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Patrick Fitzpatrick III
Patrick n’avait jamais rien vu d’aussi compliqué et tortueux – ni d’aussi spectaculaire – qu’une station d’écopage vagabonde. La plate-forme industrielle évoquait quelque colossal paquebot des nuages, autonome et capable de fonctionner en quasi-autarcie. Elle écumait l’atmosphère de Golgen, ses écopes barattant les volutes de gaz. Les tuyaux d’adduction en avalaient d’immenses quantités, faisaient passer l’hydrogène dans des réacteurs d’ekti, puis vomissaient les résidus, laissant une titanesque traînée dans son sillage. Dans ce ciel si grand, le jeune homme se sentait très seul.
Voilà plusieurs jours que Zhett refusait de lui parler. Pas un mot. Il la savait passionnée, mais n’avait pas prévu qu’il perdrait à ce point ses moyens, qu’il serait même incapable de l’approcher. Zhett l’avait accablé d’une façon qui aurait empli sa grand-mère de fierté. Pourquoi ne lui avait-elle pas au moins crié après ?
Il l’avait cherchée partout : la passerelle, les ponts de chargement, le réfectoire… À présent, tout le monde savait qui il était. Même si on ne l’avait pas jeté hors de la station – au propre comme au figuré –, chacun lui battait froid. Personne ne semblait savoir où se trouvait Zhett. Manifestement, elle l’évitait. Mais Patrick refusait d’abandonner.
C’est par pure chance qu’il découvrit ses quartiers. Il alla cogner à sa porte, sans recevoir de réponse. Il attendit là un quart entier, mais elle ne revint jamais. Il y retourna quatre fois au hasard dans la journée, et même au milieu de la nuit. Elle n’était pas là.
Alors, il lui laissa un mot. N’obtenant aucune réaction, il opta pour des fleurs. Mais il était quasiment impossible de s’en procurer sur une station d’écopage, de sorte que Patrick s’isola un après-midi dans son vaisseau pour peindre un grand bouquet multicolore, avec l’espoir que son exubérance compenserait son manque de talent. À l’aide d’un bout de ruban adhésif, il fixa le dessin sur la porte de la cabine de la jeune fille. Lorsqu’il repassa plus tard, le papier avait disparu.
Mais toujours rien.
Rongé par l’impuissance, Patrick explora l’énorme usine des Kellum. Peut-être tomberait-il sur elle par hasard… Il se retrouva sur l’un des ponts à ciel ouvert, à regarder les nuages bouillir au ralenti. Les hydrogues avaient jadis habité là-dessous. Patrick agrippa la rambarde, traversé d’un frisson. Il refoula le vertige qui l’avait envahi en se rappelant la destruction de sa Manta par les orbes de guerre ennemis, qui l’avaient laissé pour mort.
Se détournant de ce ciel trop envahissant, il descendit d’un pont. Des hommes et des femmes dotés de propulseurs dorsaux et de ceintures antigrav flottaient autour de la coque. Ils réglaient des appareillages, vérifiaient les pompes, suspendaient des sondes au bout de centaines de mètres de câble afin de récupérer des échantillons atmosphériques, à la recherche du mélange parfait de gaz nécessaire à la catalyse de l’ekti.
Près des réacteurs et des chambres de condensation, Patrick observa une équipe chargeant des bonbonnes de carburant interstellaire entre les griffes d’araignée d’un convoyeur. Il en partait un par heure. Il estima que la production totale des stations de Golgen surpassait ce que la Hanse tout entière avait produit en huit ans de guerre et d’austérité.
Un jeune pilote sauta à bord du vaisseau et verrouilla les écoutilles. Il était sec comme un coup de trique et un long foulard rouge s’enroulait autour de son cou. Il menait sa cargaison sur un dépôt de transit appelé le Rocher de Barrymore. Patrick n’en avait jamais entendu parler.
Une voix bourrue retentit derrière lui :
— Toi, tu me dois toujours un convoyeur, bon sang ! (Patrick se retourna pour apercevoir Del Kellum, qui le scrutait, le visage dur.) Et si j’étais rancunier, j’ajouterais à ta facture les dégâts causés à mes chantiers spationavals par les compers Soldats que tu as reprogrammés. Je ne roule pas sur l’or, tu sais. Imagine tout le travail qu’il a fallu pour me remettre de ce désastre.
— Je trouverai un moyen de vous rembourser. Je peux vous avoir votre convoyeur. Je veux vous aider. Ici, sur la station. Je suis désolé.
— Comme nous tous.
Excuses et justifications se bousculèrent sous le crâne de Patrick, mais il n’était pas là pour en discuter. Durant ses heures de solitude à bord du Gitan, il s’était demandé s’il aurait la force de supporter le poids de ses responsabilités. Il le devait cependant. Peut-être redeviendrait-il alors digne de Zhett.
— J’ai une déclaration à faire, des excuses à formuler.
L’autre renifla dans sa barbe.
— On le sait depuis que tu as posé le pied ici. Qu’est-ce qui te fait croire qu’on veut les entendre ? En tout cas, ce n’est pas le cas de ma fille.
— Vous allez vouloir, faites-moi confiance. Combien vous faudrait-il de temps pour amener les chefs des stations d’écopage ici ?
— Pourquoi le voudrais-je ?
— Parce que c’est moi qui ai forcé la main à ma grand-mère pour qu’elle laisse partir les Vagabonds, lorsque les FTD sont arrivées sur Osquivel. Vous auriez pu être tous capturés, comme ceux du Dépôt du Cyclone et de Rendez-Vous.
