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L’amiral Sheila Willis

À grand renfort de ses propulseurs d’appoint, le transport de troupes qui amenait le général Lanyan se posa dans une zone du ponton entourée par un cordon de sécurité. Conformément aux ordres, Willis avait envoyé une vedette à la Compagnie rhejakienne pour en ramener Drew Vardian, ainsi qu’Allahu qui habitait une maison en coquilles de médusa et, pour la forme, cinq fermiers des îles extérieures, plus deux gardiens de médusas reconnus. Pour faire bonne mesure, elle avait même fait amener les trois petits voyous qui avaient volé les retrieuses des tours d’extraction minérale.

Willis ordonna à ses hommes stationnés sur Rhejak de se mettre sur leur trente et un malgré la chaleur tropicale, puis les aligna pour une inspection : uniforme soigné, cheveux peignés, bottes cirées. Elle pinça les lèvres. Mieux valait faire une bonne impression au général…

Son expression s’était très vite muée en un rictus.

Au cours des heures qui avaient précédé, le Jupiter avait diffusé des images du massacre d’Usk. Willis n’arrivait pas à concevoir ce que Lanyan espérait réaliser par cet acte, sinon pousser les Rhejakiens au pire. Il semblait avoir seulement réussi à les terroriser, au lieu d’obtenir leur collaboration.

Aussi Willis exécutait-elle ses ordres sans broncher, afin de le laisser creuser sa propre tombe.

Elle avait installé de grands écrans plats sur la base flottante afin de diffuser le film d’Usk en format géant. Au milieu de toutes ces destructions, le visage d’un jeune fermier – avec des cheveux blonds rebelles, de grands yeux rougis – symbolisait à lui seul toute l’étendue du crime. Il pleurait sans honte devant ses vergers rasés. « Mes pommes, gémissait-il, mes belles pommes ! » Après une dizaine de minutes, Willis avait demandé à son technicien de couper le son. Cela suffisait comme ça.

L’amiral inspecta ses troupes en formation de parade, qui occupaient la plus grande partie de la plate-forme flottante. Elle avait passé un uniforme de cérémonie croulant d’ornements, de sorte qu’elle cuisait littéralement sur pied. Elle avait épinglé ses médailles sur sa poitrine et attaché son sabre à sa ceinture. Sa casquette d’amiral recouvrait ses cheveux gris soigneusement attachés en arrière. Elle n’avait pas gaspillé de temps à se maquiller. Le général Lanyan ne le méritait pas.

Lorsque l’écoutille de la navette du général s’ouvrit en chuintant, elle donna un coup de sifflet afin que ses soldats se mettent au garde-à-vous. L’air écœurés, les représentants de Rhejak ne parvenaient pas à détacher leur regard des images qui passaient en boucle sur les écrans géants. Des commentaires fusaient à mi-voix :

— Ces damnés Terreux se serrent toujours les coudes.

— … savais qu’on n’aurait pas dû lui faire confiance.

— … aurait pu bousiller ce radeau avec cinq ou six médusas…

Willis se contenta de faire la sourde oreille.

Lanyan s’avança, et la lumière du soleil le fit cligner des yeux. Quinze soldats volontaires le suivaient. Tous arboraient l’uniforme du Jupiter. Willis reconnut certains d’entre eux et refoula un nouveau rictus. Le général s’était dégotté les plus durs parmi les durs. Il avait manifestement le don pour cela.

Lanyan parut satisfait du salut brusque qu’elle lui adressa.

— Amiral Willis, voilà le genre de réception qui fait plaisir.

— J’ai prêté serment il y a longtemps, général, répondit-elle, parfaitement concentrée. Je sais ce que les Forces Terriennes de Défense et la Ligue Hanséatique terrienne représentent, et j’ai voué ma vie au service de ces idéaux.

— Vous avez eu une bien étrange façon de le montrer, ces derniers temps… Je souhaite m’adresser aux troupes et aux gens d’ici. Avez-vous rassemblé les représentants des séparatistes, comme j’en avais donné l’ordre ?

— Ils sont là, général.

Les indigènes n’étaient pas difficiles à repérer au milieu de cette mer d’uniformes. Plusieurs d’entre eux ne portaient qu’un pagne qui laissait apparaître leur peau bronzée et leur corps musclé, mais Lanyan ne se donna pas la peine de les regarder.

— J’ai préparé un podium à votre intention, général.

Elle indiqua la tribune équipée de micros qui se dressait sous le soleil, puis baissa la voix :

— Je peux aussi vous apporter un parasol, si vous voulez.

Lanyan se renfrogna comme si elle venait de l’insulter.

— Ce ne sera pas nécessaire.

Il s’installa sur le podium et toisa les représentants de Rhejak à la manière d’un père mécontent.

— C’est vous-mêmes qui avez attiré cette punition sur vos têtes.

Il tripota les boutons sur le côté de la tribune, déçu par le faible volume de sa voix dans les haut-parleurs. Il regarda Willis.

— Est-ce que ça émet ? Je veux que chaque habitant de cette planète m’entende, ainsi que vos dix Mantas en orbite.

Elle lui renvoya un regard innocent.

— Je suis désolée, général, mais nous ne sommes pas équipés pour une diffusion planétaire et orbitale. Mon équipe technique peut enregistrer votre discours. Nous le diffuserons ensuite aussi largement que vous le souhaiterez. Ou si vous préférez parler en direct, il est possible de récupérer du matériel de mes Mantas, ou du Jupiter. Voulez-vous que mes officiers s’en occupent ? Cela ne prendra que quelques heures.

