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Le Chardon, quatrième chambre

Olmy n’avait même plus le temps de se préoccuper de la coopération presque totale entre le Jarte et son partiel. Il arrivait à peine à faire face au flot d’informations échangées. Il y avait certes un risque. Un virus ou une substance corrosive quelconque pouvaient se nicher dans les données transmises par le Jarte, et contaminer les défenses d’Olmy malgré tous les filtres qu’il avait interposés. Mais il était prêt à courir ce risque.

L’échange ne se faisait pas à sens unique. Le partiel transmettait également au Jarte des informations sélectionnées sur les humains.

Physiquement, Olmy était assis sur un rocher au bord d’un étroit cours d’eau. La lumière du tube filtrait à travers un brouillard de pollen qui retombait dans une mare sans rides à ses pieds. Mentalement, il était en train d’explorer le labyrinthe des couches sociales jartes, convaincu à présent que les informations du Jarte étaient authentiques et non truquées. Mais elles étaient peut-être un peu trop convaincantes, trop conformes au peu que les humains avaient appris, au fil des ans, sur leurs adversaires de la Voie.

Ce Jarte appartenait à la classe modifiée des « expéditeurs ». Ceux-ci étaient chargés d’exécuter des ordres transmis par les « expéditeurs du devoir », légèrement différents par leur forme et par leur mentalité. Un expéditeur pouvait être considéré, en gros, comme un ouvrier, bien que sa tâche fût souvent de nature non physique. Les expéditeurs s’occupaient aussi bien de travaux physiques que de tâches concernant le traitement de la pensée. Les expéditeurs du devoir définissaient une manière pratique d’exécuter leur politique. Ils choisissaient un exécutant parmi un groupe d’expéditeurs stockés, d’après ce que comprenait Olmy, dans une sorte de mémoire civique, mais à l’état inactif. Si une forme physique était nécessaire pour la tâche à accomplir, on leur attribuait un corps qui pouvait être soit mécanique, soit biologique, soit encore un mélange des deux.

Il existait une autre description d’un type de corps qu’Olmy n’était pas très bien sûr de comprendre. La conversion se faisait sous forme mathématique, mais n’était de toute manière pas complète.

Le Jarte ne se privait pas de censurer certaines informations clés. Olmy non plus.

Au-dessus des expéditeurs du devoir, il y avait le commandement. Celui-ci définissait la politique et prévoyait les résultats au moyen de modèles et de simulations intenses. Il était toujours composé de Jartes en possession de leur corps naturel d’origine, sans adjuvant d’aucune sorte. Ces Jartes étaient mortels, et autorisés à finir leur jours quand le moment venait. Leur personnalité n’était jamais transférée. L’existence d’un tel goulot d’étranglement avait de quoi étonner Olmy. Dans une société avancée, aux individus sans forme Fixe, on pouvait s’attendre à plus de flexibilité au niveau d’une couche sociale de toute évidence fondamentale, qui aurait dû au contraire recevoir beaucoup plus de moyens qu’elle n’en possédait naturellement. Il prit mentalement note de demander à son partiel d’interroger le Jarte à ce sujet.

Au-dessus du commandement et de tout le reste de la hiérarchie des Jartes, il y avait la « coordination de commandement ». Au début, Olmy ne parvenait pas à comprendre le rôle de cette coordination. Les individus de cette strate étaient statiques, dépourvus de corps, et résidaient de manière permanente dans une sorte de mémoire différente de celle où étaient conservés les expéditeurs inactifs. Les Jartes de la coordination de commandement – si toutefois on pouvait encore leur donner le nom de Jarte – ne possédaient plus rien à l’exception de leur faculté de raisonnement pur, et ils étaient étroitement adaptés à leur tâche. Apparemment, celle-ci consistait à recueillir des informations dans l’ensemble des strates, à les trier, à les examiner et à les juger selon certains critères d’efficacité et de réussite par rapport à l’objectif fixé. Ils présentaient ensuite leurs « recommandations » au commandement.

Dans toute la technologie cybernétique des Jartes, à la connaissance d’Olmy, il n’y avait pas un seul programme artificiel. Toutes les opérations étaient effectuées par des mentalités jartes qui avaient, à un moment ou à un autre, occupé des corps jartes d’origine, parfaitement naturels. Et malgré l’éloignement par rapport à leurs origines, malgré toutes les duplications, les adaptations et les spécialisations, ces mentalités gardaient toujours une attache avec leur mémoire d’origine. Il n’était donc pas du tout exclu que des Jartes aujourd’hui en activité aient des souvenirs se rapportant à une époque antérieure à l’occupation de la Voie, ou même à leur monde d’origine.

Si toutefois ils avaient eu un monde unique d’origine.

Les Jartes ne formaient peut-être pas une seule espèce, mais une combinaison de plusieurs races, une sorte d’agrégat de cultures et de formes de vie différentes.

De toutes les strates, le seul niveau autorisé à se reproduire de manière naturelle était celui du commandement. Mais l’information n’était accompagnée d’aucune indication sur la nature même de ce commandement. Olmy commençait à se rendre compte que la connaissance de la physiologie jarte avait beaucoup moins d’importance que les humains ne l’avaient cru jusqu’ici.

Bien plus que les humains, les Jartes avaient transcendé leurs origines physiques, pour la plupart effacées par des structures cybernétiques. Mais en toute honnêteté, Olmy devait admettre que si l’Hexamone Infini avait continué à se développer, la société humaine aurait fini par ressembler qualitativement à celle des Jartes. Et tout n’était pas encore joué, car les néo-Geshels étaient en train de pousser l’Hexamone terrestre à retourner aux anciennes pratiques.

La liberté et l’individualité avaient-elles encore une signification dans ce type de culture ? Encore une question à noter.

Dans toutes les informations reçues, Olmy ne trouva rien qui pût être considéré comme d’un intérêt directement stratégique. Rien sur les activités des Jartes dans la Voie, rien sur leurs partenaires commerciaux éventuels ou sur leurs objectifs ultimes (s’ils en avaient). Mais il décida qu’il valait mieux attendre, avant de chercher à se renseigner sur ce point, d’être prêt à fournir au Jarte des renseignements équivalents sur les humains.

Cet échange d’informations faisait un peu penser à un ballet où les mouvements, d’abord lents et lourds, s’accéléraient rapidement pour devenir frénétiques avant de ralentir, peut-être, pour trouver un rythme plus régulier.

Pour le moment, la coopération était presque totale. Mais Olmy doutait que cela dure très longtemps. Le Jarte avait sa mission à accomplir, après tout, et il savait probablement qu’un très grand laps de temps s’était écoulé depuis sa capture.

La plus extrême vigilance était de mise.

Éternité
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