Il aurait préféré ne pas jouer cette carte, mais il n’avait pas le choix. Sa gorge était sèche lorsqu’il dit :
— Laissez-moi seulement leur parler… s’il vous plaît ?
Le chef de clan poussa un long soupir.
— Je doute que tu reçoives un très bon accueil.
Patrick détourna les yeux.
— Moi aussi, surtout après qu’ils auront entendu ce que j’ai à leur dire. Mais c’est quelque chose que je dois faire.
La salle de réunion aurait paru bien morne sans les tentures multicolores, les tapisseries iridescentes et les murs tachetés de pigments, comme si quelque gamin hyperactif s’était lancé dans un concours de peinture à la main.
À présent qu’il avait recouvré son sang-froid, Patrick voulait que sa confession soit écoutée par autant de gens que possible, même si Zhett était la seule qui lui importait. Pour le moment en tout cas, ce serait une réunion privée. Il n’y avait même pas de prêtre Vert pour répandre la nouvelle : Del Kellum considérait que Liona attirait trop le regard de ses écopeurs, aussi l’avait-il envoyée dans les chantiers d’Osquivel, où elle serait d’une plus grande utilité.
Patrick faisait les cent pas dans son uniforme de militaire terrien. C’était risqué, mais après une longue délibération intérieure, il avait décidé qu’il le fallait. C’en était fini de cacher son identité et son passé. Il n’y aurait pas de retour en arrière. Même si Zhett ne venait pas l’écouter, il le ferait, pour lui-même.
— À ton tour d’assurer le spectacle, dit Kellum en s’asseyant. Fais en sorte qu’il soit bon.
— Ou au moins amusant, s’exclama Boris Goff, comme te jeter par un sas…
Certains gloussèrent, mal à l’aise.
Patrick avait peaufiné son discours, mais lorsqu’il aperçut Zhett dans l’embrasure de la porte, celui-ci s’évanouit de sa mémoire. Elle était splendide dans sa combinaison de saut vagabonde, avec sa chevelure d’un noir lustré répandue sur ses épaules. Elle s’appuyait avec désinvolture contre le chambranle, les bras croisés, et le regardait d’un air indéchiffrable.
Après un silence interminable, Bing Palmer murmura :
— C’est typique des Terreux, ça : ils nous font perdre notre temps et n’ont rien à dire.
Patrick s’éclaircit la voix.
— Je… Je suis responsable. Je voulais que vous le sachiez. Les chefs de clan, les Vagabonds… cela a atteint tout le monde. (Il sentait qu’il restait trop dans le vague.) Je ne savais pas, je ne considérais pas la portée de mes actes. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que…
— On sait tous que tu es responsable, bon sang. J’y étais, tu te souviens ? Lorsque les compers Soldats ont transformé mes chantiers spationavals en ferraille, et que la flotte des Terreux nous a dispersés comme des oiseaux de leur perchoir.
— Pas ça. Je veux dire avant, longtemps avant. À la base de tout cela. J’ai servi en tant qu’officier adjoint sous les ordres du général. Nous patrouillions le long des voies commerciales, soi-disant pour chercher des hydrogues. On s’ennuyait. On en voulait aux clans de Vagabonds, car vous refusiez de garder l’exclusivité de la vente d’ekti à la Hanse en temps de guerre.
Goff sirota bruyamment son verre.
— Ouais, on sait tout ça.
— On a rencontré un cargo vagabond piloté par un homme du nom de Raven Kamarov.
Il regarda la réaction de surprise parcourir la salle. Même Zhett se redressa, les yeux ronds.
— Kamarov transportait une grande quantité de carburant. On a discuté avec lui, et il était clair qu’il n’avait pas l’intention de le vendre sur Terre.
Malgré l’angoisse, parler avait quelque chose de purificateur, de sorte qu’il poursuivit :
— Les choses ont dérapé. Le général Lanyan m’a donné un ordre à demi-mot, puis a quitté la passerelle. Je croyais alors agir pour le bien des FTD et de la Hanse. C’est moi qui ai donné à l’officier artilleur l’ordre d’ouvrir le feu.
Un silence absolu tomba sur la salle. Patrick riva son regard sur l’un des barbouillages du mur, refoulant Zhett dans sa vision périphérique. Les chefs de station d’écopage avaient les yeux rivés sur lui, médusés.
— Oui, j’ai tué Raven Kamarov. Cet acte en soi est mauvais, je sais. Mais il a tout déclenché. À cause de cet incident, les Vagabonds ont coupé l’approvisionnement en ekti de la Hanse. Les FTD se sont vengées en attaquant vos installations, en capturant certains des vôtres, en détruisant Rendez-Vous. Et la liste n’a cessé de s’allonger depuis.
Il ferma les yeux, secoua la tête. Puis il prit une longue inspiration, rouvrit les yeux et redressa l’échine.
— Je suis désolé, et je suis ici pour accepter mon châtiment.
Ses jambes tremblaient, comme s’il était sur le point de s’écrouler. Une tempête de protestations incrédules éclata. Les spectateurs bondirent de leur siège en renversant leurs verres et lui jetèrent force accusations et malédictions. Mais Patrick ne voyait que Zhett. Les larmes brillant au coin de ses yeux sombres, elle se retourna et quitta la salle de réunion. Patrick n’entendit plus rien d’autre.