16
Le général Kurt Lanyan
C’était la plus grosse décharge de pièces détachées du Bras spiral. Le dernier combat contre les hydrogues avait laissé des débris de l’orbite terrestre jusqu’au-delà de la lune : des centaines de croiseurs ildirans flottaient là, ainsi que des orbes de guerre brisés et des vaisseaux des FTD. Dont deux Mastodontes : le premier sévèrement endommagé, le second détruit.
Et il revenait à Lanyan de ramasser les morceaux. Le trafic spatial autour de la Terre avait presque été réduit à néant à cause de la quantité de vaisseaux en ruine et du manque de pilotes qualifiés pour voler à travers la zone de danger.
— Parfois, je hais ce boulot, grommela Lanyan comme son vaisseau abordait le champ de ferraille.
Les chantiers spationavals de la ceinture d’astéroïdes étaient devenus une véritable ville-champignon. Des milliers de transporteurs, de spécialistes en recyclage et d’entrepreneurs indépendants ratissaient les débris afin d’en prélever les éléments utilisables « pour le bien de la Hanse ». Et se remplir les poches par la même occasion.
Le président avait appelé tous les vaisseaux disponibles à faire front pour la Terre, et voilà qu’une nuée de pilotes beaucoup plus nombreuse apparaissait pour profiter des opérations de récupération. Des lâches et des fainéants ! Lanyan grinça des dents. Où se trouvaient ces gens, quand la flotte terrienne affrontait l’ennemi ?
On avait déjà saisi six appareils privés, dont les soutes regorgeaient de composants de valeur. De telles pièces avaient commencé à apparaître sur le marché noir à des prix exorbitants, de sorte que le président avait exigé des mesures de rétorsion immédiates. Pour faire un exemple, quatre hommes avaient été arrêtés, condamnés, puis éjectés par un sas. Une sentence sévère, mais qui convenait à des pirates. Toutefois, avec un dépotoir si gigantesque, il ne faisait guère de doutes que ces activités criminelles continueraient.
Pendant ce temps, on réparait les vaisseaux aussi rapidement que possible. Certains donnaient l’impression d’un patchwork de vaisseaux cannibalisés. Il en résultait une flotte de monstres de Frankenstein, mais tant que les propulseurs fonctionnaient et que les canons tiraient, l’esthétique n’était pas une priorité.
Lanyan avait espéré que les FTD auraient le temps de se reconstruire après les pertes qu’elles avaient subies. Mais la Hanse se trouvait aujourd’hui engagée dans une guerre contre le roi et un nombre alarmant de colonies dissidentes. Lanyan ne doutait pas qu’une démonstration de force suffirait à ramener les rebelles dans le giron colonial… c’est-à-dire, une fois ses vaisseaux redevenus opérationnels.
Comme il naviguait en direction du chantier spationaval principal, des zones délimitées par des balises apparurent, indiquant des épaves à la dérive. Des travailleurs en scaphandre spatial démantelaient les carlingues au moyen de scies à plasma et de pinces surpuissantes. Des cargos croisaient aux alentours tels des moustiques géants ; ils se connectaient aux réservoirs intacts qu’ils pouvaient trouver et pompaient jusqu’à la moindre goutte d’ekti.
Lanyan avait préféré voler seul. C’était un pilote qualifié, et les risques étaient si importants dans les parages que la plus petite erreur de navigation pouvait provoquer un accident grave. Il n’avait guère envie de confier son sort à un sous-fifre. Il s’identifia, et le contrôleur du trafic spatial lui attribua d’une voix tendue un itinéraire d’arrivée, avant de lui indiquer de nouvelles coordonnées. Gagné par l’impatience, le général attendit une confirmation, puis s’engagea dans le chantier. Celui-ci fonctionnait depuis des années à pleine capacité, mais aujourd’hui, les exigences d’exploitation avaient plus que triplé. Avec le manque criant d’organisation, il semblait qu’un accident majeur n’attendait qu’une occasion pour se produire.
Lanyan ne débordait pas d’affection pour les fonctionnaires, mais il fallait une personne compétente dans l’organisation d’activités de cette complexité. Il s’agissait davantage d’un travail de comptabilité que de commandement. Le général n’aurait jamais imaginé regretter un jour « Stromo le pantouflard »…
Il atteignit le centre administratif, arrima son vaisseau à la roue géante, puis débarqua. Il ne s’attendait pas à une fanfare, mais avait espéré être accueilli à son arrivée. Il se dirigea droit vers la tour de contrôle en tâchant de s’adapter à la pesanteur décalée de la station en rotation. Écrans et diagrammes de trajectoires tapissaient les parois de la salle principale. Chaque siège était occupé par un contrôleur, qui criait des ordres afin de dérouter des vaisseaux sur le point d’entrer en collision.
Un remorqueur civil avait hameçonné un croiseur lourd ildiran à demi intact. Le vaisseau, quoique minuscule, avait imprimé une poussée suffisante à l’énorme coque pour la déplacer. Il avait synchronisé sa rotation avec celle du croiseur afin de le stabiliser, puis avait commencé à le tracter vers le chantier, telle une fourmi transportant une feuille vingt fois plus grosse qu’elle. Le capitaine n’avait cessé d’accélérer, sans penser à la puissance requise pour inverser le mouvement à l’arrivée au chantier spationaval. Ce faisant, il avait épuisé ses réserves de carburant.
Lanyan vit arriver la catastrophe au ralenti.
— Ce type ignore donc tout de l’inertie ? Un lycéen saurait faire le calcul !
« S.O.S. ! cria le pilote. Je ne peux plus manœuvrer, mon carburant est épuisé… »
— Tout comme ta chance, grommela Lanyan.
Deux remorqueurs jaillirent de leur pont d’amarrage, mais le croiseur ildiran fonçait droit sur un dépôt de composants de moteur récupérés. L’un des appareils l’atteignit et lui appliqua une poussée latérale, mais la collision était inévitable. Le remorqueur à court de carburant parvint à se détacher, préférant partir à la dérive plutôt que d’être entraîné.
« Il faut me récupérer ! » appela le pilote.
— Qu’il attende. Je ne veux même pas regarder la suite.
Néanmoins, Lanyan ne put détourner son regard. Un second remorqueur agrippa le croiseur et commença à pousser, mais pas assez fortement et trop tard. Le bâtiment de guerre avait subi une accélération pendant neuf heures, et ce n’étaient pas quelques minutes de propulsion inverse qui feraient la différence.
« Détache-toi ! Détache-toi ! » cria l’un des contrôleurs spatiaux.
Le second remorqueur resta collé quelques instants de plus, puis renonça. Avançant pesamment sans rien à présent pour l’arrêter, le croiseur ildiran heurta le dépôt, dont il fracassa les éléments tel un astéroïde tueur.
Lanyan secoua la tête et grogna :
— Des incompétents ! De foutus incompétents, tous autant qu’ils sont. Le voilà, le prétendu espoir de la Terre ?
Il n’avait guère hâte de livrer son rapport au président.