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Basil Wenceslas

L’invasion klikiss pouvait servir la Hanse. Basil avait décidé que c’était la meilleure façon de contrôler la situation. Et le Pèrarque de l’Unisson serait son porte-parole.

Il n’y avait aucun pli, aucun fil qui dépassait, aucune touche de maquillage mal placée : sous l’œil vigilant de Basil, les stylistes, valets et répétiteurs préparaient le Pèrarque pour sa grande entrée.

Basil regarda droit dans les yeux du vieil homme empâté. C’étaient ces yeux saphir qui avaient d’abord attiré son attention lors de l’audition de sélection. Ce bleu limpide était naturel, de sorte qu’aucun implant n’avait été nécessaire. Sa voix était profonde, et son épaisse barbe d’une blancheur de neige envahissait ses joues rouges et rebondies pour se terminer en pointe. Ses vêtements amples, qui tombaient de ses épaules arrondies, l’enveloppaient comme s’ils dissimulaient un corps massif, mais qui n’était, en réalité, que corpulent.

Sa crosse de cérémonie était imposante : un bâton en or incrusté de gemmes taillées, dont chacune avait été polie pour ne laisser paraître aucune tache, même avec une résolution d’image maximale.

Le Pèrarque était une figure qui évoquait à dessein le Père Noël. Il arborait en toutes circonstances l’attitude rassurante d’un vieil oncle. L’Unisson figurait depuis longtemps une partie agréable de la vie de la Hanse, comme un gentil vieux chien édenté. Mais bientôt, cela allait changer. Le discours du Pèrarque inaugurerait une nouvelle ère.

Un siècle auparavant, les présidents en exercice avaient parfaitement bien choisi les symboles de référence du chef de l’Unisson. À bien des égards, le Pèrarque rappelait à Basil le Vieux roi Frederick : une marionnette obéissante qui ne faisait pas montre d’une intelligence excessive… pour son propre bien.

— Vous êtes prêt, dit-il, et sa formulation n’avait rien d’une question.

— Je le crois, monsieur le Président.

— Vous devez connaître votre rôle sur le bout des doigts. Pas de seconde chance.

Le Pèrarque bomba le torse. Il avait toujours été un bon interprète.

— On m’a fait répéter sans pitié. Je sais mon texte. Et je connais les conséquences de la moindre erreur.

Ses lèvres s’incurvèrent sous sa barbe, mais Basil le tança :

— Pas de sourire ! Ni pour ce discours, ni dans les temps qui s’annoncent. Votre œil ne pétillera pas lorsque vous expliquerez la cause de la catastrophe qui nous menace. Quand nous montrerons les images du raid du général Lanyan sur Pym, vous devrez manifester une vertu indignée, et de la colère vis-à-vis de ce nouvel ennemi. Et non pas sourire comme un imbécile.

Penaud, le Pèrarque opina, tandis que Basil poursuivait :

— À dater de ce jour, vos responsabilités vont décupler. Vous ne faites plus seulement partie du mobilier : vous êtes une arme au service de l’humanité.

Une foule sélectionnée avec soin s’était rassemblée sur l’esplanade du Quartier du Palais. La tradition voulait que le Pèrarque s’exprime depuis le temple de l’Unisson, mais Basil avait décidé que le Palais des Murmures était un meilleur lieu de rendez-vous.

— Allez-y, ils vous attendent. Mon adjoint et moi vous observerons d’ici.

Galvanisé par le discours de Basil, le Pèrarque s’éloigna, suivi par des valets qui continuaient à rajuster et à brosser ses vêtements pour en chasser d’éventuelles peluches. Imprégné de son rôle, il marcha d’un pas solennel en utilisant sa lourde crosse.

Comme prévu, Eldred Cain rejoignit Basil, qui hocha la tête.

— Vous voici enfin. Bien. Je veux que vous entendiez les paroles du Pèrarque.

Il prit place dans une niche qui permettait d’observer sans être vu. Le public commença à s’exciter comme la garde d’honneur marchait vers l’estrade afin d’ouvrir la voie.

— Le Pèrarque n’a jamais prononcé que des platitudes, dit Cain, les yeux rivés sur la foule grouillant en contrebas.

— Pas aujourd’hui. Plus jamais à partir d’aujourd’hui.

Le dignitaire barbu grimpa les marches jusqu’au sommet de l’estrade, et la foule devint silencieuse. Il commença par l’invocation traditionnelle, mais en y ajoutant quelques formules militaristes qui allaient bien au-delà de l’habituel : « Aimez-vous les uns les autres et adorez Dieu. » D’une voix tonnante, il s’exclama :

— Il n’y a rien de plus sacré qu’un soldat se battant pour une cause sacrée. Je vais vous montrer la voie.