Lanyan était énervé. Visiblement, il ne voulait pas passer pour un faible ou un incompétent. Pas plus qu’il ne voulait attendre.

— Non. Enregistrez mon discours et repassez-le sitôt que je l’aurai fini. (Il se retourna et tenta de reprendre le fil.) Comme je le disais, c’est vous-mêmes qui avez attiré nos foudres. La Hanse se reconstruit, après la plus grande guerre que l’humanité ait jamais affrontée. Nous avons subi d’énormes dégâts à cause des hydrogues, et cela ne doit pas se reproduire à cause de notre propre peuple. Les prétentions de Rhejak ne seront plus tolérées. La population d’Usk a payé le prix fort pour retenir la leçon. Le reste des colonies séparatistes doit suivre cet exemple, ajouta-t-il en pointant un index en direction des écrans.

Willis se tenait à ses côtés comme un fidèle partisan mais, à ses hanches, ses poings étaient serrés. Derrière le général, ses propres troupes avaient manifestement du mal à dissimuler leur agitation. Allahu commença à argumenter avec Lanyan, mais les gardes d’honneur brandirent leurs pistolets et le mirent en joue, prêts à l’abattre.

Le général les arrêta d’un geste, puis darda un regard agacé vers le représentant en chef.

— Vous avez eu votre chance de vous exprimer, ces dernières semaines, et nous n’en avons que trop entendu. Nous n’en écouterons pas davantage.

Regonflé, il poursuivit son discours une bonne dizaine de minutes sur le même thème.

Willis le laissa finir. Puis elle profita d’une pause, comme s’il préparait quelque autre harangue, pour s’installer d’autorité sur le podium. Elle s’adressa alors aux militaires, dont le visage était blême et en proie au doute :

— Vous êtes nos meilleurs soldats. Tous, vous vous rappelez pourquoi vous vous êtes engagés. En tant que membres des Forces Terriennes, vous avez toujours su que vous auriez à suivre des ordres difficiles. Notre armée a affronté de gros problèmes ces dernières années non seulement avec les compers Soldats et les hydrogues, mais aussi à cause des embargos et de la récession économique qui ont provoqué de graves pénuries. Nous avons dû abandonner de nombreuses colonies hanséatiques parce que nos vaisseaux n’avaient tout bonnement plus assez de carburant.

— C’est sacrément vrai, ajouta Lanyan. L’embargo des Vagabonds nous a placés dans cette situation inextricable.

Willis lui fit un sourire mielleux.

— Monsieur, nous venons de vous voir détruire un marchand vagabond civil qui partait de Rhejak. Tout le monde ici a entendu la condamnation de vos actes et de ceux du président Wenceslas par le roi Peter. Tous, nous avons écouté la confession de Patrick Fitzpatrick. Mes troupes ont hâte d’entendre votre version de l’histoire.

Lanyan commença à perdre contenance.

— Amiral, vous aviez reçu l’ordre strict d’effacer toute trace de ce message.

Willis feignit la consternation :

— Général ! vous n’avez aucune autorité pour censurer les propos du roi. Dites-nous une fois pour toutes : avez-vous donné l’ordre de détruire le vaisseau de Raven Kamarov après avoir saisi sa cargaison d’ekti ?

Lanyan se retourna contre elle avec violence :

— Je ne vois pas ce que cela a à voir avec la mission actuelle.

Sa réponse n’était guère convaincante, et chacun en comprit le sens véritable. De nouveaux soldats commencèrent à murmurer, mal à l’aise.

— Je prends cela pour un « oui », dans ce cas ?

Willis balaya du regard le chef de la Compagnie rhejakienne, les gardiens de médusas, les pêcheurs et Allahu. Le visage des trois adolescents reflétait une peur abjecte. Aucune de ces personnes ne méritait d’être crucifiée comme les pauvres anciens d’Usk.

— Général Lanyan, je n’obligerai pas mes soldats à accomplir des actes que je n’accomplirais pas moi-même. Et je ne leur demanderai pas de suivre des ordres que je ne suivrais pas.

— Ainsi qu’il se doit, amiral. Maintenant, je vais ordonner que l’on…

Willis extirpa doucement le convulseur de son étui de ceinture. Lanyan n’eut pas le temps de laisser entrevoir de la surprise : elle tira sur lui une salve d’énergie qui lui fit perdre le contrôle de ses muscles. Il s’effondra sur lui-même, les jambes et les bras sens dessus dessous, près du podium.

Les quinze membres de son escorte d’irréductibles saisirent leurs armes, mais Willis se mit à crier dans les micros de la tribune :

— Vous, baissez vos armes et rendez-vous ! Qu’on arrête ces soldats. En tant que commandant des Forces Terriennes de Défense, je relève le général Lanyan de son grade et l’inculpe – ainsi que ces hommes – de crime de guerre. (Elle jeta un coup d’œil aux écrans plats sur lesquels se projetaient les images d’Usk.) La preuve est accablante, et il est temps que nous fassions quelque chose de bien, pour changer.

Elle garda la tête haute dans le tumulte qui éclatait autour d’elle. Ses troupes, visiblement ravies par cet ordre inattendu, eurent tôt fait de submerger la garde d’irréductibles épouvantés.

Un essaim d'acier
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