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L’amiral Sheila Willis
Willis était sacrément contente de tenir de nouveau la barre d’un Mastodonte. Là était la véritable place d’un amiral de quadrant. Elle avait laissé deux Mantas de garde sur Rhejak. C’était la première fois que Hakim Allahu considérait leur présence comme rassurante au lieu du contraire…
Le Jupiter avait mis le cap sur la Terre. Sur l’intégralité de l’équipage du Mastodonte et des dix Mantas, seuls cent soixante-trois soldats avaient refusé d’unir leur sort à celui de l’amiral Willis. Au lieu de faire pression sur eux, elle leur avait dit de suivre ce que leur commandait leur conscience. Ils connaissaient les ordres du président, avaient vu les images d’Usk – certains même s’y étaient trouvés – et entendu la condamnation du roi Peter.
Très peu de ceux qui avaient servi sous ses ordres sur Rhejak ne se rallièrent pas à son choix. Au cours de leur séjour sur le monde océanique, ils avaient pu observer que les « odieux rebelles » essayaient seulement de mener leur vie. Ils avaient vu de leurs yeux combien les accusations de la Hanse à leur égard étaient fausses ou dénaturées.
Ceux qui tenaient à se conformer à la position officielle des FTD étaient principalement des proches du général Lanyan, et emplissaient à présent les prisons des vaisseaux. Willis les traitait aussi bien que possible et leur avait promis de les larguer sur Terre, mais à certaines conditions. C’était la meilleure chose à faire, la plus honorable aussi, bien qu’il soit probable qu’elle s’en mordrait les doigts un de ces jours. Mais ils étaient toujours membres des Forces Terriennes de Défense, même si leur jugement sur la légitimité de leurs chefs était altéré.
— On aborde bientôt le système solaire terrien, amiral. Jusqu’où voulez-vous vous approcher ?
— Assez pour laisser le bébé sur le parvis. Rassemblez une escorte. Qu’elle mène les prisonniers au pont d’envol.
Elle avait préparé un transport de troupes pour les soldats qui avaient refusé de participer à sa « mutinerie ». Des techniciens avaient reconfiguré les systèmes du vaisseau, désactivé l’armement et installé un appareil limitant la vitesse des propulseurs, de sorte qu’il lui faudrait une demi-journée pour parvenir aux chantiers spationavals de la ceinture d’astéroïdes.
Elle s’étira exagérément, puis se dirigea vers l’ascenseur de la passerelle.
— Je vais dire au revoir au général.
Elle descendit jusqu’au pont d’envol où ses troupes de sécurité surveillaient Lanyan. Celui-ci avait le visage rubicond. La décharge de convulseur lui avait occasionné un sérieux mal de tête pendant deux jours, mais ces séquelles avaient à présent disparu. Il la toisa, indigné par ses actes.
— Vous vous êtes fait un ennemi pour la vie, Willis.
Il avait délibérément omis de mentionner son grade.
— Peut-être, dit-elle, mais je dormirai mieux la nuit, sachant que j’ai sauvé la population d’un monde entier de vos désastreuses décisions. Ou devrais-je plutôt dire : « les désastreuses décisions du président » ?
— Vous devriez dire : « Oui, général », et suivre les ordres.
Elle roula les yeux.
— J’adorerais en discuter toute la journée, mais autant parler à un mur… Vous devriez m’être reconnaissant de vous ramener chez vous plutôt que de vous livrer à la Confédération, où vous auriez à répondre de vos actes devant un tribunal.
— Vous n’oseriez pas. Même vous, vous vous en garderez bien.
— Je me garde de bien trop de choses aujourd’hui, général. Si cela peut vous consoler, sachez que jusqu’à récemment cela fut un plaisir et un honneur de servir sous vos ordres. Peut-être qu’un jour vous changerez de point de vue.
Il jeta un coup d’œil à l’unique vaisseau avec un mélange de surprise, de colère et de fierté à la vue de ses hommes qui embarquaient.
— Un transport de troupes ? Il est conçu pour accueillir cent hommes.
— Cent hommes confortablement, rectifia-t-elle. Vous êtes cent soixante-trois. Il faudra vous tasser un peu, mais vos soldats s’en accommoderont très bien.
Il lui adressa un regard noir.
— Vous faites une grosse erreur, Willis.
— Oh, il est certain que des erreurs ont été commises. Nous divergeons seulement quant à leur interprétation.
Elle avait envisagé de présenter Lanyan devant la Confédération en tant que criminel de guerre, mais elle-même n’était pas certaine de sa propre situation. Elle n’était pas sûre de savoir lequel d’entre eux deux devrait passer en jugement.
La défection qui l’affectait le plus était celle de son second, Conrad Brindle. Elle avait préféré le confiner dans ses quartiers plutôt que de le jeter en prison avec les autres. Il avait passé son uniforme de cérémonie. Lorsqu’elle le vit marcher sur le pont d’envol pour rejoindre Lanyan devant le transport de troupes, elle se sentit affreusement mal à l’aise. Il demeura impassible lorsqu’il la regarda.
— Vous êtes sûr de ne pas changer d’avis, lieutenant ? demanda-t-elle.
— En toute conscience, je ne peux prendre part à une mutinerie contre mon supérieur et le gouvernement terrien, répondit-il d’un ton glacial. Mon fils a choisi de déserter. C’est assez de honte pour notre famille, merci.
Il se retourna et suivit Lanyan à bord. Lui-même servirait de pilote.
Elle recula derrière le champ de confinement d’air tandis que les portes du pont s’ouvraient et que le transport de troupes était largué. Celui-ci s’écarta de l’escorte de Mantas, alluma ses moteurs bridés, puis fonça en direction de la ceinture d’astéroïdes. De là, les soldats rejoindraient les Forces Terriennes de Défense.
— Départ du transport réussi, amiral.
Le cœur de Willis se serra. Elle aurait aimé que les choses se déroulent différemment, mais il était rare de pouvoir rester sans tache lorsqu’une décision difficile devait être prise.
— Les propulseurs et le système de survie fonctionnent convenablement ?
— Oui, amiral. Il atteindra sa destination, mais il y a longtemps que nous serons partis quand les FTD rameuteront leurs chiens de garde.
Elle remonta vers la passerelle. À présent qu’elle disposait d’une véritable flotte, le président Wenceslas pourrait difficilement se permettre de perdre une partie si importante de son armée. Dix Mantas et un Mastodonte.
Elle se rassit dans le fauteuil de commandement, et dit :
— Cap sur Theroc. Voyons voir si quelques vaisseaux de guerre peuvent être utiles au roi Peter.