Il brandit sa crosse et l’abattit, tel un lancier assenant un coup de son arme. Le public était à présent tout yeux.

Depuis le retour du général Lanyan, Basil avait décidé de se servir de son échec comme d’un levier. Il avait interdit que l’on expurge les scènes horribles de l’assaut de Pym, et insisté pour que l’on voie sans fard la mort sanglante des soldats des FTD. Avant même que les colons rescapés se soient changés, avec leurs vêtements encore en lambeaux et leur peau maculée de poussière alcaline, les soldats avaient enregistré le sinistre récit de l’invasion extraterrestre.

Les images montrant les monstrueux Klikiss – prises par les caméras embarquées des soldats – passaient en boucle sur toutes les chaînes d’infos. Nul ne pouvait s’empêcher de frémir en découvrant comment les créatures insectoïdes avaient asservi ou massacré les pauvres colons.

— Ces monstres sont un miracle déguisé… Exactement ce dont nous avions besoin, commenta Basil avec un sourire de satisfaction. Cela jette une toute nouvelle lumière sur l’insurrection du roi Peter et sa déclaration qui a semé la discorde. Les gens verront son stratagème pour ce qu’il est : de la politique de bas étage, à laquelle ils ne voudront pas prendre part. La menace klikiss va permettre de rassembler tous les citoyens loyaux.

— Peut-être que si vous leur offriez un nouveau roi, ils oublieraient Peter, suggéra Cain. Quand comptez-vous présenter votre candidat ? Quand allez-vous me le montrer ?

— Le temps venu. Pour le moment, il nous faut quelque chose de différent. La religion est la clé, et pour cela, le Pèrarque va jouer un rôle central. (Il désigna l’estrade au centre de l’esplanade.) Écoutez.

Le Pèrarque prononça son discours en véritable virtuose, plein de feu et de passion. Le public, déjà effrayé plus que de raison, était transporté par ses pompeuses déclarations :

— Vous avez vu les images. Ces créatures nous ont attaqués, elles nous ont volé les mondes que nous avions colonisés avec tant de peine. On les appelle les Klikiss. (Il leva le poing.) Mais moi, je les appelle des démons ! Pour quiconque a la foi, il n’est pas besoin d’explication scientifique : la réponse est évidente. (La foule murmura, gronda, applaudit, ou cria.) Je vous parle pour vous donner de l’espoir. Mais d’abord, nous devons affronter une réalité qui n’a rien de plaisant. En premier lieu, vous devez comprendre pourquoi ces démons sont venus. Voyez-vous, il s’agit d’une punition pour nos actes. Des considérations séculières nous ont détournés de la religion. Nous avons prêté plus d’attention au commerce et à la politique qu’à Dieu.

La surprise de Cain fit sourire Basil :

— J’ai pensé que cette petite touche ferait son effet…

— D’abord, déclamait le Pèrarque, les hydrogues ont failli nous détruire, mais nous les avons vaincus. Puis le couple royal s’est retourné contre nous. Le roi et la reine ont abandonné la Terre et la Hanse, et sitôt qu’ils l’ont fait, les Klikiss sont revenus. (Il hocha la tête avec componction.) Cela s’est produit parce que nous nous sommes dévoyés. Peter continue à cracher ses paroles empoisonnées contre le président, contre la Hanse… contre vous tous. Cela ne lui sera pas pardonné, et vous en paierez le prix si vous l’écoutez.

» Les démons klikiss sont venus nous châtier pour nos erreurs. Pour nous sauver, nous devons changer notre façon de penser. Prochainement, je vous soumettrai un plan pour notre survie. Dieu nous punit pour nous rappeler à quel point nous l’avons déçu. Mais comme toujours, Dieu est bonté, et Il nous montrera le chemin de la rédemption.

La foule l’acclama. Basil était extrêmement satisfait. Cain restait toutefois perplexe.

— L’Unisson a toujours été une religion consensuelle, expurgée de tout pouvoir, un compromis de toutes les sortes de foi, dit-il. Je croyais que son but originel était de désamorcer le fanatisme et de nous permettre de mener nos affaires sans être gênés par ces problèmes.

Basil fit la moue.

— C’était vrai à une époque. Mais l’Unisson ne peut plus servir d’alibi. Cette époque a fait long feu. Sous ma gouverne, ce discours du Pèrarque n’est que le premier d’une longue série.

Un essaim d'acier
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