité sélective, ceux qui l’avaient remercié. Peut-être, en fait, ne s’était-il jamais placé vraiment en position de recevoir des remerciements. Peut-être les sentiments qui se libéraient actuellement en lui étaient-ils comparables à un vieux ressort qui lui pinçait les entrailles et qui se relâchait enfin, après tout ce temps.

Il releva la tête pour contempler le visage flou du Russe, à la fois gêné et reconnaissant.

— J’étais votre ennemi, réussit-il à dire dans un souffle rauque.

Il se toucha le visage, et fut surpris de sentir une vieille peau molle et peu élastique. Mirsky fit claquer sa langue, retrouvant une ancienne manie étonnante chez un avatar comme lui.

— C’est une bénédiction que d’avoir un ennemi honorable, dit-il en se levant. Mais je crains d’avoir troublé votre repos. Permettez-moi de me retirer.

— Non, dit Lanier en l’arrêtant d’un geste. Je vous en prie, il faut que je vous parle.

La peur et l’envie que cet homme avait fait naître en lui s’étaient muées, en un instant, en une sorte d’amour, en un afflux de sentiments dont il n’aurait jamais accepté de reconnaître l’existence quarante ans plus tôt. Avec eux, il ressentit subitement un douloureux élan de préoccupation concernant Karen. Que faisait-elle en ce moment ? Il avait absolument besoin de lui parler, à elle aussi. Sa peau, qu’il venait de toucher… elle était si vieille et si ridée !

— Allons-nous évoquer nos souvenirs ? demanda-t-il. Il semble que nous en ayons le temps maintenant, mais l’occasion ne se représentera peut-être plus.

Mirsky hocha la tête et s’assit. Il se pencha en avant, les mains sur les genoux. Son air absent et doucereux avait entièrement disparu.

— Nous avons peut-être tous deux besoin de nous rafraîchir la mémoire, lui dit Lanier. J’avais envie de vous dire à quel point je me sens fatigué, mais j’ai l’impression que toute ma fatigue a disparu.

Mirsky agita nonchalamment la main.

— Les vieux guerriers aiment bien tailler une bébête longtemps après la bataille, dit-il.

— Une bavette, fit Lanier en souriant, car il lui semblait improbable que Mirsky pût commettre inconsciemment un lapsus. C’est exactement ce que j’aimerais faire, ajouta-t-il.

— Racontez-moi ce qui s’est passé après mon départ.

— D’abord, j’aimerais vous poser une question – mille questions.

— Il m’est impossible de répondre à mille questions.

— Une ou deux, alors.

Mirsky hocha la tête d’un air sceptique.

— La manière dont vous nous avez présenté cela… fit Lanier. C’était impressionnant. Vous nous dites qu’ils utiliseront – qu’ils utilisent – des galaxies entières, qu’ils détruisent pour les transformer en énergie… Ce sont des galaxies sans vie ?

— Excellente question, dit Mirsky en souriant. Oui, c’est à peu près ça. Des galaxies mort-nées, pourrait-on dire. Immenses et débordantes d’énergie et qui, de toute manière, se consumeraient pour rien et donneraient naissance, en leur centre, à des étoiles gelées. Vous les appelez des trous noirs. Aucune vie, aucun ordre, quel qu’il soit, ne survivrait à l’intérieur de ces galaxies. La Mentalité Finale ne fait qu’accélérer et diriger leur mort.

Lanier hocha la tête d’un air stupide. Puis il se reprit et passa le bout de sa langue sur ses lèvres sèches.

— Puisque vous êtes si puissants, pourquoi ne pas nous imposer votre volonté ? Vous auriez pu nous envoyer une armée de… gens comme vous, ou quelque chose d’encore plus…

— Ce n’est pas la bonne méthode. Pas assez subtil.

— Et si vous échouez dans votre mission ?

Mirsky haussa les épaules.

— Ça ne changerait rien, dit-il.

— Que va-t-il se passer… à partir de maintenant, jusqu’à la fin des temps ?

Ce qui devait arriver était arrivé. Son intérêt pour l’avenir s’était réveillé, sa curiosité lui était revenue.

— Je ne me souviens que de ce qui est indispensable, lui répondit Mirsky. Et même si je me souvenais de plus, je n’aurais pas le droit de vous en parler. Pas entièrement.

— Combien de temps s’écoulera… jusqu’à la fin ?

— Le temps a de moins en moins de signification dans cette région de l’histoire. Mais une estimation – un pronostic d’amateur – n’engage à rien. Disons soixante-quinze milliards d’années au bas mot.

Lanier battit plusieurs fois des paupières, essayant d’absorber la signification d’une telle durée.

— Je regrette, fit Mirsky en secouant lentement la tête, de paraître aussi évasif, mais cela ne dépend pas de moi, soyez-en sûr. Les révélations ne sont pas pour tout de suite. Plus tard, peut-être ; beaucoup plus tard, lorsque les humains rejoindront les communautés…

Lanier eut un frisson et secoua doucement la tête.

— Très bien, dit-il. Mais ma curiosité est toujours là, et d’autres seront probablement encore plus curieux que moi. Ceux-là même que vous aurez à convaincre.

Mirsky fit la grimace pour montrer qu’il s’attendait à ce problème.

— Et maintenant, Garry, dit-il, à moi de poser les questions. Pourrions-nous parler un peu de ce qui s’est passé après le départ des cylindres geshels ?

— À partir de quand exactement ?

— De votre retour à la Terre.

Lanier médita quelques instants, trouva un point de départ et commença une confession dont il avait cessé, tout compte fait, de ressentir le besoin.

Éternité
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